2 - Le timide écho de la prospérité des périodes ayyoubide et mamelouke dans la région du lac Jabbûl

a - Le renouveau relatif de l’occupation ayyoubide

La période du pouvoir ayyoubide est la plus brillante de l’histoire médiévale d’Alep selon J. Sauvaget (op. cit.). En effet, Alep devient, du temps de Saladin et surtout de son fils Ghazi, la capitale politique et économique du territoire ayyoubide et un des plus grands centres urbains existant à l’époque dans les pays de l’Islam. Des relations sont nouées avec Venise, avec les Francs d’Antioche et avec les Seldjoukides de Konya. La stabilité géopolitique et politique retrouvées contribuent au retour de la prospérité économique par le biais du commerce 206 . Ce développement économique qui touche la Syrie du Nord se traduit par une réoccupation ‑ toute relative ‑ de la région du lac Jabbûl. On retrouve en effet plusieurs sites sédentaires de la période ayyoubide (sites dans lesquels on a parfois relevé de la céramique mamelouke) et quelques sites temporaires, sous forme de cercles de pierres : nous avons relevé un total de 11 sites, dont 6 sites sédentaires et 5 sites temporaires (figure 74). Si le nombre des sites est probablement à revoir à la hausse, en particulier dans le nord de la région où les prospections archéologiques doivent être affinées (G. Schwartz et al., 2000, notamment, ont limité leur recherche à la période islamique ancienne), les quelques sites relevés traduisent malgré tout une tendance au retour de l’occupation. C’est la stabilité politique retrouvée qui en est à l’origine et qui favorise également un renouveau de l’activité agricole. Cependant, la région du lac Jabbûl est dans une position géopolitique délicate : située à la frontière est du royaume d’Alep, elle reste à la merci des incursions armées en provenance de Haute Mésopotamie ou des pillages des nomades échappant au contrôle des États.

Comme au cours des périodes précédentes, la région est occupée à la fois par des sédentaires et des nomades (ou semi-nomades). La mise en valeur du sol associe l’élevage aux cultures. La présence de pasteurs nomades est signalée par les cercles de pierres localisés dans le secteur des plateaux. Ailleurs, les sites sont occupés par des cultivateurs. Il s’agit de petits villages et l’un d’eux (Al-Bakûrat 1), possède une construction imposante de 80 m par 60 m, au sein de laquelle on distingue plusieurs pièces, entourée d’une enceinte. Ce bâtiment pourrait s’apparenter à une vaste demeure, un caravansérail ou encore une petite forteresse (à l’image des nombreuses forteresses qui se succèdent le long de la frontière à l’époque). On aurait là, pour le moins, la trace d’un site important à l’époque, témoignant d’un renouveau de l’occupation dans la région et d’une certaine réorganisation administrative (si ce site se révélait être la demeure d’un chef dépendant du pouvoir central, ce à quoi une fouille pourrait répondre). La stabilité retrouvée, qui favorise un renouveau du commerce des denrées alimentaires et, conséquemment, de l’exploitation agricole, en est une des raisons principales.

Des écrits témoignent des modes de cultures mis en place à cette époque (XIIIe siècle) dans la région. Il apparaît notamment que les cultures spéculatives arboricoles ont été abandonnées depuis assez longtemps. Ainsi, Ibn al-Adin (in A.-M. Eddé 1999), rapporte qu’une de ses connaissances, habitant dans un village au sud-est d’Alep, affirme que jadis la région située entre Alep et le Jabal al-Has était plantée d’oliviers, ce qui est confirmé par les vestiges de nombreux pressoirs à huile. Un autre auteur arabe un peu plus tardif (Sibt Ibn al ‘agami) fait la même remarque : ‘«’ ‘ la région d’al-Has abondait autrefois d’oliviers ’ ‘»’ (in A.-M. Eddé ibid. p. 492). Si ces témoignages évoquent un abandon de ce mode de mise en valeur sans en préciser la date, c’est qu’ils ne la connaissent pas. Cet événement est probablement déjà ancien et il nous semble possible de le faire remonter à la période omeyyade, dernière phase de sécurité et de développement agricole dans le secteur. Si, à la fin de l’époque ayyoubide, on parle toujours de ces plantations au passé, c’est donc que leur retour n’a pas eu lieu durant cette phase de renouveau économique, dans la région du lac Jabbûl. Ce phénomène s’explique en partie par l’évolution du contexte climatique depuis la fin de la période byzantine, marqué par la fin de l’optimum de l’âge classique. Mais si cette légère évolution vers l’aridité peut expliquer l’absence de ces cultures dans le sud de la région, elle ne la justifie pas dans le nord et dans le nord-ouest, où les conditions générales de mise en valeur agricole restent bonnes (sols humides, bénéficiant des écoulements d’inféroflux en provenance du nord de la région, et du Jabal al-Has, précipitations plus importantes et mieux réparties dans l’année…). D’autres facteurs seraient donc à l’origine de l’abandon de cette culture. Il pourrait s’agir des conséquences de la désorganisation politique et économique qui se manifeste à la fin de la période omeyyade : abandon partiel de la région par les cultivateurs sédentaires et dépérissement des plantations non entretenues. Mais il pourrait s’agir également du choix délibéré d’une nouvelle pratique agricole déterminée par la demande commerciale liée aux échanges avec l’Europe : la culture du coton. C’est en effet le coton qui s’impose comme la culture spéculative en Syrie du Nord, et ce depuis le XIe siècle (Eddé ibid.). En effet, dès cette date le coton est exporté en Égypte et, au XIIIe siècle, il est en très bonne place dans les achats des vénitiens à Alep. À cette date, un auteur arabe (Ibn Sa‘îd) signale même que ‘«’ ‘ la plus grande partie du territoire d’Alep est cultivée en coton que l’on expédier par navire jusqu’à Ceuta [nord du Maroc], d’où il est redistribué dans tout le Maghreb ’ ‘»’ (in A.-M. Eddé ibid.). Dans la région du lac Jabbûl, il semble que ce soit surtout au nord du lac que cette production agricole a été développée et particulièrement dans la vallée du Nahr ad-Dahab, à la hauteur de la ville d’Al- Bâb 207 . Cette exploitation témoigne donc du niveau de développement agricole dans les campagnes d’Alep, puisque le coton est une culture d’été qui nécessite une irrigation et donc des aménagements spécifiques. D’autres cultures irriguées sont pratiquées dans la vallée du Nahr ad-Dahab, en particulier l’oignon, la coriandre, l’ail, le pavot, les graines de pourpier ainsi que de nombreux arbres fruitiers (Eddé ibid). Il est donc possible que les anciennes qanâts romano-byzantines ait été remises en service 208 , voire même que de nouvelles aient été construites au XIIe siècle (Eddé ibid.). Néanmoins, la pratique de l’irrigation, dans un contexte climatique aride, reste à la merci de phénomènes naturels destructeurs. Ainsi Ibn al-Furat (in Eddé ibid.) rapportant à quel point les « accidents climatiques » peuvent être néfastes, évoque la culture du coton : ‘«’ ‘ cette année-là (1162-3) un vent brûlant venant de la région d’Apamée souffla, il atteignit Alep puis l’Euphrate, brûla les pays intermédiaires et dévasta les champs de coton. Il en résulta une forte mortalité puis une épidémie... ’ ‘»’. Si la prospérité est revenue dans le royaume, la situation dans les campagnes reste donc précaire et ce particulièrement dans les secteurs les plus secs, en marge du « désert » syrien. Il est vrai qu’à l’époque contemporaine également, un coup de khamsin très fort au printemps est susceptible de détruire les cultures (planche 4, photo B). Mais les conséquences sur les populations en seraient moins graves en raison du rôle plus actif de l’État.

Enfin, certains indices indiques que la région du lac Jabbûl est, sinon occupée en permanence, au moins exploitée, et ce pas uniquement pour l’agriculture. Ainsi, l’extraction du sel du Jabbûl reste une activité florissante à l’époque, il rapporte jusqu’à 350000 dirhams par an au trésor public au milieu du XIIIe siècle. Par ailleurs, le Jabal Shbayth semble également avoir été exploité pour son basalte (une partie des dalles de la cour de la grande mosquée d’Alep proviendrait de ce plateau) (Eddé ibid.).

Notes
206.

Les accords signés avec Venise ouvrent la porte de l’Europe aux marchandises de la Syrie du Nord, tandis que les Vénitiens sont autorisés à ouvrir un comptoir permanent à Alep (accords de 1207-8, 1225, 1229 et 1254, voir J. Sauvaget (1941, p. 136).

207.

Le coton produit servait également à la fabrication de tissus et de vêtements que l’on exportait vers Damas et l’Égypte. Les cotonnades fines (kirbâs) d’Al-Bâb étaient particulièrement réputées et portaient le nom de cette localité (Eddé 1999).

208.

D’après N. Lewis (1949), l’eau de la ville de Salamiyé, située au sud de la région du lac Jabbûl, est très réputée à l’époque islamique et provient en grande partie de qanâts anciennes réutilisées, qui alimentent la ville et ses jardins irrigués.