B - L’apogée de l’occupation à l’époque byzantine (395-636 ap. J.-C.)

Le nombre de sites augmente encore à l’époque byzantine, dans l’ensemble de la région. On compte près de 100 sites contre 78 à la période romaine (figure 72). Sans doute ce chiffre doit-il être revu à la hausse, comme c’est le cas pour les périodes précédentes, en raison des conditions de prospection qui ne nous ont pas permis d’être exhaustifs. Dans le secteur des marges arides situé au sud du Jabal Shbayth, le nombre de sites augmente également (381 contre 360) même si, dans ce cas, on compte une grande partie de sites temporaires (Geyer comm. pers.) Il n’y a pas de rupture entre l’occupation romaine et byzantine, si ce n’est celle qui est liée aux attaques régulières de la part des Perses au cours du IIIe siècle. Les sites que nous avons relevés s’apparentent, comme à l’époque romaine, à des « champ de bosses » pour les agglomérations, ou à quelques bosses pour les habitations isolées, associées à des arases de murs 201 . De nombreux sites sont de taille modeste. Il s’agit de sites de nomades ou de semi-nomades ou encore de fermes isolées. Mais certains sites de grande taille existent et ont probablement eu une fonction de centres régionaux d’administration appartenant à la chôra (le territoire) des cités voisines : Béroia (Alep), Chalcis (Qinnesrin), puis ensuite Gabboula (Jabbûl) et Anasartha (Khanasir). Le plus grand nombre de sites byzantins sédentaires se trouvent au nord et au nord-ouest (53), de préférence près des vallées ou en leur sein, là où la fertilité des sols est la plus importante en raison d’une aridité moins forte favorisée par des écoulements de surface (Nahr ad-Dahab) ou d’inféroflux. Les plateaux de l’ouest et du sud furent également intensément peuplés.

La période byzantine est l’époque de l’expansion maximale de l’occupation sédentaire. Celle-ci se développe également, ponctuellement, dans le secteur sud-est de la région, pourtant caractérisé (aujourd’hui au moins) par une ambiance climatique sèche et une aridité édaphique générale prononcée. Pour plus d’un tiers des sites byzantins (37 sur 100), la fondation se fait sur un ancien site romain. Les autres sites byzantins sont des fondations nouvelles, en particulier dans le sud-est. Dans ce secteur, plusieurs habitations accompagnées de citernes existent : Jub Jem‘a 1 et 2 et Wahiba Kabirat 1 et 4 (figure 72). Il s’agit de sites sédentaires (grandes fermes isolées) ou de sites de semi-nomades voire de sites nomades. L’occupation, par les sédentaires ou les semi-sédentaires, d’espaces aujourd’hui défavorables à la culture pluviale, est un phénomène général à cette époque dans les marges arides et s’observe également dans la région située au sud du Jabal Shbayth. Certaines zones, situées loin à l’est, dans des secteurs très secs (entre 200 mm et 100 mm de précipitations annuelles moyennes), sont occupées et mises en valeur (Geyer 1999 a, Geyer et Rousset 2001).

Cet accroissement de l’occupation et son extension vers l’est, dans la région du lac Jabbûl comme dans celle des marges arides, a touché des secteurs jamais occupés auparavant par des sédentaires. Ce phénomène a été rendu possible par la légère modification du contexte climatique déjà amorcée à l’époque hellénistique. Cependant, cette amélioration ne s’est pas forcément traduite, dans les secteurs les plus secs, par un accroissement des précipitations. Ces secteurs ont plus probablement bénéficié de l’humidification des sols de micro-milieux spécifiques tels que les fonds d’oueds ou les faydas, grâce aux écoulements d’inféroflux provoqués par des précipitations plus fréquentes et mieux réparties dans l’année, en amont (dans les Palmyrénides). Il s’agit donc des conséquences du long optimum climatique amorcé à l’époque hellénistique et qui se poursuit à l’époque romaine et au début de l’époque byzantine. Dans ce contexte favorable, les fonds de vallées et les faydas ont pu être occupés par des sédentaires qui y ont pratiqué une culture pluviale d’orge et de blé. La fin de la période est marquée par un nouveau changement du contexte climatique, caractérisé par la baisse des précipitations et l’arrivée d’une période plus froide et plus sèche (voir première partie, ch. III).

Il faut noter ici le rôle fondamental joué par le sol dans la mise en valeur de ces secteurs. Dans un milieu naturel où les sols seraient très peu épais et à faible rétention en eau, le léger accroissement de l’humidité disponible grâce à l’optimum climatique n’aurait que peu d’incidence sur la mise en valeur agricole, les cultures pluviales restant très aléatoires. C’est donc l’existence de sols épais, au potentiel agricole élevé en cas de légère recrudescence de l’humidité, qui a permis l’extension de la mise en culture et de l’occupation humaine vers l’est. Si le milieu apparaît aride, avec ses grands espaces plan et son paysage minéral, l’étude plus détaillée révèle donc des potentiels inattendus en partie hérités (longue mise en place de ces sols par le biais des écoulements sporadiques et du transport de fines particules par le vent) dont les occupants du Bronze et plus encore, de la période byzantine, tirent partie. On constate donc ici que c’est le lien entre deux contextes naturels spécifiques qui permet une mise en valeur dans un secteur très sec : des conditions climatique et édaphique particulières. Le phénomène de mise en valeur dans ce secteur traduit, par ailleurs, l’étroite interaction entre le milieu naturel et l’Homme. Cette interaction se révèle d’autant plus forte dans les régions de marges désertiques, qu’elle concerne les espaces les plus secs, dont la réponse aux modifications des composantes dynamiques est très rapide. Ainsi, on le verra dans la partie suivante, la conjonction de la fin de l’optimum climatique et du retour d’une certaine insécurité participera à provoquer, dans ces secteurs, un départ des sédentaires.

L’ambiance générale de prospérité qui débute au Ier siècle ap. J.-C. contribue au développement économique de la région qui se poursuit de manière très intense à l’époque byzantine. Il en est de même de l’accroissement démographique, continu depuis les débuts de l’occupation romaine (Sartre 2001) 202 , d’où une augmentation régulière des besoins en espace et en denrées alimentaires. Le IVe siècle et le Ve siècle connaissent en effet, en Syrie, une explosion économique et commerciale qui a des répercussions sur la région du lac Jabbûl, localisée sur les grandes routes commerciales dont nous avons déjà parlé. Ces routes traversaient alors le nord de la région du Jabbûl, à partir de Chalcis ou de Béroia (Alep), en direction de l’est ou de l’ouest. Des routes secondaires traversaient la région du nord au sud en passant par Bersera (Sfirat) et Anasartha (Khanasir) puis Ammatha (El-Hammam, au sud du Jabal Shbayth), en direction de Seriane (Isriyé) et de Palmyre (Mouterde et Poidebard 1945). Ainsi, c’est dans ce contexte d’une demande économique forte, de l’existence d’infrastructures assurant des débouchés commerciaux, de la paix consolidée et d’un contexte climatique favorable que la région a pu se développer. Les cultures spéculatives vouées à l’exportation se sont étendues et notamment, selon toute vraisemblance, l’arboriculture (de l’olivier, probablement du pistachier) ou la vigne, non seulement sur les versants des plateaux, dont l’aménagement, amorcé aux époques hellénistique et romaine, s’est intensément poursuivi, mais également au sommet de ces mêmes plateaux, où des trous d’arbre ont été observés (figure 58). La présence d’un grand et lourd pressoir à olives taillé dans le basalte (planche 12, photo B) dans un site byzantin du Jabal al-Has, témoigne sans ambiguïté de la réalité de cette culture à l’époque. La culture intensive ne se limite pas à l’arboriculture. L’époque byzantine connaît une intense mise en valeur de tout le territoire, sous forme de culture irriguée de fond de vallée (blé, légumineuses, surtout dans le secteur nord du lac) ou de culture pluviale sur les glacis et les piémonts et également en fond de vallée (orge, légumineuses). La culture dominante reste les céréales et les innombrables moulins retrouvés dans les sites byzantins en témoignent. Dans la zone des plateaux, l’arboriculture commerciale est pratiquée en même temps que la culture irriguée et pluviale de fond de vallée ainsi que, très probablement, l’élevage. Outre les aménagements de versant, il existe en effet de grands enclos (voir les figures 48, 49, 50, 57).

La ville de Zabad, située à la sortie d’une vallée du Jabal Shbayth témoigne à la fois de la vitalité économique de la région et des bonnes conditions édaphiques et climatiques qui y règnent à l’époque, notamment en vue du développement de l’arboriculture. En effet, le secteur du Shbayth dans lequel se situe aujourd’hui cette ville est très sec et la culture arboricole ne peut y être pratiquée. Or les versants de la vallée sont striés de terrasses de culture. On ne peut éviter de faire un lien entre ces terrasses, qui nous paraissent vouées à l’arboriculture, et un contexte climatique plus favorable qu’actuellement. Par ailleurs, les dimensions de la villes (plus d’1 km de large sur 1,5 km de long), la présence d’une vaste basilique (37 m par 20 m) datée du IVe siècle (Mouterde et Poidebard 1945) et la présence de nombreuses tombes hypogées, sont des marques de sa prospérité et de sa richesse, mais également de celles de la région toute entière au début du IVe siècle. Cette richesse viendrait principalement des cultures spéculatives et de l’élevage pratiqués de concert.

Cette étude du Jabal Shbayth, qui sera détaillée dans la troisième partie à venir, nous a permis de dessiner le modèle type d’exploitation agricole des plateaux dans le secteur 203 . La mise en valeur s’est adaptée à la fois à la topographie et aux unités morpho-pédologiques. Ainsi, le sommet des plateaux a été réservé à une agriculture mêlant élevage, céréaliculture en sec et plantation d’arbres ; les versants ont été consacrés aux plantations sur terrasses, hormis les secteurs trop difficiles à aménager et les bas de versants, où les enclos témoignent d’une pratique de l’élevage ; enfin, sur certaines zones de bas de versant et dans les fonds d’oueds se pratiquent les cultures vivrières et céréalières (blé et orge), irriguées quand cela est possible.

La présence de quelques sites sédentaires ou semi-sédentaires dispersés (7) dans le sud-est de la région, témoigne de l’existence d’une pratique agricole différente, probablement extensive. Sans doute cette pratique est-elle associée à l’élevage, mais il est difficile d’en voir la preuve, car les aménagements sont rares et malaisés à interpréter. Ces sites sont localisés en bordure de grands et larges oueds et on peut supposer sans peine que la culture s’est pratiquée dans ces secteurs (comme c’est encore parfois le cas bien que cela soit interdit par l’État). En parallèle, un élevage extensif se pratiquait en surface des glacis. Ce modèle de mise en valeur du sol est également observé dans le secteur des marges arides situé plus au sud. Ainsi, B. Geyer et M.-O. Rousset (2001) émettent l’hypothèse que les implantations byzantines sédentaires qu’ils observent très à l’est s’appuieraient sur une économie mixte fondée sur la production de viande, la céréaliculture ne pouvant expliquer à elle seule la densité de l’occupation dans ces zones.

Enfin, un certain nombre de sites de nomades a également été observé. Ils se répartissent dans l’ensemble de la région, même si le plus grand nombre se situe au sud. Nous verrons, dans le paragraphe suivant, qu’une partie de cette occupation est apparue à la fin de la période byzantine, en relation avec l’abandon de certains sites sédentaires (il y a alors superposition des deux sites). D’autres installations temporaires, souvent limités à quelques tessons de céramiques, à la présence de petits enclos, ou à celle d’abris sous dalle réutilisés (probablement par des semi-nomades également), témoigne sans doute de la fréquentation de la région par les nomades dès le début de l’époque byzantine, comme ce fut déjà le cas à l’époque romaine (périodes de stabilité politique). La question de la place de ces nomades éleveurs dans l’économie agricole régionale de type spéculative se pose. Comme cela se fait aujourd’hui, ces éleveurs étaient sans doute autorisés, moyennant une rétribution (location ou travail aux champs), à nourrir leur bétail des chaumes (Leybourne 1997). Ils étaient donc présents dans le secteur à la fin du printemps et en été, tandis qu’ils passaient le reste de l’année dans les pâturages de l’est.

La prospérité générale de la région du lac Jabbûl à cette époque aura également un impact sur le développement urbain. Au début du VIe siècle, les villes de Gabboula (Jabbûl) et Anasartha (Khanasir) deviennent des cités, et cela après avoir été des évêchés depuis le IVe siècle au moins pour ce qui concerne Gabboula. D’après P.-L. Gatier (2001), ce statut civique doit être interprété comme la reconnaissance d’une situation de fait, celle de l’importance de ces agglomérations fortifiées possédant un évêque. La présence de ces deux évêchés, dans une région de la taille de celle du lac Jabbûl, confirme à la fois son poids démographique et son rôle économique voire politique 204 dans le nord de la Syrie à l’époque byzantine.

Notes
201.

Pour plus de détails, se reporter au chapitre II, II, A, 1, b.

202.

Non sans périodes de ralentissement, dues en particulier aux pestes de 251 ap. J.-C., 313 ap. J.-C., et surtout 542 ap. J.-C., qui touchent l’ensemble des empires romain puis byzantin (Downey 1961).

203.

Pour plus de détails, voir aussi le chapitre II, II, B, 1, a, iii.

204.

L’évergétisme (le fait que les notables fortunés consacrent une partie importante de leurs richesses à offrir à leurs concitoyens fêtes, édifices... et à recevoir en échange honneurs et estime) a probablement joué un rôle important dans le développement des cités. Il confirmerait la puissance des notables locaux enrichis par la mise en valeur intensive de la région.