III - Quelques interrogations concernant le fondement de la méthode

L’analyse à grande échelle s’est inspirée du modèle de C. Vita-Finzi, dont il est néanmoins important de signaler les limites. Nous ne nous sommes appuyés que sur certains de ses concepts, en particulier sur la vision systémique du milieu pourvoyeur de denrées alimentaires et sur la notion de distance aux sites. Une des critiques que l’on pourrait faire par ailleurs à ce modèle est qu’il s’appuierait sur une conception selon laquelle ‘«’ ‘ l’agriculture organise son espace de production suivant des règles, dont la plus simple est celle de l’optimisation du mouvement minimum ’ ‘»’ (Djindjian 1991). Cette conception nous paraît devoir être nuancée. D’autres éléments de nature culturelle, qui nous sont parfois inconnus ou difficilement accessibles, ont guidé le développement des groupes humains. La règle d’optimisation relève d’une démarche contemporaine et il est bien incertain qu’elle ait toujours primé dans le passé. Dans le cadre d’une recherche géoarchéologique pluridisciplinaire, une place doit donc être faite à l’étude ethnoarchéologique (voir par exemple A. Bazzana et M.-C. Delaigue éds., 1995). Fondée d’abord sur l’étude des vestiges archéologiques, celle-ci permet ensuite de dégager des interprétations, grâce à l’observation de la réalité vivante (Aurenche 1995, Gallay 1995). En Syrie, dans la région d’étude, il est nécessaire de tenir compte d’une tradition paysanne qui considérait le finage, il y a encore peu (Weulersse 1946), comme un espace aux potentiels variés, soumis à un classement reposant sur la qualité et la productivité agricoles (voir l’introduction générale). Cette tradition confirme la validité de la méthode choisie (classification) par le simple fait qu’elle a existé. Cependant, la présente étude pourrait être complétée par une approche ethnoarchéologique voire anthropologique approfondie, qui n’a pas été possible ici pour des raisons matérielles (notamment la difficulté de faire venir des chercheurs sur le terrain étudié).

D’autres restrictions relatives au modèle de C. Vita-Finzi doivent être examinées. Elles portent notamment sur le fait que ce modèle prend en compte des sites semblant fonctionner en autarcie, que le rayon de la zone d’exploitation des ressources est arbitraire et enfin que le paysage actuel est souvent pris comme modèle du paysage archéologique étudié. Le travail mené ici s’est efforcé d’échapper à ces objections. Ainsi, en contradiction avec l’idée d’autarcie, nous avons vu précédemment comment un réseau d’interrelations entre les sites se tissait dans le cadre régional. L’analyse micro-régionale, celle à l’échelle des sites eux-mêmes, n’est pas nécessairement restrictive et apporte des compléments d’analyse nécessaires à l’étude régionale. La question de la surface d’exploitation du site telle qu’elle est proposée par C. Vita-finzi a par ailleurs déjà été soulevée et nous avons vu que l’auteur lui-même suggère de l’adapter à la morphologie des terrains. Enfin, il a également été expliqué au début de ce travail, à quel point l’état actuel du milieu naturel était utile pour analyser l’environnement passé, dans la mesure où les données paléoenvironnementales sont rares et du fait que le climat n’a pas radicalement changé au cours de l’Holocène dans cette région, ce dont témoignent particulièrement les données géomorphologiques.

Par ailleurs, l’objection selon laquelle la méthode de C. Vita-Finzi, et à travers elles toute méthode qui tente de déterminer le rôle des contraintes naturelles dans la mise en valeur agricole et l’organisation de l’occupation, serait déterministe et consisterait à envisager les sites comme étant le simple produit de leur environnement (Fisher 1999), paraît en réalité bien restrictive. Il s’agit en fait d’étudier les sites dans leur cadre environnemental naturel, espace dont ils ne peuvent s’extraire. Or il est évident que, en dehors de certaines exceptions, en particulier lorsqu’il existe un commerce lointain, la grande majorité des sites ruraux dans cette région sont tournés vers leur proche environnement naturel, fournisseur des denrées alimentaires dont les habitants ont besoin pour vivre. Il est donc nécessaire de circonscrire l’analyse des relations entre les sites et leur milieu naturel à un secteur accessible autour de ces sites, sans oublier pour autant, bien évidemment, les apports d’une étude régionale, préalablement menée.

Néanmoins, la reprise du modèle de C. Vita-Finzi nécessite une certaine prudence. Il serait en particulier illusoire de prétendre expliquer l’ensemble des comportements humains à l’échelle locale en fonction du seul milieu naturel (il ne s’agit pas ici de mener une réflexion déterministe). En revanche, il faut admettre que les différents types de mise en valeur agricole s’expliquent en partie par les données du milieu naturel et que ces mises en valeur particulières produisent des comportements spécifiques. Le lien entre milieu naturel et comportements est alors, nous semble-t-il, difficile à nier.

Enfin, l’importance de la notion de perception humaine doit être rappelée ici. Notre propos même est de mettre en relation des données d’ordre naturel et humain. Dans cette perspective, il faudrait intégrer l’Homme non plus comme un élément passif, au sens où il existe au travers de ses réalisations relatives à l’aménagement d’un territoire, mais comme facteur pensant dont la subjectivité est un élément supplémentaire d’analyse et, dans le cadre d’un SIG, devant être inséré dans la base de donnée. C’est en tout cas une proposition faite par certains auteurs, notamment R. E. Witcher (1999), pour qui la dimension phénoménologique ne doit pas être mise de côté (analyses behaviouristes). Cet auteur reprend l’idée de l’espace comme construction sociale (idée par ailleurs largement développée par le courant de l’anthropologie spatiale ; T. Boissière com. pers.). Il est nécessaire, selon R. E. Witcher, de déquantifier cet espace et de l’étudier d’un point de vue qualitatif et social autant que géométrique et économique. Une des méthodes d’intégration de la dimension subjective est l’analyse de « distance-coût ». Ce type d’analyse consiste à mesurer la distance entre les objets non plus en fonction d’une distance physique (distance euclidienne) mais par le biais d’une distance relative qui varie en fonction d’une surface de friction. Ce type de distance est appelée distance fonctionnelle. Les surfaces de friction peuvent être créées à partir de la réalité observée sur le terrain, par exemple l’influence du relief. Mais elles pourraient également être déduites de la perception qu’ont les hommes des difficultés du terrain dans le cadre d’un trajet spécifique. Cette dernière proposition suggère que si nous pouvons avoir une idée de la manière dont l’espace était perçu aux différentes époques étudiées, il est possible de mieux comprendre les modes d’utilisation et de mise en valeur des sols. Cette perception est cependant extrêmement difficile à entrevoir étant donné la rareté des informations pouvant la renseigner. Une telle démarche serait plus aisément réalisable à l’époque contemporaine, pour laquelle on peut s’appuyer sur des enquêtes.

La démarche suivie ici n’est donc pas comportementale, en raison de la rareté des sources d’informations et surtout de la nécessité de mener ce type d’étude dans un cadre pluridisciplinaire. Cependant, cette perspective a été partiellement prise en compte à travers la notion de qualité des sols telle qu’on a vu qu’elle existait autrefois dans la steppe : la division du finage en sols de différentes qualités agricoles s’apparente bien à une perception subjective du milieu naturel.