3 - La spécificité contemporaine des rapports Homme - milieu naturel

Le XXe siècle a vu le poids de l’Homme sur le milieu naturel s’alourdir en raison de l’utilisation de techniques nouvelles. Cela s’est vérifié dans la région du lac Jabbûl comme dans toute la Syrie. Ces techniques, qui concernent la mise en valeur agricole, peuvent être ramenées à deux éléments fondamentaux : la motorisation et les engrais. La première est à l’origine de l’expansion des surfaces cultivées à l’aide du tracteur, mais également de l’irrigation grâce à l’apparition des pompages mécaniques et à la construction de barrages et de canaux d’irrigation. Elle a permis également l’accroissement des troupeaux en raison de l’utilisation du transport par camion pour accompagner le bétail vers les pâturages (et notamment les pâturages dits de « réserves », autrefois protégés et exploités uniquement en cas de grande nécessité). L’utilisation des engrais, quant à elle, a permis l’augmentation des rendements agricoles. Le développement des techniques nouvelles a conduit à accroître les déséquilibres entre l’Homme et la nature, déséquilibres qui avaient pu exister auparavant mais à un moindre degré. Avec le progrès technique est venu l’accroissement démographique. La pression humaine sur le milieu naturel s’est accrue, tandis que l’agriculture spéculative augmentait. Or dans un secteur très sec comme la région du lac Jabbûl, ce phénomène a eu des conséquences très lourdes sur un milieu naturel, trop fragile pour le supporter. Une grande partie des nouvelles surfaces cultivées après les années 1950, pour faire face à la demande, a été prise sur les steppes arides 214 . Dans le secteur du lac Jabbûl, on l’a vu, la mise en valeur agricole s’est intensifiée : les jachères ont progressivement diminué, l’irrigation s’est développée, les cultures pluviales se sont étendues dans des zones fragiles et inadaptées et le surpâturage s’est généralisé. Cette situation a provoqué les dégradations du milieu telles que nous les avons rappelées dans le paragraphe précédent.

Ces déséquilibres ne sont pas caractéristiques de l’époque contemporaine. Certains chercheurs ont montré qu’ils ont pu avoir lieu à certaines périodes de l’histoire. Ainsi F. Braemer et J.-C. Échallier (1995), dans leur étude de la marge désertique de Syrie du Sud au IIIe millénaire avant J.-C., remarquent que sur le site de Khirbat el-Umbashi, la population se maintient durant plus de 1000 ans du IIIe au IIe millénaire puis disparaît. Or les diagrammes polliniques ne montrent pas un changement notable du contexte naturel. La raison de ce départ est donc à chercher ailleurs, en particulier à travers l’action de l'Homme. Cette zone, occupée relativement tôt, a profité des nombreux aménagements hydrauliques mis en place par les populations sédentaires et a bénéficié d'un couvert végétal suffisamment dense pour nourrir les troupeaux. Ces conditions attractives ont engendré un fort accroissement démographique. Simultanément, les techniques se sont perfectionnées et l’élevage intensif a été pratiqué (des enclos en témoigne). Ainsi, s’est progressivement mis en place un système apparemment autarcique dans lequel l’accroissement du poids de l'Homme et de l'animal a été continu au cours des siècles. Dès lors, selon les auteurs, mais cela reste une hypothèse parmi d’autre, ‘«’ ‘ tout phénomène de surpopulation humaine ou animale devait fatalement avoir pour conséquence un surpâturage empêchant la régénération de la pelouse steppique et conduisant donc à sa destruction progressive ’ ‘»’. C'est le succès même du système (élevage intensif, maîtrise de l'hydraulique) qui aurait été la cause de sa destruction (rupture d’équilibre). La détérioration du milieu naturel aurait ensuite poussé les populations au nomadisme et au développement de l'agriculture extensive.

Mais le déséquilibre dans le rapport entre l’Homme et la nature s’exerce aujourd’hui à une autre échelle. Dans le passé, les crises environnementales provoquées par les sociétés concernaient des espaces limités et les migrations pouvaient fournir des réponses suffisantes à la dégradation du milieu naturel. Avec l’accroissement de la population, la pression humaine sur l’environnement naturel et le développement des techniques, les crises peuvent affecter des régions entières, à l’image de celle du lac Jabbûl. Or, dans le contexte actuel, la migration n’offre plus de solution et les sociétés n’ont d’autre alternative que de protéger le milieu naturel qu’elles exploitent, afin de poursuivre la mise en valeur et de permettre leur propre survie. Ainsi, dans l’est et le sud-est de la région, depuis 1995, la culture pluviale est formellement interdite, après que son extension exceptionnelle dans les années 1988-1989 a conduit à la destruction du couvert végétal. Par ailleurs, dans la steppe des marges arides située au sud de la région du lac Jabbûl, des réserves pastorales ont été mises en place dès les années 1950 (Jaubert et al. 1999). Il s’agissait de planter des arbustes fourragers afin de constituer des réserves en cas de disette et de sécheresse, dans le cadre de l’installation de coopératives pastorales syriennes. Depuis 1995 ces espaces ont été régulièrement ouverts à la pâture. Ces réserves avaient également pour but l’étude de la végétation naturelle et du potentiel d’amélioration des parcours dégradés. Certains parcours ont été simplement mis en défends, interdits aux pasteurs, mais les résultats restent inégaux, en raison, comme on l’a vu précédemment, de la lenteur de la reconstitution naturelle du couvert végétal.

La fin du XXe siècle a donc vu la mise en place progressive d’un nouveau mode de relation entre l’Homme et l’environnement naturel. Il ne s’agit plus de conquérir de nouveaux espaces et d’étendre la mise en valeur agricole en parallèle à l’accroissement démographique. La plupart des secteurs exploitables ayant été conquis, les sociétés sont contraintes d’en devenir des gestionnaires prudents et attentionnés et non plus de simples consommateurs.

Notes
214.

C’est un phénomène observé également en Afrique du Nord, où jusqu’à 30 % des steppes arides auraient été défrichées depuis 1950 pour favoriser l’extension des cultures céréalières (Le Houérou 1995).