Problématique

Nous avons recueilli nos données de façon à pouvoir répondre à trois questions :

  • – Qui sont les auteurs des récits généalogiques bourgeois de ces deux derniers siècles ?
  • – Dans quelles conditions et quels contextes leurs récits ont-ils été produits ?
  • – Quelles fonctions ont-ils ?

Nous souhaitions que les réponses apportées nous permettent de comprendre en profondeur les comportements d'une couche sociale concernée par l'écriture de la généalogie, depuis longtemps. Mais, nous voulions aussi concevoir ce que cette couche sociale des XIXe et XXe siècles partageait en commun avec celles des siècles précédents et avec les nouvelles populations venues à la généalogie, depuis les années 1970. Plus globalement, nous avions donc pour objectif de comprendre chez quels individus, dans quels contextes sociohistoriques et familiaux, et par quels processus une conscience généalogique de soi, de sa famille et de son groupe d'appartenance émergeait.

Notre perspective a été donc radicalement sociologique en tant qu'elle a visé l'étude d'une couche sociale définie relativement à son objet généalogique. Mais, elle s'est voulue ouverte à ses frontières aux dimensions de l'anthropologie, pour observer si des organisateurs se retrouvaient, sous certaines conditions, dans d'autres couches sociales.

Définissons, avant de présenter nos hypothèses, les termes de récit généalogique. Nous avons emprunté ceux-ci à André Burguière, mais les avons attribués à un champ sémantique plus restreint de contenus qu'il ne semble l'avoir fait, pour mieux identifier la spécificité de notre corpus 9 . Nous différencions, en effet, les concepts de récit généalogique et de généalogie même si l'un et l'autre traduisent un même rapport global à la conscience de son identité : à l'analyse fine, on s'aperçoit que les caractères identitaires des auteurs qui produisent une généalogie diffèrent de ceux qui produisent un récit à partir de celle-ci. Ainsi, notre analyse ne portera pas sur un objet simple, définissable comme une suite d'ancêtres ordonnés selon les règles de la généalogie. Elle s'effectuera sur une histoire contée : une fiction construite à partir d'une armature généalogique et nourrie de données fragmentaires relatant les histoires d'ascendants, ces données pouvant être empruntées à des souvenirs, à l'état civil et à des actes notariés, mais aussi à des généalogies, à des mémoires et à des livres de raison plus anciens conservés dans les archives des familles ; une fiction qui fait connaître une histoire familiale depuis ses origines ; une fiction qui oriente la perspective de ses lecteurs sur leur passé familial ; une fiction dont les auteurs sont des descendants des familles sur lesquelles ils écrivent. L'armature généalogique qui structure ces histoires est construite à partir de l'énumération des membres de la famille selon un ordre – des plus anciens aux plus récents – cet ordre n'étant pas hiérarchique, mais suivant un plan d'écriture. Ce plan correspond à une logique de déchiffrementqui doit combiner à la fois une lecture horizontale et une lecture verticale en déclinant, pour chaque génération, les branches latérales et leurs descendances, avant de revenir à l'axe des ascendants directs.

Les récits généalogiques constituent un genre stable. On repère celui-ci en Europe depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, mais on le trouve aussi sur d'autres continents. On en relève les pratiques exclusivement dans des milieux d'élites. Mais, ces trente dernières années, on en observe dans des populations plus modestes en Europe, au Canada et aux Etats-Unis. On trouve, en effet, selon les groupes d'appartenance, plusieurs catégories de récits généalogiques : les récits nobles écrits par des auteurs appartenant à des familles issues de la noblesse, les récits bourgeois rédigés par des auteurs issus de la bourgeoisie et enfin les récits attribués par exclusion des deux autres catégories à une classe définie par l'absence d'appartenance à des élites. Les récits qui font l'objet de notre doctorat appartiennent à la catégorie des récits bourgeois. Le genre généalogique ne peut, en aucun cas, être confondu avec le genre historique, même s'il lui emprunte certaines de ses méthodes d'investigation et d'exposé.

L'histoire européenne du genre retient que traditionnellement les individus portés à produire des généalogies appartiennent à des élites dans lesquelles on trouve des individus ayant eu un rôle dans l'histoire ou étant candidats à un tel rôle. En effet, Georges Duby fait l'hypothèse qu'une conscience généalogique naît dans une couche sociale, au moment où les richesses et les pouvoirs de celle-ci ont commencé à être autonomes et à devenir héréditaires 10 . Aujourd'hui, la mobilisation en masse vers la généalogie de populations n'appartenant pas à de telles élites interroge les historiens. Assiste-t-on à un mouvement de démocratisation des pratiques généalogiques ? Le débat est en cours. Nous exposerons les hypothèses des historiens, des sociologues et des ethnologues concernant cette question. Les travaux sont encore parcellaires et ne permettent pas de déterminer encore le sens de l'histoire. Nous souhaitons contribuer, nous aussi, au débat. Notre intention est donc d'ancrer nos questions dans celles que se sont posées les chercheurs concernés par les nouvelles populations 11 .

Nous allons indiquer ces questions et montrer en quoi l'analyse de notre corpus peut contribuer à mieux comprendre les conditions à partir desquelles une conscience généalogique émerge et se maintient chez un individu, dans une famille et dans un groupe d'appartenance. Nous avons identifié quatre problématiques. Elles portent sur l'identité des auteurs de généalogies, la pente sociale intergénérationnelle sur laquelle ils se trouvent placés, l'impact de leur déracinement sur la prise de conscience de leur héritage généalogique et enfin, leurs devoirs de mémoire vis-à-vis de leurs ancêtres et leurs attentes concernant leurs descendants.

Notes
9.

. BURGUIERE André (1991), art. cit., pp. 771-788 ; et (1992), opus cit., pp. 18-51.

10.

. DUBY Georges (1979), La société chevaleresque : hommes et structures du Moyen Age, p. 165.

11.

. La comparaison ne satisfera pas entièrement à nos exigences, car les études effectuées sur ces nouvelles populations ne différencient que très rarement les concepts de récit généalogique et de généalogie.