Conclusion : une occupation humaine inégale

L’Homme est présent dans la région du lac Jabbûl depuis le Paléolithique moyen. Cette occupation s’est poursuivie au cours du Paléolithique supérieur et surtout au Kébarien. Par la suite, on retrouve des traces de la présence de l’Homme presque à chaque grande période préhistorique et historique. Quelques sites PPNB témoignent de l’occupation humaine dans la région à l’époque, dans un environnement naturel probablement plus humide qu’aujourd’hui et dont la faune était, de ce fait, plus abondante. Au Chalcolithique, la région est déjà fortement occupée, mais c’est Bronze ancien IV que les sites se multiplient. À cette époque, la mise en valeur des terres est tournée vers la culture sèche et l’élevage d’ovins et de caprins. Dans le secteur des plateaux, des structures de type enclos sont peut-être construits dès cette période, tout comme les kites, qui auraient été utilisés dans le cadre de la gestion de troupeaux semi-sauvages d’onagres. Après une diminution de l’occupation perceptible dès le Bronze moyen et très nette au Bronze récent, la présence humaine s’accroît de nouveau à l’âge du Fer, puis aux époques hellénistique et surtout romaine. L’explosion du nombre des sites d’occupation débute au Ie siècle après J.-C., au moment où les troubles avec les nomades cessent. L’occupation s’accroît encore (extension vers l’est) et s’intensifie (augmentation du nombre de sites) au cours des périodes romaine et byzantine. Elle témoigne de la vitalité économique et surtout de la stabilité politique de la région durant ces quelques siècles. Cette situation bénéficie également de l’héritage des deux périodes précédentes, et en particulier de l’époque hellénistique, au cours de laquelle la Syrie du Nord connaît un fort développement urbain. C’est au cours de ces périodes d’occupation (romaine et byzantine) que la mise en valeur de la région atteint une intensité qui n’a d’égale que dans les vingt dernières années. Les pentes des jabals sont striées de terrasses vouées à l’arboriculture, les fonds de vallées sont cultivés (traces de limites de jardins) et, dans le nord, l’irrigation se généralise grâce à la construction de qanâts. L’utilisation de la citerne permet également l’extension de l’occupation vers l’est et le sud-est. Enfin, les enclos sont très nombreux dans les jabals. Il se développe donc une agriculture mixte, aussi bien extensive (cultures pluviales et élevage en particulier dans l’est et le sud-est) qu’intensive (arboriculture et jardins liés à de l’élevage dans les plateaux et irrigation au nord).

Dès la fin de la période byzantine, le sud de la région est progressivement délaissé par les sédentaires et réoccupé partiellement par les nomades. Dans l’ensemble cependant, l’occupation sédentaire se maintient. À l’époque abbasside la région est presque désertée, seuls quelques rares sites sédentaires et nomades se maintiennent. La cohabitation entre les nomades et les sédentaires semble s’être poursuivie tout au long de la période islamique. Mais la région ne retrouve jamais la densité de population qu’elle a connue durant la période romano-byzantine, en dehors de la période contemporaine. Même à l’époque du royaume ayyoubide d’Alep, la région est faiblement peuplée. La mise en valeur du sol est dominée par la culture sèche qui côtoie probablement les élevages de moutons des nomades. La culture de l’olivier appartient d’ors et déjà au passé. La région fut désertée par les sédentaires à la fin du XVIIIe siècle, avant d’être de nouveau occupée à une époque plus récente (fin du XIXe siècle). À cette réoccupation s’est associé un processus de développement très intense de l’irrigation et d’extension des cultures qui s’est accéléré à partir des années 1950, en mettant l’accent sur les zones sèches. À partir des années 1970 les terres irriguées se sont étendues, tandis que l’importance des zones sèches s’est accrue, à la suite de l’évolution du marché de la viande (forte demande en provenance des pays du Golfe). Mais le surpâturage et l’extension des cultures dans les zones fragiles du sud-est de la région ont contribué à dégrader cet espace, aujourd’hui protégé.

Au final, d’après l’étude régionale, les changements dans l’occupation de la région, sa densité, les modes de mise en valeur, la localisation générale des populations, semblent avoir été parfois fortement influencés par des faits historiques. À cette échelle, la stabilité ou l’instabilité politique paraissent avoir joué, à certain moment, un rôle déclencheur. Ainsi, le très fort développement de l’occupation à l’époque romano-byzantine n’a été possible qu’à la faveur de la paix romaine. À l’inverse, le départ progressif des sédentaires à la fin de l’époque byzantine et au début de l’époque islamique est d’avantage le fait de l’instabilité politique et des guerres que du milieu naturel qui avait déjà commencé à se dégrader (au plan de l’exploitation agricole). Ce constat ne nie pas le rôle majeur des facteurs naturels, en particulier les composantes dynamiques du climat, qui ont provoqué un changement favorable à la mise en valeur agricole dans la région, à l’époque. Il montre simplement que les déclencheurs peuvent être parfois les facteurs humains et historiques, tandis qu’alors, les faits naturels accompagnent ces ruptures.

Le rôle de l’Homme comme facteur déterminant de l’évolution du milieu naturel, quant à lui, a été progressif et ne semble s’être véritablement imposé, dans la région, qu’à l’époque contemporaine. On n’en garde effectivement pas la trace pour les périodes antérieures, en particulier l’époque romano-byzantine, une des plus fortement peuplées, pour laquelle aucun signe d’un départ massif de sol n’est relevé. Il semble notamment que l’abandon des terrasses de cultures ne se soit pas traduit par une érosion des versants. Le maintien de ces terrasses jusqu’à aujourd’hui et la conservation d’un sol mince en surface en témoignent. C’est avant tout l’extension des cultures pluviales dans des espaces insuffisamment arrosés, aux sols trop fragiles, tout comme le surpâturage dans ces mêmes secteurs, depuis les années 1930, qui ont provoqué la dégradation du milieu naturel : la disparition progressive de la végétation naturelle et la reprise de l’érosion éolienne (planche 3, photo C).

Cependant il faut distinguer deux niveaux d’analyse : l’échelle régionale et l’échelle locale. Le rôle des faits historiques et l’influence de l’environnement naturel n’interviennent pas de la même façon selon ces deux échelles. C’est surtout le cas des faits historiques dont l’influence se manifeste davantage à l’échelle régionale, par le déclenchement de grands mouvement de rupture dans l’occupation humaine. Le milieu naturel, quant à lui, intervient autant à l’échelle régionale qu’à l’échelle locale. Il détermine les modalités globales de l’occupation humaine et de la mise en valeur agricole et, dans le détail, il est à l’origine d’une grande variété de micro-milieux naturels aux potentiels d’exploitation agricole variés. Ces unités morphopédologiques, définies dans la première partie de ce travail, peuvent varier spatialement au gré de l’intervention des composantes dynamiques du milieu (et notamment du climat) et se traduire par une variation locale de la mise en valeur agricole et une organisation spécifique de l’occupation.