Troisième Partie - l’apport du Système d’Information Géographique (SIG) dans l’analyse de la mise en valeur des sols en Syrie : une approche locale

Introduction : les enjeux et les perspectives de ce projet

Les analyses réalisées précédemment ont permis de fixer les cadres naturel, humain et historique des modalités de l’occupation et de la mise en valeur des sols dans la région du lac Jabbûl au cours des dix mille dernières années. Il est apparu que, à l’échelle de la région, l’occupation et la mise en valeur du sol ont fortement varié en raison des actions humaines, tandis que l’évolution du contexte naturel accompagnait souvent ce mouvement. Ces facteurs humains trouvent leur origine, le plus souvent, à l’extérieur de la région. Ils sont de nature variée mais impliquent pour chacun d’entre eux une modification de l’occupation (progrès ou retrait des installations sédentaires par exemple). Il peut s’agir soit de conflits ou de tensions géopolitiques engendrant une insécurité régionale grandissante, soit, à l’inverse, de périodes de stabilité politique favorables au développement agricole. À l’échelle locale le rôle des facteurs humains n’est pas le même. Il se joue au point de vue des pratiques agricoles et est donc intimement lié avec le contexte naturel et, plus précisément, les différents types de micro-milieux naturels mis en valeur. L’objet du dernier volet de ce travail est donc d’analyser précisément le rôle du contexte naturel dans le cadre d’une mise en valeur agricole à l’échelle des unités morphopédologiques mises en évidence précédemment. Dans cet objectif, un volume important d’informations locales a été rassemblé, dans le cadre de la mise en place d’un Système d’Information Géographique (SIG).

Les perspectives scientifiques offertes désormais par les SIG incitent à leur utilisation. On pense notamment aux avancées techniques considérables de l’informatique et, en particulier, aux capacités des logiciels de SIG. Là où, il y a encore peu, il fallait plusieurs heures pour réaliser une opération d’analyse spatiale, l’ordinateur n’a aujourd’hui besoin que de quelques minutes. Là où les possibilités de traitement étaient très réduites, les logiciels offrent désormais un large panel d’algorithmes permettant des traitements très variés. Il ne s’agit là que des capacités techniques d’un outil. Pour être utilisés, ces algorithmes doivent être maîtrisés, ce qui nécessite une bonne connaissance technique des logiciels. Mais l’utilisation d’un SIG dans le cadre d’une recherche ne se limite pas à la connaissance technique de l’outil. Sa mise en place nécessite l’établissement d’une méthode qui s’appuie sur la définition claire de l’objectif poursuivi. Les étapes de travail induites par cet objectif dépendent ensuite des capacités du logiciel utilisé et des données disponibles. Il est donc, là encore, nécessaire de bien connaître l’outil utilisé, tout en déterminant très précisément les données qui pourront être intégrées et traitées. Au moment où cette recherche a débuté, l’utilisation des SIG était encore peu fréquente, en particulier dans le cadre de problématiques géoarchéologiques et notamment en Syrie. Son utilisation se répand aujourd’hui, non plus seulement dans le cadre de recherches géographiques, mais également, de plus en plus systématiquement, dans celui de recherches géoarchéologiques 216 . Ici, le SIG est souvent mis en œuvre par des géographes, dont l’objectif est l’analyse contextuelle de l’occupation humaine et de son évolution passée, dans son rapport au milieu naturel. Le SIG s’avère donc, dans ce cadre, un outil particulièrement bien adapté en raison de ses capacités de traitement de données spatialisées souvent volumineuses.

Rappelons qu’un des principaux intérêts des SIG est la mise en relation de données spatialisées géoréférencées (localisées dans l’espace avec des coordonnées géographiques) et de données attributaires (ou thématiques) caractérisant ces données spatiales. La base de données spatiales et thématiques ainsi créée sert de support à de nombreuses analyses spatiales qui ont pour ambition de répondre à des questions portant sur la compréhension du milieu dans son ensemble. Cet outil est donc tout à fait approprié à l’étude géoarchéologique de la région du lac Jabbûl, étude qui nécessite la mise en relation de données très nombreuses et variées (humaines et environnementales) pour permettre l’analyse des conditions de l’occupation du sol dans la région.

L’utilisation du SIG dans le cadre de ce travail répond donc, dans un premier temps, à une nécessité pratique. Il s’agit, dans un second temps, de vérifier la validité d’une méthode d’analyse déjà utilisée ailleurs (voir paragraphe suivant), dans le cadre d’une étude géoarchéologique. Cette méthode est fondée sur un certain nombre d’analyses spatiales, s’organisant autour de trois fonctionnalités principales des SIG : l’analyse de surface, la classification et le croisement d’informations spatialisées. Ces différentes fonctionnalités, qui seront détaillées dans la partie suivante, sont toutes au service d’une méthode reposant sur la mise en relation d’informations, qu’elles soient liées aux activités humaines (sites d’occupation, aménagements agricoles) ou relatives au milieu naturel (sol, géologie, topographie, géomorphologie…). La méthode d’analyse systémique a pour objectif, en premier lieu, de déterminer le potentiel agricole des sols et en second lieu, de fournir des éléments d’explication relatifs à l’organisation de l’occupation humaine. Ces deux objectifs sont, en fait, étroitement liés et d’autres éléments, tels que les pratiques agricoles (qui induisent les modes d’utilisation du sol et d’organisation spatiale) doivent ici être pris en compte. L’analyse des multiples interactions entre les données humaines et naturelles est donc très complexe. À cette complexité s’ajoute celle de l’intégration du facteur temps. Pour utiliser ce facteur dans l’analyse, il est nécessaire de le formaliser. Ainsi, le temps est pris en compte sous deux formes : d’une part, un flux mesurable en échelle d’intervalles, ce sont alors les dates, les périodes, utilisées dans l’analyse ; d’autre part, une succession d’événements déterminant un ordre, ce sont alors les conséquences des événements sur une ou plusieurs entités géographiques qui sont ainsi prises en compte (Cassini 1999).

L’intégration, l’organisation et la spatialisation de ces multiples informations dans le cadre d’un SIG aide à la perception des interactions et à leur analyse avec un minimum de perte d’information. Le SIG est ici au service d’un travail de synthèse, mené dans le cadre de l’analyse du milieu de la région du lac Jabbûl. Étant donné la lourdeur des analyses et la nécessité de percevoir les spécificités intra-régionales avant de produire une synthèse générale, il convient de fonder ce travail sur des études de cas. Trois secteurs bien différenciés de la région ont donc été choisis en fonction de leurs caractères spécifiques. Leur analyse permettra de mettre en valeur les principaux éléments de compréhension de l’ensemble régional. Ces éléments serviront ensuite à jeter les fondations d’un ou de plusieurs modèles d’organisation de l’occupation.

Un projet récent (in E. Barisano et B. Marcolongo 2002), réalisé dans le nord-est de la Syrie (à tell Mozan, près de la frontière turque), s’appuie sur une méthode similaire à celle que nous proposons ici. Dans ce cas, la méthode s’est révélée adaptée à l’objectif de départ. Ce travail utilise en effet des données de télédétection dans le cadre d’une étude géoarchéologique basée sur l’application de la technique des SIG. Il se fonde sur la description de l’environnement dans son évolution récente (Pléistocène supérieur) pour mettre en lumière l’existence de ressources naturelles et, par ailleurs, sur la compréhension des relations entre la localisation du site archéologique de Tell Mozan d’une part et des ressources elles-mêmes d’autre part. Les ressources naturelles ont été identifiées (sols favorables à l’agriculture, proximité de cours d’eau…) et cartographiées à l’aide des images satellitaires et des autres informations utiles (bibliographie, cartes topographiques, cartes géologiques, enquêtes de terrain…). Ces ressources ont été ensuite croisées avec l’occupation humaine (distribution et topologie des sites antiques), en particulier le site de Tell Mozan. Les quatre cartes ainsi produites, carte paléo-hydrographique du Pléistocène supérieur associée à la répartition des principaux sites, carte de l’occupation des sols, carte géo-lithologique avec la texture des sol et carte des aquifères, ont été mises en relation (croisement de plusieurs couches d’informations) afin de créer une carte des zones les plus probables des implantations anciennes en relation avec la disponibilité des ressources naturelles. L’analyse comparée de ces éléments a permis également d’identifier des connexions et des inter-dépendances entre la modélisation de la localisation des implantations anciennes, la géomorphologie et les ressources naturelles. Le projet résumé ici jette donc un éclairage méthodologique sur l’utilisation du SIG dans le cadre d’une mise en relation de plusieurs couches d’informations spatialisées. Le résultat scientifique probant et sa réalisation dans une autre région que celle du lac Jabbûl témoignent de la faisabilité d’une étude géoarchéologique de nature systémique utilisant le SIG comme principal outil d’analyse.

Plusieurs projets géoarchéologiques importants ont été achevés ou sont en cours d’achèvement, en Europe notamment, et témoignent par ailleurs du potentiel des SIG dans ce domaine. Citons en particulier le projet Archaeomedes (I et II), programme européen lancé en 1992 par Sander van der Leeuw, consacré à l’étude, depuis l’Antiquité, de la désertification des régions méditerranéennes de l'Europe. Les données archéologiques ont été insérées dans un SIG qui a permis aux archéologues de croiser leurs données géoréférencées avec des données géographiques (topographie, exposition solaire, abris aux vents, distance à l'eau, etc.), géologiques et pédologiques. Ce projet a donné naissance à un grand nombre de publications relatives à l’occupation humaine et l’évolution de l’environnement (par exemple, sur la vallée du Rhône, F. Favory et al. 1999, F. Favory et S. Van der Leeuw 1998, F. Durand-Dastès et al. 1998, S. van der Leeuw 1996, S. van der Leeuw éd. 1995, F. Favory et al. 1994).

Il faut également citer le projet Populus, programme européen qui porte sur l’archéologie des paysages méditerranéens et qui a également intégré l’utilisation des SIG (Gillings et al. 1999). En France, plusieurs laboratoires de recherche s’intéressent activement à une utilisation des SIG répondant à des problématiques géoarchéologiques. C’est le cas, par exemple, du Centre d’Études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge (CÉPAM) de l’Université de Nice (qui participe par ailleurs au projet Archaeomedes), du laboratoire Méthodologie et Technologies de l’Information Appliquées aux Sciences de l’Homme et de la Société (MTI@SHS) de l’Université de Besançon (qui participe également à Archaeomedes) ou encore de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée (Lyon), impliquée très tôt dans l’utilisation du SIG dans le cadre de travaux géoarchéologiques portant sur le Moyen-Orient (diverses publications sont en cours, dont une édition électronique et interactive de l’Atlas des sites du Proche-Orient).

Le travail mené ici a pour ambition de contribuer à la réflexion sur l’utilisation du SIG dans les travaux géoarchéologiques dans un cadre spatial restreint et donner un aperçu des possibilités que peut offrir cet outil à partir d’une méthode simple. Il s’agit de l’une des premières études géoarchéologiques utilisant les SIG, menée en Syrie du Nord, dans un contexte de marge aride. Les résultats obtenus apporteront non seulement des réponses quant aux relations entre les sociétés et leur milieu naturel dans ce type d’environnement, mais proposeront également une méthode d’analyse réutilisable. Cette recherche vise enfin à démystifier l’outil SIG. S’il permet un grand nombre de traitements, cela reste un simple outil technique d’accompagnement de la recherche. Par ailleurs, il faut se garder d’interpréter les résultats obtenus comme étant des vérités intangibles parce que produites par une machine perfectionnée. Ils restent assujettis à l’analyse et à l’interprétation du chercheur sans lesquelles ils ne peuvent avoir de valeur propre.

Notes
216.

Voir par exemple K. M. S. Allen et al. (1990), P. Brackman et al. (1993), P. Collier et al. (1995), G. Lock et Z. Stancic (eds.) (1995), M. Gillings et al., (1999), A. Bevan (2002). Sur l’utilisation de la télédétection en géoarchéologie, voir par exemple F. Favory et al. 1994, B. Marcolongo et E. Barisano (1995), B. Marcolongo (1998), F. Favory et al. 1999.