I - Le choix d’une grande échelle

L’analyse s’est concentrée sur des secteurs précis et particulièrement représentatifs de la région. Il s’agit de trois secteurs, de dimensions relativement vastes au regard de la taille de la région étudiée : en effet, chacun d’entre eux occupe une superficie d’environ 14 km sur 22 km ce qui représente un total d’environ 30 % de la superficie de la région (figure 77). La réduction de l’analyse à ces trois secteurs représentatifs permet d’évaluer la validité de la méthode en l’appliquant sur des milieux légèrement différents. Elle offre également la possibilité d’établir des comparaisons entre secteurs. L’originalité des secteurs, leur représentativité de l’ensemble de la région et les comparaisons possibles favorisent une interprétation synthétique. Le choix des secteurs a été effectué en fonction de la nature et des éléments constitutifs du milieu : les caractéristiques physiques d’une part, dont le modelé, le substrat, l’hydrologie et les sols ; les caractéristiques humaines d’autre part : les sites d’occupation et les aménagements agricoles.

Le premier secteur est centré autour de la vallée du Nahr ad-Dahab, sur le glacis d’Al-Bâb (figure 77). Le secteur ne reçoit en moyenne qu’entre 250 mm et 300 mm de précipitations par an. Il s’agit cependant d’un espace mieux alimenté en eau que le reste de la région, en raison des écoulements de surface ou d’inféroflux en provenance des secteurs plus arrosés du nord du glacis. En plus de la vallée du Nahr ad-Dahab, plusieurs petites vallées orientées nord-sud incisent le glacis. Les sols de ces vallées comme de celui des deux-tiers nord du glacis sont épais, bien aérés contiennent des argiles et des limons, ce qui leur assure une bonne capacité de rétention de l’eau. Ces conditions naturelles a priori favorables à la mise en valeur agricole caractérisent un secteur occupé de manière presque permanente au cours de l’histoire. Son étude est donc fondamentale dans le cadre de l’analyse des conditions de l’occupation dans la région ; il faudra cependant garder en mémoire sa spécificité fondamentale, celle d’avoir un fonctionnement morphodynamique partiellement allogène.

Le second secteur étudié se situe dans le centre - ouest de la région, entre le lac Jabbûl et une portion du Jabal al-Has. Les précipitations s’échelonnent également entre 250 mm et 300 mm en moyenne par an. Ce secteur a été choisi, en premier lieu, en raison des différentes unités morphologiques qui le composent : se succèdent en effet le plateau du Jabal al-Has, les vallées évasées à fond plat qui l’incisent, le piémont et le contact avec le lac Jabbûl. Les caractères humains ont, en second lieu, contribué à la sélection de ce secteur : densité de l’occupation, présence de sites du PPNB et de nombreux aménagements agricoles… Grâce à la mise en relation de l’occupation humaine au cours de certaines périodes clés et du potentiel de mise en valeur agricole (évalué en fonction de critères qui seront discutés plus loin), sera évalué l’influence déterminante de certaines unités morphopédologiques dans l’organisation de l’occupation humaine.

Le dernier secteur est une portion du sud-est de la région, entre la moitié est du Jabal Shbayth et la partie aval d’un glacis prenant son origine sur les contreforts des Palmyrénides au sud. Ce secteur est traversé latitudinalement, dans ses deux-tiers est, par la vallée du Wadi Abû al-Ghor. Les précipitations sont moins abondantes que dans les deux secteurs précédents (il tombe entre 200 mm et 250 mm de précipitations en moyenne par an). Le choix de ce secteur a donc été déterminé par son caractère plus aride que le reste de la région, aridité qui se manifeste non seulement par des précipitations moindres, mais également par une sécheresse édaphique plus forte. La présence de deux ensembles morphopédologiques bien différents, le plateau d’un côté et le glacis est de l’autre, permet par ailleurs d’établir des comparaisons et de mettre en évidence les éléments fondamentaux qui peuvent expliquer les différences relatives à la mise en valeur et à l’organisation de l’occupation. Enfin, la surprenante densité des sites et surtout des aménagements agricoles dans un tel contexte fut également une raison du choix de cette micro-région.

Le choix d’un travail à l’échelle locale nous a en partie été inspiré par les travaux de C. Vita-finzi (en particulier 1970 et 1978). C. Vita-Finzi a développé dès 1970, avec E. S. Higgs, la méthode de Site Catchment Analysis que l’on pourrait traduire par l’‘«’ ‘ analyse de l’aire d’appartenance d’un site ’ ‘»’. D’après les auteurs, chaque donnée récoltée dans le site étudié est l’indice de l’inscription de ce site dans une zone spécifique. Cette zone est définie comme le « territoire d’exploitation » du site, c’est-à-dire l’espace dans lequel se localise la ressource naturelle immédiate utilisée. Les auteurs définissent le territoire d’exploitation de manière arbitraire : pour des agriculteurs, on considère qu’il représente, en moyenne, un cercle d’un rayon de 5 km autour du site et pour des chasseurs-cueilleurs, ce rayon est de 10 km. La forme de ce territoire d’exploitation peut néanmoins s’adapter à la morphologie du lieu (vallées, plateaux, bord de mer...). Les éléments du paysage définissant les différentes surfaces exploitables au sein du territoire sont déterminés par ce que l’auteur appelle les « unités physiographiques » (Vita-Finzi 1978). Celles-ci peuvent être définies à partir des formes générales du relief qui se modifient peu, contrairement aux couvertures végétales ou même pédologiques. Par ailleurs, chaque unité est caractérisée par un élément physique dominant auquel on peut associer un processus morphologique particulier. La mise en relation de ces unités permet d’imaginer les processus responsables de l’évolution du milieu naturel.

Les propositions synthétisées par J. Tricart (1994) concernant l’étude des espaces ruraux ont également éclairé ce travail. À la suite de ces propositions, les espaces ruraux seront caractérisés ici en tenant compte des processus morphologiques et pédologiques, dans le but principal de mettre en évidence les contraintes locales pour l’exploitation agricole. Concernant les sols, l’accent est porté sur la pédogenèse et le degré d’aridité davantage que sur la classification, car ce sont avant tout les contraintes pour la mise en valeur qui nous intéressent. La morphogenèse est étudiée en fonction du bilan morphogenèse/pédogenèse : il s’agit de replacer les sols dans la dynamique globale du milieu pour évaluer les éléments rentrant en compte dans la définition du potentiel agricole des sols.

Lors de l’étude de ces secteurs, nous avons cherché à caractériser le degré de qualité (pour l’Homme) de la ressource afin d’établir des classes de potentiel agricole du sol (potentiel cultural ou de pâturage). Ce classement a été réalisé en synthétisant l’information réunie lors de l’étude de terrain rassemblée dans les deux premières parties de ce travail et en la croisant avec des données récoltées automatiquement (images satellitaires, photographies aériennes, cartes topographiques et cartes géologiques…). Cette classification offre une vision générale des conditions de la mise en valeur agricole et répond aux interrogations concernant l’organisation de l’occupation dans la région, en particulier celles relatives à l’influence des déterminants naturels dans cette organisation. La notion de qualité est certes subjective, mais cette subjectivité est celle de l’Homme intéressé par la mise en valeur agricole du terrain. Tous les occupants ont eu pour ambition, à quelque époque que ce soit (mis à part les périodes préhistoriques antérieures au Néolithique) de mettre en valeur une portion de la région, selon leurs besoins et en fonction de leurs pratiques agricoles. La notion de qualité peut donc être définie dans un cadre agraire et tend à se rapprocher de la perspective dans laquelle chaque population détermine son besoin. Le potentiel des sols est évalué sur la base de leurs qualités de mise en culture à partir desquelles une classification sera établie. Il est particulièrement remarquable de constater que, dans la steppe syrienne, la perception de la qualité des sols existait autrefois de manière très concrète et conduisait à une classification des sols au sein du finage des agglomérations. C’est ce dont témoigne le mode de gestion des anciens terroirs communautaires déjà évoqués au début de cette recherche (se reporter à l’introduction générale), dont la propriété et l’exploitation étaient régies par le système mouchaa. L’existence d’un tel système témoigne de la réalité culturelle de la notion de qualité d’un sol ou d’un terroir. Il valide donc l’analyse géoarchéologique fondée sur le classement des sols en plusieurs niveaux de potentiel agricole.