Introduction

Nos recherches nous ont orientée depuis plusieurs années vers l'étude de processus à l'origine de structurations identitaires : identité sociale, identité familiale, identité individuelle. Nous voudrions, dans le cadre de ce doctorat, arrêter notre attention sur un organisateur commun à ces trois processus : la mémoire familiale. A l'occasion de travaux précédents, nous avons observé son influence et nous aimerions, maintenant, introduire des interrogations restées alors suspendues. Notamment, nous avions étudié une population urbaine stable dans l'objectif de mieux appréhender les processus qui créaient sa stabilité 1 et l'analyse nous avait fait rencontrer des problématiques qui demandaient à examiner de plus près les rapports existant entre identité sociale et mémoire familiale. Il s'agissait d'une population appartenant à la grande bourgeoisie lyonnaise. Nous avions remarqué son recours à des rituels pour organiser sa sociabilité et assurer la socialisation de ses enfants. En effet, toute la vie des informateurs auprès de qui nous avions enquêté relevait d'une forme de communication et d'éducation ordonnée par le rite: rituels d'institution, rituels de passage, rituels de table, etc.

Nous avions été surprise, alors, de constater que ces familles n'avaient pas conscience de la ritualisation de leurs pratiques. Plus encore, nous avions observé qu'il ne leur était souvent pas possible d'expliquer les motifs à l'origine de cette ritualisation. Pour que nous comprenions mieux, elles nous avaient incitée à parcourir les récits écrits de leur histoire qui pouvaient, à leurs yeux, nous fournir quelque lumière. Elles pensaient que nous pouvions y puiser une bonne représentation de l'esprit et de la tradition qui, disaient-elles, orientaient leurs comportements, mais qu'elles ne pouvaient expliquer facilement. Les contenus de ces récits, selon elles, pouvaient constituer une source pour nous. Ils pouvaient renfermer les savoirs qui nous manquaient pour comprendre. Ce sont ces histoires de famille que nous voulons mettre à l'étude pour ce doctorat.

Ce qui nous avait étonnée alors, c'était le paradoxe qui se dégageait de l'attitude de nos informateurs, concernant ces documents. En effet, ils nous proposaient de consulter ceux-ci pour y découvrir ce que nous cherchions, mais eux ne semblaient pas très bien connaître leur teneur. Ils savaient que s'y référer était fructueux et, pour autant, ils ignoraient une grande partie du contenu. Les connaissances qu'ils pouvaient en avoir étaient parcellaires et anecdotiques, parfois. Elles pouvaient provenir, même, d'un échange oral avec un frère ou un cousin qui les avaient apprises par lecture, puis transmises à nos informateurs. Ainsi, par exemple : “mon cousin m'a dit en me donnant les copies du cahier : tu verras, tu comprendras pourquoi la famille de ta mère est si triste ! il m'expliqua alors que mon arrière-grand-mère, deux de ses filles et un de ses fils étaient décédés très jeunes (...)”. En conclusion, le statut de ces histoires de famille nous interrogeait.

Lorsque nous avons voulu reprendre la question, pour notre doctorat, nous avons cherché d'abord à identifier le genre auquel nos récits pouvaient être rattachés, en cherchant à définir la catégorie à laquelle ils pouvaient appartenir, entre fiction, histoire, mythe et légende. Ce n'est que dans un deuxième temps que nous avons décidé de ne concevoir leur nature qu'à travers la pertinence de leur armature généalogique. Ce sont les travaux d'André Burguière qui nous ont permis de nous fixer sur la catégorie qui pouvait le mieux, à nos yeux, les exemplifier, à savoir la catégorie des récits généalogiques 2 . Nous n'avons pas tout de suite su trouver cette pertinence, tellement les supports de ces récits et le traitement qui leur était fait, étaient éloignés de la représentation que nous en avions.

Notre doctorat allait porter sur des récits généalogiques bourgeois : était-ce bien notre objectif ? Nous craignions qu'un tel objectif nous borne à l'observation des comportements d'une élite pour elle-même. Aussi, avant de nous décider sur un tel projet, nous avons souhaité savoir si l'analyse d'un tel corpus pouvait nous éclairer au-delà des seules problématiques de cette élite, c'est-à-dire nous instruire autant sur une anthropologie du récit généalogique que sur une sociologie du milieu le produisant. Pour le vérifier, nous avons effectué une analyse du contenu de l'un de ces récits 3 .

Nous attendions de celle-ci qu'elle permette de voir si, avec un tel corpus, nous arriverions à appréhender non seulement les conditions qui ont poussé les auteurs de nos récits vers l'écriture, mais aussi le mouvement qui peut amener un individu, une famille ou un groupe d'appartenance, quel qu'il soit, à voir émerger en lui une conscience généalogique 4 de son identité. Nous étions interrogée alors par le mouvement qui a conduit de nouvelles populations vers la généalogie depuis une trentaine d'années. L'analyse de ce premier récit pouvait-elle soutenir de telles perspectives ? Pouvions-nous déduire de nos résultats des problématiques anthropologiques, certes relayées par des problématiques sociologiques ? Pouvions-nous retrouver dans nos récits bourgeois des organisateurs repérés aussi par les chercheurs qui se sont penchés sur les comportements de la noblesse dans l'histoire et des nouvelles populations dans notre époque contemporaine ? Pouvions-nous comprendre les liens qui existaient entre processus de stabilisation et genre généalogique, et entre mémoire familiale et identité ?

Les conclusions de cette première investigation nous ont confirmée dans le choix de notre projet. Nous pouvions mettre à l'étude les conditions de production, la nature et les fonctions de nos récits bourgeois, compte tenu de nos perspectives. Mais, il fallait respecter deux exigences pour entrer dans la recherche. Tout d'abord, nous ne devions pas mettre à l'étude la nature de nos récits en voulant définir leurs caractères génériques à partir des catégories du mythe, de la légende ou de l'histoire. Nous devions les considérer dans le cadre de leur propre genre : le genre généalogique tel que défini par André Burguière. En effet, comme l'indique Bronislaw Malinowski, pour un indigène, “l'histoire pure, la légende mi-historique et le mythe pur empiètent les uns sur les autres (et) remplissent la même fonction sociologique” 5 . L'indigène, ici, c'était nous, mais aussi nos informateurs, les narrateurs et les lecteurs de nos récits.

Ensuite, nous ne devions pas considérer que ces histoires produisaient une explication sur les origines des comportements de notre population, mais nous devions faire l'hypothèse, si nous en croyions encore Bronislaw Malinowski, que loin d'expliquer quoi que ce soit, elles se bornaient “à établir un précédent qui constitue un idéal et à garantir sa pérennité (même si) elles contiennent des directives pratiques touchant à la manière de procéder” 6 . Elles font “remonter à une réalité initiale plus élevée, meilleure, d'un caractère plus surnaturel” la tradition, afin de la renforcer et de lui conférer un prestige et une valeur 7 . Penser que le genre de nos récits pouvait avoir pour fonction essentielle la production d'un précédent, visant à élever à une dimension d'un caractère plus surnaturel la tradition d'un groupe d'appartenance, nous était apparu comme une perspective adaptée à nos attentes.

Nous avons complété notre corpus de récits généalogiques bourgeois pour engager une enquête avec consultations d'archives auprès des familles dans lesquelles ces récits circulaient et pour effectuer une analyse approfondie de leurs contenus. Nous avons sélectionné des familles dont au moins cinq générations d'une même lignée ont vécu dans une même localité : Lyon. La période fut estimée sur ces deux cents dernières années, le choix d'une telle durée devant permettre d'interpréter nos résultats dans, mais aussi hors de notre contexte sociohistorique contemporain, afin de pouvoir faire émerger à la fois les données structurelles et les données conjoncturelles des problématiques généalogiques concernant notre population 8 .

Notes
1.

. L'Institut de recherches et d'études sociologiques et ethnologiques (IRESE) de l'Université Lumière Lyon II, en 1988, avait retenu cet objectif et nous avions effectué des travaux sur la stabilité de milieu dans le cadre du Programme pluri-annuel en sciences humaines Rhône-Alpes sous la dir. d'Yves Grafmeyer, “Processus de stabilisation de huit familles de la bourgeoisie catholique lyonnaise”, in Analyse longitudinale de milieux urbains à Lyon : héritages et innovations, rapport de recherche, pp. 183-213. D'autre part, un DEA de sociologie nous avait permis de poursuivre nos réflexions, sous la direction de Bernard Vernier, à la Faculté de sociologie et d'anthropologie de l'Université Lumière Lyon II, en 1989, intitulé : Études des régulations du fonctionnement ethnique de la sociabilité bourgeoise : pratiques et représentations de neuf familles de la grande bourgeoisie lyonnaise catholique.

2.

. BURGUIERE André (1991), “La mémoire familiale du bourgeois gentilhomme : généalogies bourgeoises en France aux XVII et XVIIIe siècles”, Annales : Économies, Sociétés, Civilisations, juillet-août, n° 4, pp. 771-788 ; et (1992), “La généalogie”, in Les lieux de mémoire : Les France, tome 3 : De l'archive à l'emblème, sous la dir. de Pierre Nora, pp. 18-51.

3.

. Cette analyse fut l'objet d'étude d'un DEA en sciences du langage, sous la direction de Louis Panier, à la Faculté de sciences du langage de l'Université Lumière Lyon II, en 1992, intitulé : Le récit des origines, un mythe pour un statut de fils : étude sémiotique d'un récit fondateur de famille.

4.

. Nous avons emprunté ces termes à Georges Duby (1979), La société chevaleresque : hommes et structures du Moyen Age, tome 2, p. 165.

5.

. MALINOWSKI Bronislaw (1926), “Le mythe dans la psychologie primitive” in Trois essais sur la vie sociale des primitifs, p. 130.

6.

. MALINOWSKI Bronislaw (1926), ibid., p. 113-114.

7.

. MALINOWSKI Bronislaw (1926), ibid., p. 152.

8.

. Le chapitre méthodologique développera chacun des points concernant la conception de notre corpus.