I - Essai de modélisation de l’organisation de l’occupation

L’analyse du milieu naturel et de l’occupation humaine à l’aide du SIG a mis en évidence le rôle des déterminants naturels à l’échelle locale. Dans chaque secteur étudié, certaines zones combinent un ensemble de caractères physiques qui semble avoir partiellement conditionné l’occupation humaine. Ces caractères sont relatifs à la mise en valeur agricole qui, on l’a vu, est une des activités principales dans la région. D’autres caractéristiques de la région ont également influencé, à leur échelle, l’organisation de l’occupation et de la mise en valeur. Il s’agit notamment de la récolte et du commerce du sel, du développement du commerce entre les sédentaires et les nomades, du fait que la région se situe sur les routes commerciales entre l’est et l’ouest et le nord et le sud et enfin, de sa localisation au sein d’une « zone frontière » (entre les sédentaires et les nomades), ce qui fait qu’elle est très probablement fortement militarisée à certaines époques.

L’occupation et la mise en valeur sont conditionnées par la présence d’eau et de sols possédant une capacité de rétention en eau suffisante pour assurer une certaine variété de cultures, des plus exigeantes (blé, légumineuses) aux plus robustes (orge). L’eau est présente dans les vallées, sous forme d’écoulements d’inféroflux (dans le nord de la région et dans les secteurs de plateaux) ainsi que sur le piémont du Jabal al-Has en bordure du lac, sous forme de sources. Les sols adaptés aux cultures fragiles sont localisés dans les vallées, sur les plateaux basaltiques et sur le glacis d’Al-Bâb, tandis que les sols pouvant être cultivés en orge recouvrent la plupart des autres surfaces hormis les zones d’affleurement du substrat.

Nous avons vu le rôle fondamental que jouent les vallées et les plateaux dans la répartition de l’occupation humaine. Dans le nord du lac, secteur à l’aridité édaphique pourtant moins prononcée que dans le reste de la région, les sites sont localisés, en majorité, le long des vallées et notamment de la plus importante d’entre elles, celle du Nahr ad-Dahab. Cette localisation est guidée par les conditions de la mise en valeur agricole et en particulier la possibilité d’irriguer en fond de vallée (traces de très nombreuses qanâts de l’époque romano-byzantine). C’est donc l’eau qui est le premier déterminant. Le second étant la qualité agronomique du sol, qualité qui peut être renforcée par la présence d’eau.

Dans les autres secteurs, les plateaux jouent un rôle fondamental et il semble que ce rôle s’accroisse au fur et à mesure que l’on se dirige vers le sud-est, dans les secteurs à l’aridité édaphique et climatique la plus prononcée. Dans le secteur de Tât - Um ‘amûd Kabirat, en effet, le piémont et la berge du lac sont fortement occupés à la période romano-byzantine et, dans une moindre mesure, à la période du Bronze (ancien et moyen). Le plateau n’est donc pas la zone exclusive de l’occupation en raison à la présence d’une ressource en eau relativement abondante sur le haut piémont ou en bordure du lac. C’est bien la succession supposée de ces sources qui, aux principales périodes d’occupation (hormis la période contemporaine), aurait rendu l’occupation possible dans ce secteur. Plus au sud-est en revanche, le Jabal Shbayth fait office de centre de l’occupation sédentaire à toutes les époques, rassemblant les meilleures conditions édaphiques et hydrauliques, les parties centrale et aval du piémont étant faiblement occupé. Les conditions ne sont plus les mêmes dans ce secteur, la ressource en eau est moins abondante sur le piémont. C’est la raison pour laquelle il n’existe qu’un seul site important à l’époque du Bronze et à l’époque romano-byzantine (Rasm Ahmar). Par ailleurs, concernant cette dernière période, l’agglomération serait en partie alimentée en eau par une qanât dont il reste des témoins dans une vallée du Jabal Shbayth, en amont du site. Au-delà de la présence d’eau, c’est également la qualité des sols, ici comme ailleurs, qui poussent les agriculteurs à occuper les plateaux.

Ainsi, il se dessine, dans la région, une organisation spatiale fondée sur la présence de ressources en eau et sur les différences de potentiel agricole des sols. Les plateaux basaltiques y jouent le rôle fondamental de châteaux d’eau, mais il s’agit d’un rôle partiel au point de vue spatial, car le nord de la région est soumis à d’autres déterminants. Les secteurs de plateaux constituent les espaces principaux de l’occupation sédentaire et probablement semi-sédentaire et ce d’autant plus lorsque l’aridité édaphique est forte. Cependant, précisons que le sommet des plateaux n’est vraisemblablement mis en valeur par les sédentaires qu’à partir de l’époque du Fer voire même hellénistique, le creusement de puits nécessitant des outils adaptés. Durant les périodes d’optimum climatique, les hommes ont pu occuper certains secteurs de piémont. Mais dans le cas du secteur de Zabad, l’aridité édaphique est déjà telle que, même en cas d’optimum climatique, l’occupation se maintient très largement dans la zone du plateau. Les périodes connaissant un contexte climatique plus proche de l’actuel, la fin du Bronze et le Fer par exemple, ne sont même pas représentées dans les secteurs de Tât - Um ‘amûd Kabirat et de Zabad (d’après notre prospection). La période actuelle quant à elle, témoigne d’une organisation relativement proche du modèle que nous venons de dégager même si, dans le secteur de Zabad, ce modèle est aujourd’hui faussé par la présence de ressources en eau allogènes. Il faut remarquer que ce modèle d’occupation relativement simple, se vérifie également pour l’occupation semi-nomade. On a vu que c’est avant tout la ressource hydrique qui était recherchée dans les vallées. Cette explication, vraisemblable dans un contexte climatique et édaphique aride, simplifie les modes d’interprétation et d’analyse de l’organisation de l’occupation et de la mise en valeur agricole dans la région.

Ce modèle ne peut s’appliquer dans le nord et l’est de la région en raison de l’absence de plateaux. Dans ces secteurs, ce sont les vallées qui centralisent l’occupation. Au nord, on l’a vu, en temps « normal » comme en cas de repli de l’occupation (durant le Bronze récent par exemple), les sites se concentrent autour des vallées et particulièrement de la vallée du Nahr ad-Dahab qui possède un cours d’eau pérenne. Là encore la raison principale est la présence d’une ressource en eau aisément exploitable. À l’est de la région, l’occupation est avant tout nomade et semi-nomade (sauf depuis la création de la ferme irriguée de Meskéné à la fin des années 1970). Dans ce cas également, l’occupation est déterminée par les petites vallées incisant le bas plateau gypso-calcaire. Les hommes se rassemblent temporairement autour de ces zones de concentration des écoulements, là où de nombreuses citernes recueillent l’eau de pluie.

Si nous avons pu mettre en valeur le rôle du milieu naturel dans l’organisation de l’occupation à l’échelle locale, il ne nous a pas été possible de modéliser l’action de l’Homme sur le milieu naturel. Cette action consiste essentiellement dans le déclenchement de l’érosion des sols qui serait provoquée par une surexploitation agricole ou le retrait de l’occupation. L’impossibilité de modéliser ce phénomène vient de l’absence même d’évidence de cette érosion avant la période contemporaine. On l’a déjà vu dans les parties précédentes, on ne note pas, dans la région, de remplissage significatif des vallées par les sols arrachés aux versants, ce qui témoignerait d’une déprise. Il existe bien des terrasses post-romaines, mais elles semblent témoigner de l’activité normale des cours d’eau au cours d’une phase d’optimum climatique. Le modelé de la région est pourtant susceptible de provoquer ce type de déprise, sachant qu’il juxtapose des glacis et des plateaux aux pentes raides et surtout que les versants des plateaux ont été fortement aménagés et exploités. Mais il semble que ces aménagements ont été suffisamment bien construits pour résister à l’érosion après le départ des cultivateurs de la région, à la fin de l’époque romano-byzantine. Cette absence d’érosion forte est sans doute aussi le signe de conditions climatiques très sèches, similaires à l’actuelles, qui se mettent en place après l’optimum climatique. Les sols les plus vulnérables paraissent être plutôt les sols les plus pauvres, ceux de l’est et du sud-est, très poudreux, qui ne conservent leur stabilité que grâce à la végétation. Ce sont donc le surpâturage ou la culture pluviale dans ces secteurs qui pourraient être à l’origine d’une érosion, essentiellement éolienne. Or les seules accumulations éoliennes non contemporaines qui existent dans la région se situent sur la berge est du lac Jabbûl et proviennent de l’érosion du fond de ce lac temporaire lorsqu’il est asséché. L’occupation humaine, même au plus fort de sa densité, à la période romano-byzantine, ne semble donc pas avoir eu de conséquences fondamentalement négatives sur le milieu naturel, en tout cas, pas de conséquences suffisamment significatives pour être perceptibles et donc modélisées.