Un modèle d’occupation et d’utilisation du sol

L’analyse a mis au jour, pour l’époque romano-byzantine, l’existence d’un modèle général d’utilisation du sol applicable aux secteurs de plateau, relativement similaire au modèle connu dans l’ensemble de la Méditerranée. La spécificité de ce modèle est qu’il a pour cadre un environnement de marges arides, beaucoup plus sec que ce qui s’observe sur le pourtour méditerranéen. Bien qu’il concerne une période ayant connu un optimum climatique (optimum climatique de l’âge classique), l’application d’un tel modèle dans cette région constitue une preuve supplémentaire des conditions naturelles tout à fait particulières qui y règnent et du rôle essentiel joué par les facteurs édaphiques. Ce modèle repose sur les variations locales de l’aridité édaphique et se caractérise par une exploitation agricole adaptée aux différents ensembles morphologiques qui se succèdent : les piémonts, les versants, les vallées et le sommet des plateaux.

L’ensemble peut-être décrit comme suit (figure 99 : exemple du plateau du Shbayth) : les piémonts sont consacrés à la culture extensive d’orge, céréale qui nécessite une moindre humidité et surtout un temps de maturation moins long que les autres cultures ; dans les fonds de vallées larges et évasés, aux sols épais et plus humides, se concentrent les cultures plus fragiles comme le blé ainsi que les légumineuses (lentilles, pois chiches...). L’irrigation existe également en fond de vallée, sur des petites terrasses entourées de murets, situées en bordure des oueds. Les versants aménagés (terrasses de versant) supportent, quant à eux, une arboriculture complantée de céréales et de légumineuses. Cependant, la localisation des terrasses se fait en fonction de l’exposition des versants. Ainsi, l’est est le plus souvent délaissé au profit de l’ouest et du nord, en raison de la crainte des vents d’est desséchants. Ces versants sont également utilisés pour l’élevage (enclos), plutôt sur les versants exposés à l’est. Enfin, le sommet du plateau connaît une mise en valeur mixte dominée par la culture pluviale d’orge, l’arboriculture et l’élevage (présence de grands enclos).

Ce modèle ne s’applique pas au nord et à l’est de la région qui sont dépourvus de plateaux. Mais le principe reste le même. Au nord, se succèdent quatre principales unités morphologiques : les vallées, le glacis amont à couverture limono-argileuse, le glacis aval à substrat subaffleurant et le glacis récent à couverture limono-gypseuse. Les vallées sont réservées aux cultures fragiles (blé, légumineuses, cultures maraîchères) en partie irriguées. Le glacis amont supporte une culture pluviale d’orge et peut-être de blé en raison de la moins forte aridité édaphique et de la meilleure qualité agronomique des sols. Le glacis amont et le glacis récent limono-gypseux sont consacrés à la culture pluviale d’orge et à l’élevage. À l’est, l’occupation est avant tout semi-nomade et nomade et les glacis ou les bas plateaux sont réservés aux pâturages. Dans les vallées est pratiquée une culture pluviale d’orge, culture d’appoint pour l’Homme et fourrage supplémentaire pour le bétail en cas de sécheresse persistante.

Ce modèle de mise en valeur a fonctionné avant tout dans le cadre d’une occupation à dominante sédentaire. Lorsque les bouleversements historiques ont entraîné une modification de l’occupation et une présence plus importante des semi-nomades dans la moitié sud de la région (en particulier à l’époque islamique), ce modèle a subi quelques modifications. L’élevage devenant l’activité principale des occupants, les unités morphologiques ont connu une nouvelle spécialisation. Mais, là encore, nous avons pu montrer que le poids des facteurs édaphiques a joué dans la répartition de l’occupation et de la mise en valeur. Les nomades se sont installés avant tout dans les vallées des plateaux, là où la présence de sources, même temporaires, assurait la survie des hommes et du bétail. Dans ce cas, la qualité des sols était moins déterminante étant donné l’importance toute accessoire de la culture. Les vallées, les glacis à couverture meuble des piémonts et le sommet des plateaux ont été utilisés comme pâturages, tandis que certains secteurs de fond de vallée étaient probablement réservés à la culture pluviale d’orge voire de blé et de légumineuses, en appoint (figure 100 : exemple du Jabal Shbayth). Ainsi, le changement de mode de mise en valeur entre la période romano-byzantine et la période islamique n’a pas eu d’incidence réelle sur l’organisation de l’occupation. Les principaux changements concernent la localisation précise du site, en fonction du milieu physique. En effet, les sites d’occupation semi-nomade sont souvent situés dans des secteurs d’inclinaison supérieure à 9 %, c’est-à-dire non cultivables sans aménagements, à l’inverse de ce que l’on observe à l’époque romano-byzantine. Mais le contexte général reste le même, à savoir l’occupation préférentielle des vallées des plateaux.

L’abondance des aménagements agricoles et hydro-agricoles de l’époque romano-byzantine a permis de proposer un modèle d’organisation de l’espace et de mise en valeur du paysage pour cette période. Ce modèle, qui repose à la fois sur les différents degrés de l’aridité édaphique des ensembles morphologiques et sur les connaissances techniques des habitants, n’est pas applicable de manière identique aux autres périodes et aux autres modes d’occupation. L’arboriculture, notamment, ne serait pratiquée qu’à l’époque romano-byzantine et, dans certains secteurs du Jabal al-Has, à l’époque hellénistique et au début de la période islamique. L’irrigation a pu exister dès le Bronze, mais son développement et sa généralisation a lieu à l’époque romano-byzantine. Malgré tout, l’architecture du modèle reste la même pour toutes les époques, fondée sur la juxtaposition des unités morphopédologiques aux qualités agronomiques différentes. Au final, on constate que les caractéristiques fondamentales de ces unités restent identiques au cours de l’Holocène, seule l’aridité édaphique peut varier, en fonction de l’évolution des composantes dynamiques du climat, la température et le volume des précipitations notamment. Il en résulte que les hommes ont su profiter, aux différentes périodes, en fonction de leurs besoins et de leur maîtrise technique, des avantages spécifiques des différentes unités morphopédologiques. Dans ce contexte, une constante apparaît, qui se révèle appartenir au modèle décrit plus haut : le rôle fondamental des vallées et des secteurs de plateaux qui constituent les centres de l’occupation humaine et du développement des différentes pratiques agricoles. Aux époques du Bronze ancien et du Bronze moyen, par exemple (voir figure 101, l’exemple du Jabal Shbayth), le piémont a été exploité en culture pluviale d’orge (peut-être associée à de l’élevage), tandis que dans les vallées se concentraient des cultures de blé et de légumineuses peut-être partiellement irriguées. La zone la plus sèche de la région, là où l’aridité édaphique est la plus forte, à l’est et au sud-est, ne connaît pas de présence humaine sédentaire. Il semble que ce secteur ait été réservé aux pâturages et exploités par les nomades. Cependant, dans cet ensemble morphopédologique, les fonds d’oued pourrait avoir été cultivés en culture pluviale d’appoint. Au sommet des plateaux, l’élevage de troupeaux semi-sauvages a probablement été développé (dans le Jabal al-Has). Cette pratique aurait été conduite à l’aide de vastes structures appelées kites, permettant de rassembler le bétail régulièrement et de sélectionner les bêtes. D’autres structures de taille plus réduite, observées dans les jabals, signalent qu’un élevage a certainement été pratiqué à plus petite échelle. Dans le secteur du Jabal Shbayth, le sommet du plateau aurait été réservé à la culture pluviale d’orge et à ce type d’élevage. Durant la période islamique, les semi-nomades occupent également avant tout les secteurs de plateaux (vallées). Enfin, on peut dire sans trop de risque d’erreur que, dans le secteur sud, c’est uniquement la présence du Jabal Shbayth qui a permis l’occupation sédentaire ou semi-sédentaire, dès l’époque chalcolithique.