Le déterminisme naturel : un débat dépassé

Le rôle des facteurs édaphiques dans les potentiels agricoles des sols, mis en évidence par les analyses locales, témoigne de la variété des conditions de l’occupation et de la mise en valeur agricole dans la région. La principale contrainte naturelle régionale, l’aridité, devient alors presque secondaire dans son rôle de déterminant de l’occupation et de l’exploitation du sol.

Le débat sur la réalité du déterminisme naturel, nécessairement abordé au cours de cette étude, doit, nous semble-t-il, être dépassé. La démarche déterministe repose sur une perception non pas entièrement erronée mais bien simpliste des conditions de vie des hommes à la surface de la terre. Depuis les premières remises en cause du modèle déterministe, en particulier en géographie avec le possibilisme 232 de P. Vidal de la Blache, les recherches n’ont fait qu’invalider cette théorie. Pourtant, dans le cadre de la réflexion géoarchéologique, certains chercheurs 233 craignent encore qu’un raccourci trop systématique soit réalisé entre le milieu naturel et l’occupation humaine. Le milieu naturel serait le fondement de l’organisation et du développement humain. En voulant contredire cette conception, caricaturale et infondée, le risque a été d’oublier le contexte naturel de l’occupation, pour privilégier avant tout les comportements humains 234 .

En réalité, nous espérons avoir pu faire émerger une ligne de partage claire entre les différents facteurs : si le déclencheur des transformations de l’occupation et de la mise en valeur au plan régional est largement humain (les faits historiques), au plan local, les facteurs édaphiques déterminent les potentiels de mise en valeur agricole. Cependant, nous avons vu que plus la zone d’occupation subit des contraintes naturelles fortes, plus l’influence du milieu naturel sur les activités humaines est exacerbée. Enfin, plus un groupe humain est dépendant de l’environnement naturel pour survivre et plus il subit les contraintes naturelles. Dans ce cas, sa capacité de résilience est très limitée. Ainsi, dans la région, les occupants du PPNB, chasseurs-cueilleurs nomades ou semi-nomades voire sédentaires, qui ne possèdent pas encore une grande capacité de transformation du milieu, ont-ils été très sensibles aux modifications de l’environnement naturel. Celles-ci ont pu leur être bénéfiques (l’Optimum climatique holocène) ou négatives (tarissement de plusieurs sources au sud du couloir de Monbatah).

Mais, progressivement, les capacités d’adaptation des sociétés se sont accrues, tout comme leur capacité de résilience. De nouvelles techniques agricoles sont apparues, permettant d’exploiter plus intensivement des secteurs tout en rendant possible une forte densité d’occupation (kites, irrigation, aménagement des versants et choix des versants à aménager), tandis que l’urbanisation se développait. Par ailleurs, face aux bouleversements historiques et environnementaux (guerres, fin de l’optimum climatique de l’âge classique), les sociétés ont partiellement répondu en adaptant leurs pratiques agricoles (passage progressif de la culture sédentaire à l’élevage semi-nomade entre la période byzantine et la période islamique). Les sociétés ont ainsi connu un lent processus conduisant à une maîtrise partielle du milieu naturel. Ce contrôle a été porté à son paroxysme à l’époque contemporaine. Dans un premier temps, la mécanisation a permis d’étendre de manière considérable les surfaces cultivées, à l’aide du tracteur ; elle a facilité, par ailleurs, le transport du bétail, plus rapidement et sur de plus grandes distances, grâce aux camions ; enfin, elle a favorisé le développement d’une irrigation intense par le biais des motopompes. Dans un second temps, les hommes ont pu se détacher partiellement de la contrainte hydrologique locale, en étant alimentés en eau de manière permanente grâce à la construction du barrage de Tabqa, sur l’Euphrate (1973). Cet apport hydrique a permis de généraliser l’irrigation dans la région. Il semblait alors que la Nature n’avait plus la même capacité de contrainte sur les hommes qu’auparavant. Mais, dans ce milieu fragile de marge aride, ces derniers ont été à l’origine de la réactivation des contraintes. Le couvert végétal et les sols se sont progressivement dégradés, entraînant la multiplication des sols incultes et la disparition des pâturages (érosion éolienne due au surpâturage et à l’arrachage des plantes pérennes pour les cultures dans des secteurs peu arrosés, salinisation des sols due à un mauvais drainage). Les nappes phréatiques, subissant une ponction trop forte, ont été polluées par la nappe salée du lac Jabbûl. Progressivement, le milieu naturel est redevenu contraignant pour les hommes tandis que leur capacité de résilience est aujourd’hui limitée par l’étendue des dégâts opérés sur le milieu.

La mise en perspective diachronique des rapports Homme/Nature, dans une région de marge aride, a mis en évidence des continuités et des ruptures. L’influence de l’histoire, comme du milieu naturel, en sont à l’origine, dans une association complexe que nous avons cherché à mettre en évidence. La méthode utilisée a su associer les techniques nouvelles (SIG), le traditionnel travail de terrain fondé sur l’observation et, dans la mesure du possible, le laboratoire. Une telle entreprise ouvre d’autres perspectives de recherches dans la région, auxquelles une étude ethnoarchéologique pourrait être associée. Il serait nécessaire, alors, de dépasser le cadre de la prospection et d’ouvrir le champ à une recherche pluridisciplinaire, appuyée sur des fouilles archéologiques. Une étude systématique de l’occupation semi-nomade post-byzantine, à travers une fouille des témoins de cette occupation (les cercles de pierres), constitue par exemple une des perspectives possibles. Elle permettrait d’élargir les conclusions auxquelles l’analyse a abouti ici, en approfondissant les connaissances sur le milieu, les habitudes agricoles ou les comportements de ce groupe humain. Sans multiplier davantage les exemples, nous espérons avoir mis en évidence, à l’issue de cette analyse, aussi bien les multiples liens qui rattachent les hommes au milieu naturel régional que les perspectives d’études géoarchéologiques que la région recèle encore.

Notes
232.

Le « possibilisme » de P. Vidal de la Blache met l’accent sur le rôle de l’histoire et de l’action volontaire de l’Homme, qualifié de « facteur géographique », dans la définition et dans l’évolution du milieu géographique. C’est par les contraintes qu’ils imposent à la mise en valeur des sols que le climat, le relief et les hommes influent sur la répartition des groupes sociaux. Les multiples réactions des sociétés à ces contraintes se traduisent par le développement de genre de vie spécifiques (se référer notamment à P. Vidal de La Blache, Principes de géographie humaine, 1922).

233.

Par exemple R. E. Witcher (1999) qui adopte une approche totalement dégagée du contexte environnemental, fondée sur une conception herméneutique et phénoménologique du paysage envisagé comme expérience subjective, un objet construit socialement (analyse behaviouriste).

234.

Cette tendance confine parfois à l’extrême : « En fait, cette nature est abondamment fantasmée. elle est projection de soi, et projection du groupe social. Elle contient comme une vague idée d’Éden. (…) On n’a pas encore bien compris que c’est l’humanité qui est l’auteur de ses propres progrès, et que c’est en ville qu’ils se sont développés, en même temps que la civilisation et la civilité, comme l’indique l’étymologie. Les géographes on mis longtemps à l’admettre, nourris qu’ils étaient par leur passé naturaliste, et sommés qu’ils furent, par certains de leurs confrères, de rendre compte des pesanteurs de “ la nature ”. À ainsi se “ naturaliser ”, la géographie risquait de finir empaillée au musée des chimères défuntes » (Brunet 2001, p. 377).