Hypothèses

Nous examinerons la problématique concernant le premier facteur : soit la question de l'identité des auteurs de récits généalogiques. Nous instruirons la question de leur origine sociale. Au vu de l'histoire de la généalogie en Europe, on sait que, jusqu'à ces trente dernières années, les motivations qui amenaient des individus à une conscience généalogique de leur identité dépendaient de leur appartenance à des élites. Mais aujourd'hui, des populations plus modestes ont une telle conscience et n'appartiennent pas à celles-ci. Un tel constat interroge sur le lien entre élite et généalogie. Doit-on concevoir ce phénomène comme une rupture dans l'histoire sociale et le penser comme une réponse adaptée à un besoin nouveau déterminé par des contextes contemporains spécifiques les nécessitant, sans que pour autant, ils ne soient un emprunt aux élites ? C'est-à-dire, des populations plus modestes font-elles usage d'un même moyen, mais dans un objectif nouveau ? Ou bien, doit-on le voir comme l'effet d'une démocratisation plus linéaire ? C'est-à-dire, ces populations activent-elles, aujourd'hui, grâce à l'élévation de leur niveau d'études et de leur niveau économique, et à leur accessibilité à des biens culturels, des attitudes jusque-là réservées à des élites ? Ont-elles atteint un seuil tel qu'il leur permette de sortir des problématiques de survie pour entrer dans des problématiques symboliques, comme les élites traditionnelles l'ont fait avant elles ? S'il en est ainsi, on doit alors s'interroger sur ce seuil. Est-ce un seuil que toutes les populations n'appartenant pas à des élites ont globalement atteint au cours de ces trente à cinquante dernières années ? Ou bien, est-ce un seuil que, seules, certaines populations – les plus aisées de ces populations – ont dépassé ? Dans le premier cas, on conclurait que la démocratisation constitue une rupture dans l'histoire sociale, mais dans le second cas, on constaterait simplement que celle-ci se poursuit et touche une couche supplémentaire, six à sept siècles après l'étape précédente, qui était une démocratisation en direction de la bourgeoisie.

Nous faisons l'hypothèse que ce mouvement de démocratisation s'inscrit dans la continuité de l'histoire et non dans sa rupture. En effet, nous ne pensons pas légitime, au vu des résultats tirés des données de cette histoire elle-même, des recherches entamées depuis ces trente dernières années par les sociologues et anthropologues sur les pratiques et représentations des nouveaux amateurs de généalogies, et de nos constats, le point de vue d'une rupture dans l'histoire des comportements généalogiques. L'histoire a été le témoin d'autres mouvements de démocratisation comme celui que nous cherchons à analyser. Le dernier a commencé à la toute fin du Moyen Age et les Temps modernes l'ont vu se concrétiser. La noblesse a ainsi assisté à l'émergence de la conscience généalogique de la bourgeoisie. On sait, d'ailleurs, les conséquences que ce mouvement de démocratisation leur a fait subir, à savoir une mutation des formes de leurs propres expressions. On constate aussi que quand la bourgeoisie s'est occupée de généalogie, les couches sociales plus élevées ne l'ont pas, pour autant abandonnée. En conséquence, une conscience généalogique de soi peut pénétrer des couches nouvelles. Le nombre des élites n'a fait qu'augmenter dans le cours de l'histoire sociale de l'Europe 12 .

Pour instruire ce mouvement de démocratisation, nous mettrons en évidence les données de l'histoire permettant de comprendre à partir de quels déterminants, la conscience de soi devient généalogique dans une famille et dans un groupe d'appartenance, selon les différentes couches sociales.

Nous poursuivrons notre étude de la problématique de l'identité des auteurs des récits généalogiques en prenant en compte la variable du sexe. Les cinq généalogistes des Temps modernes sont de sexe masculin, mais André Burguière n'indique pas pourquoi il a choisi cette représentation pour son échantillon. Dans les nouvelles populations, on trouve des hommes en grande majorité. Nous faisons l'hypothèse que pour notre population, il en sera de même. Nous n'avons pas été témoin d'hypothèses capables de rendre compte de l'occupation prioritaire du champ généalogique par les hommes, pour ce qui concerne les siècles précédents. L'évidence de les trouver dans ce champ est telle, qu'il n'y a pas eu de problématique pour interroger cette variable. Pourtant, si on peut comprendre cette évidence dans le cadre d'une généalogie faite pour légitimer les prétentions aux trônes, il est plus difficile de l'envisager pour les généalogistes n'ayant pas cet objectif et encore moins pour les nouvelles populations d'aujourd'hui. Certes, l'expression sociale de soi s'est manifestée, sociohistoriquement, d'abord à travers des catégories masculines : les femmes étaient désignées par les prénom, patronyme et profession de leur mari, par exemple. Mais, aujourd'hui, on devrait trouver plus de femmes, étant donné l'évolution des mentalités concernant les rapports entre les sexes. De plus, dans la mesure où les alliances chez les élites exigent strictement le respect de l'endogamie, pourquoi n'y a-t-il pas plus de femmes pour instruire leurs généalogies ? Est-ce alors la patrilinéarité de la transmission du patronyme qui est une cause de cette évidence de la présence des hommes ? En effet, ceux-ci s'y trouvent attachés toute leur vie et leur renom est un enjeu de poids, dépendants qu'ils sont, structurellement, du rayonnement des comportements de leurs ascendants et de leurs descendants.

Pour les nouvelles populations intéressées à la généalogie, aujourd'hui, les généalogistes de sexe masculin sont toujours en plus grand nombre que ceux de sexe féminin. Aussi, nous faisons l'hypothèse que ce ne peut-être le seul fait de l'histoire sociopolitique des rapports entre les sexes qui peuvent expliquer ce fait social ! Certes les mentalités ne changent que lentement et la transmission du nom de famille a été exclusivement patrilinéaire pour les populations étudiées. Mais, nous proposerons d'envisager la question du sexe des auteurs au-delà de ces facteurs, soit plutôt à partir du rapport différentiel des hommes et des femmes à la mémoire de leur passé. L'influence sociopolitique de ce rapport n'est pas exclue de cette hypothèse et a l'avantage de s'articuler à d'autres influences.

Nous nous interrogerons, en effet, avec les travaux de Josette Coenen-Huther, sur la forme du récit qu'hommes et femmes donnent de leur passé, et sur les rapports de chacun des sexes à la transmission de celui-ci à leurs enfants 13 . Nous montrerons que la forme généalogique de relation au passé est plus masculine que féminine et que, lorsque la mémoire est orale, celle-ci retient mieux les événements concernant les maternels que ceux touchant les paternels, et donc oublie plus vite, à long terme, les patrilinéaires, c'est-à-dire la lignée qui réactive le plus le patronyme. Nous nous demanderons, en conséquence, si la mémoire des paternels n'a pas besoin d'être écrite, faute de souvenirs retenus par la mémoire orale. Nous verrons si ces hypothèses s'appliquent aussi à notre population et reconsidérerons de nouveaux facteurs pour préciser le profil des femmes auteurs de généalogies.

Nous envisagerons la variable de l'âge. Nous constatons que, dans les nouvelles populations, les généalogistes sont, très majoritairement, dans la seconde moitié de leur vie, proches du seuil de cessation de leurs activités professionnelles, lorsqu'ils se trouvent en quête de leur généalogie. Pour les généalogistes des Temps modernes, nous ne savons pas, car André Burguière ne donne pas d'information systématique sur cette variable. Pour supposer l'âge de notre population, ce sont les hypothèses de Maurice Halbwachs que nous avons reprises à notre compte. Nos généalogistes écrivent aussi alors qu'ils ont cessé leurs activités professionnelles Pourtant, nous devrons prendre en compte la minorité des généalogistes qui ont commencé à s'intéresser, jeunes, à la mémoire de leur famille, même s'ils ont, le plus souvent, mis un point final à la rédaction de leur récit à l'âge canonique. Nous devrons aussi évaluer l'impact de la situation familiale comme facteur déterminant de celui-ci

Nous mettrons en évidence le rang des auteurs de nos généalogies dans leur fratrie. André Burguière indique de façon précise, seulement le rang de deux auteurs des Temps modernes : l'un est un fils aîné et l'autre – l'épouse dont le mari a fait la généalogie – est une fille cadette. Aucune étude ne prend en compte systématiquement cette variable pour les nouvelles populations. En effet, nous nous demandions si la conscience généalogique de soi, de sa famille et de son groupe d'appartenance n'émergeait pas, en priorité, chez des aînés de fratrie. Or, nous verrons que nos hypothèses nous ont amenée à constater le contraire. D'autre part, André Burguière précise que deux de ses généalogistes sont nés d'un père cadet 14 . Nous avons tenu à observer cette variable dans notre corpus. Nous constaterons qu'il en est de même dans notre corpus. Nous nous sommes demandée alors comment comprendre les raisons qui font donc des fils de cadets des auteurs de généalogies.

Nous avons supposé que les lignées de cadets étaient celles qui profitaient le moins de la mémoire orale de leurs ascendants et que, pour la lignée patrilinéaire, il pouvait y avoir des conséquences à cause de la transmission de la mémoire attachée au patronyme. En effet, les âges avancés des ascendants à la naissance de leurs enfants cadets et encore plus des benjamins restreignent les chances de voir les générations se fréquenter entre elles, et donc celles de voir se véhiculer une mémoire vivante du passé. Ainsi, dans ces lignées, le temps de fréquentation des générations entre elles atteint un seuil minimum tel qu'un membre, situé en bout de telles lignées, est porté à oublier plus facilement ses ascendants que d'autres et, s'il veut connaître le passé de sa famille, il doit réunir ses données en empruntant à des témoignages écrits, plutôt qu'à des souvenirs ou à la tradition orale. Lorsqu'une telle disposition concerne la lignée patrilinéaire, est-ce parce que le généalogiste se trouve en défaut de mémoire vis-à-vis de son père, de son grand-père et de son arrière-grand-père paternels ? Est-il obligé, alors, de recourir à l'écrit et donc de se mettre en quête pour s'informer sur sa généalogie paternelle ? Ce serait donc la nécessité du recours à l'écriture qui ferait, de façon privilégiée, des cadets fils de cadets, des auteurs de généalogies. Nous examinerons le temps de fréquentation des générations entre elles, dans les lignées patrilinéaires de nos auteurs, pour nous déterminer sur une telle hypothèse.

Nous observerons la situation familiale des auteurs de nos généalogies. C'est une variable qui n'a pas été prise en compte systématiquement dans le corpus d'André Burguière, ni dans les études concernant le profil des nouvelles populations. Sont-ils plutôt célibataires, mariés, en union libre, séparés, divorcés, clercs ? Ont-ils des enfants ? Nous nous demandions, en effet, si la présence d'une postérité portait plus à faire émerger une conscience généalogique de soi et de sa famille. Nous supposions que la présence d'enfants pouvait amener un individu à souhaiter transmettre et donc, que les individus en couple ayant postérité devaient composer prioritairement notre population.

Pour expliquer les raisons qui amenaient à avoir besoin de transmettre quand on avait une postérité, et surtout de transmettre pour que le souvenir se conserve dans la descendance, nous avons fait l'hypothèse, avec les travaux de Josette Coenen-Huther, que la mémoire retenue par la postérité était l'objet d'un enjeu symbolique entre les parents. En effet, la transmission intergénérationnelle de la mémoire est le résultat de négociations préalables conscientes et inconscientes entre eux. Nous mettrons en lumière les termes de ces négociations, nos auteurs se trouvant à la fois objets et sujets de celles-ci, c'est-à-dire pris, comme enfants, dans l'enjeu de transmission de leurs parents et disposés, comme parents, dans celui qui les confronte à leurs alliés relativement à leurs propres enfants. Nous verrons que les déterminants de l'origine sociale ont une influence sur le souhait de transmettre.

Enfin, toujours en ce qui concerne ce facteur de postérité, nous avons voulu savoir, si les auteurs de généalogies n'étaient pas des individus qui avaient plus particulièrement été inquiets de ne pas avoir d'enfants et peut-être de petits-enfants ou bien qui avaient pu hériter de cette inquiétude de leurs ascendants. La question se portera sur la postérité du nombre, mais aussi sur celle du patronyme des auteurs.

Après avoir présenté nos hypothèses concernant le profil des auteurs de généalogies, nous allons aborder le second questionnement que nous voulons mettre à l'étude : celui de la pente sociale sur laquelle se trouvent les auteurs de généalogies. Est-ce la mobilité ou la stabilité de la trajectoire sociale qui favorise le plus une prise de conscience généalogique de son identité ? Est-ce celle qui est intragénérationnelle ou celle qui est intergénérationnelle ? André Burguière montre que les lignées patrilinéaires des cinq généalogistes bourgeois de son corpus sont en ascension sociale ou du moins leurs auteurs en montrent tous les caractères. Ils présentent cette ascension sociale comme la réussite d'une intégration sociale locale. Ils empruntent alors les formes d'une parabole énonçant le droit de leurs familles à être investies d'une identité bourgeoise dans les localités où elles sont implantées depuis plusieurs générations. Ils promeuvent un droit à demeurer là, au sein de la bonne société, un droit acquis par l'un de leurs ancêtres : l'ancêtre enracineur 15 .

L'histoire de cette intégration est centrée sur les actions professionnelles, sociales et politiques engagées dans la localité où cet ancêtre émigre ainsi que sur ses mérites, et voit son couronnement dans l'alliance de celui-ci avec une famille bien implantée. Elle amène à constater aussi que cette famille alliée a travaillé pour sa part à produire cette ascension du fait de sa condition supérieure et de sa plus forte intégration au milieu local. Elle a conjoint son nom et son renom à l'ancêtre méritant, mais alors immigré rural et l'a sorti de l'anonymat en l'ayant accueilli à sa juste valeur 16 . Nous faisons l'hypothèse que nos récits mettent en scène ces enjeux un à deux siècles après.

Que disent les observateurs des nouvelles populations ? Presque tous relèvent, aussi, la présence d'une ascension sociale dans les lignées ascendantes de leurs généalogistes amateurs. Ils remarquent qu'un ancêtre est désigné comme le point de départ de celle-ci, à cause de la part qu'il a prise à l'histoire de son époque. En revanche, on ne sait pas si son alliance avec une famille de condition supérieure a pu créer des conditions d'intégration à une nouvelle élite. Et les observations diffèrent sur l'importance à donner à la dynamique d'intégration à la localité. Ainsi, si nos auteurs font valoir une ascension de leur trajectoire sociale intergénérationnelle, nous pourrons conclure qu'il est nécessaire de valider un tel facteur pour écrire sa généalogie, que l'on appartienne à la bourgeoisie ou aux nouvelles populations.

Pour comprendre les logiques qui sous tendent le rapport entre ascension sociale et écriture généalogique, nous nous appuierons sur les conclusions de Béatrix Le Wita qui nous a amenée à penser qu'une ascension sociale faisait entrer les membres d'une même famille dans une logique d'accumulation 17 . On doit pouvoir imaginer son passé comme capitalisable pour se retourner sur lui généalogiquement. Est-ce le sentiment d'avoir derrière soi un héritage à réinvestir qui incite un individu à prendre conscience de soi comme d'une identité structurée généalogiquement 18  ? Si tel est le cas, alors, à partir de quel seuil d'accumulation une génération a ce sentiment et conçoit-elle son passé comme un héritage ? Enfin, comment les données des capitaux s'agencent-elles pour produire ce seuil, entre données économiques, sociales, culturelles et symboliques ?

On observe bien chez les généalogistes des Temps modernes le sentiment qu'ils pouvaient avoir un bénéfice de l'héritage capitalisé avant eux depuis leur ancêtre enracineur. Mais, on le voit peu dans les nouvelles populations, même si on relève des sentiments de devoirs et de dettes vis-à-vis des ascendants, qui peuvent être des indicateurs. Nous montrerons que nos généalogistes ont de telles représentations de leur passé. Nous faisons l'hypothèse qu'ils ont le souci de préfigurer jusqu'au bout – non seulement au-delà de leur propre mort, mais de celle de leur conjoint et de leurs descendants immédiats – la destination de leurs capitaux 19 . En effet, en l'absence d'héritiers, le bien tombe en déshérence. Mais, ils ne peuvent pas compter sur une dévolution, la transmission de leurs capitaux étant symbolique. C'est pourquoi, ils doivent pouvoir s'appuyer sur une stratégie, à l'adresse des jeunes générations, ayant pour objectif de mettre en valeur les bénéfices que ceux-ci auraient en s'appropriant l'héritage. Le récit généalogique serait donc un moyen efficace de préfigurer la destination de l'héritage symbolique d'un individu et de se doter d'héritiers.

Quant au seuil d'accumulation des capitaux à partir duquel un individu d'une génération voit naître en lui la conscience de son héritage généalogique, nous nous sommes demandée comment le situer. A-t-il un rapport avec un degré de génération ? Dans ce cas, s'évalue-t-il à l'étalon de l'ancêtre qui a eu un rôle dans l'histoire ou bien à celui du plus ancien ancêtre d'une des lignées ? Est-il à chercher dans la seule lignée patrilinéaire ou bien dans toutes les lignées de la filiation ?

Lorsque nous avons considéré ce degré de génération dans le corpus d'André Burguière, nous nous sommes aperçue que, pour les quatre généalogistes sur lesquels on est informé, on a des degrés très divers d'écart entre l'ancêtre enracineur et le généalogiste. Ce n'est donc pas le degré de filiation qui les sépare, ni celui de l'ancienneté dans la localité qui produit l'émergence de la conscience d'un héritage. Mais, l'auteur n'a pris en compte que la lignée patrilinéaire de ses généalogistes. Pour le degré d'ancienneté des filiations connues, on constate là aussi la diversité. Dans les nouvelles populations, une seule observatrice – Claire Emmanuelle Lorquin – apporte une information précise : elle constate que, le plus généralement, on compte trois générations entre l'ascendant ayant eu un rôle dans l'histoire et le généalogiste, et quatre entre le plus ancien ascendant et ce dernier. Aussi, nous avons supposé ce nombre de générations pour la majorité de notre population.

Afin d'appréhender en quoi le lien qui existe entre la trajectoire sociale intragénérationnelle des généalogistes et les pentes des trajectoires sociales intergénérationnelles sur lesquelles ces derniers se trouvent, a un impact sur le souhait d'écrire sa généalogie, il nous fallait tenir compte de plusieurs variables : celles des professions, niveaux d'étude, niveaux de vie, ancienneté, etc., des auteurs et de leurs ascendants.

Ayant comparé les positions sociales des cinq bourgeois des Temps modernes relativement à leurs ascendants, on a déduit qu'ils étaient stables socialement à la génération de leurs pères respectifs, autant qu'on puisse le constater avec les seules indications de l'auteur. Ainsi, si leurs lignées ont vécu une ascension sociale après leur enracineur, arrivées à la génération du généalogiste, on constate plutôt une stabilité. Pour ce qui concerne les populations nouvelles, nous n'avons pu relever d'informations précises pouvant évaluer leurs places sur les pentes sociales de leurs lignées.

Notre hypothèse est que nos auteurs ont des positions sociales semblables à celles des auteurs des Temps modernes. Mais, nous analyserons chacune des variables de cette position et verrons qu'elles sont paradoxales étant donné la place de nos auteurs au carrefour des trajectoires de leurs lignées. Leurs positions sont différentes selon qu'on les considère à partir de l'une ou de l'autre de ces variables et selon les suites généalogiques auxquelles on les compare. Ainsi, selon l'angle généalogique et la variable à partir de laquelle on conduit la comparaison, on constatera une descente, une ascension ou une stabilité sociale. Sont-ce ces positions paradoxales qui forgent un terrain favorable à l'écriture généalogique ou bien seulement l'influence de certaines variables ? Nous chercherons à savoir si nous pouvons tenir nos auteurs, comme peut nous le faire supposer Isabelle Bertaux-Wiame, pour des individus en décalage dans leurs rapports avec leur famille, ayant besoin de s'intégrer objectivement dans leurs relations avec elle et de s'assurer une place dans la chaîne générationnelle 20 .

Nous verrons que nos auteurs témoignent tous de la présence d'une crise dans leur famille. Ils font valoir une incompatibilité problématique entre les valeurs et représentations avec lesquelles ils ont été éduqués et celles que les contextes sociohistoriques et familiaux dans lesquels ils vivent eux-mêmes et leur descendance, diffusent ou permettent. Ils réalisent que les évidences des modes de vie passés sont devenues contradictions dans leur contexte sociologique et familial et souhaitent proposer à leur famille d'autres modes de vie et de rapport à leur société et à elle-même. Nous montrerons que s'ils perçoivent ces contradictions, c'est à cause d'une sensibilité particulière provenant de leur propre vie qui leur a fait voir leur histoire familiale avec une nouvelle perspective.

Ainsi, l'écriture généalogique ne serait pas seulement un acte destiné à conserver la mémoire familiale, mais plutôt nécessitant une mémoire pour résoudre des contradictions. Nous ferons valoir en quoi nos auteurs n'attendent pas une simple conservation de leur mémoire par leurs descendants en prenant leur plume, mais une transformation des comportements de ceux-ci. En effet, nous constaterons qu'ils relatent les mythes de leur famille. N'est-ce pas parce que, comme Claude Lévi-Strauss l'explique pour les sociétés froides, ceux-ci instruisent les fondements identitaires des structures de groupes stables et visent à introduire des transformations efficaces, et ceci sans ébranler leurs fondements identitaires ? Ils fournissent un modèle logique pour résoudre des contradictions ; ils procèdent de la prise de conscience de certaines oppositions et tendent à leur médiation progressive 21 . Nous faisons l'hypothèse que nos auteurs cherchent à amener leurs familles à sortir des contradictionsqui ébranlent leurs identités encore au jour de l'écriture et qui leur font craindre pour l'avenir de leurs descendants. Comme le dit André Burguière, les discours généalogiques construisent des mythes familiaux et s'insèrent par le travail de l'imaginaire dans les tensions et les préoccupations de leur époque, permettant de traduire dans un langage codé, les prétentions ou les frustrations d'acteurs sociaux 22 .

Nous définirons quelles places les auteurs se donnent dans les mythes qu'ils produisent. Nous inviterons à voir qu'ils s'instaurent en médiateurs 23 pour réduire les incompatibilités ressenties. En effet, ils s'engagent dans leurs énoncés de façon à réorienter les références de leurs familles, en direction de nouvelles représentations et valeurs capables d'intégrer les événements qui ont amené ces incompatibilités sans désintégrer leurs structures identitaires. Nous montrerons que ces nouvelles représentations et valeurs renvoient toutes à des modèles trouvant leur parachèvement dans le mode de vie du grand bourgeois : un mode de vie qui produit une compatibilité entre les deux branches de la filiation de nos auteurs et d'autre part, entre leur identité familiale et les contextes en cours.

Nous mettrons en lumière les configurations mythiques à travers lesquelles nos auteurs dévoilent et, dans le même temps, véhiculent les organisateurs identitaires de leurs familles ainsi que les événements qui les ont déstabilisés. Mais, nous ne pourrons distinguer ce qui est de l'ordre du souvenir et ce qui est de l'ordre de l'imaginaire ; la tâche est très difficile comme en rend compte André Burguière 24 , voire inutile, puisque la finalité des récits est autant dans la vérité des faits relatés que dans leur efficacité métaphorique.

Nous ne pouvons pas vérifier nos hypothèses sur le corpus des Temps modernes, faute de contenus suffisants concernant les lignées ascendantes des auteurs de généalogies. Nous avons seulement pu relever que des drames ont aussi touché la vie de certains d'entre eux et qu'ils ont donc pu avoir une sensibilité particulière les ayant amenés à souhaiter de nouvelles perspectives pour leur famille 25 .

Nous envisageons les questions de notre troisième problématique – à savoir l'impact du déracinement sur la prise de conscience par nos auteurs de leur identité généalogique – avec l'étude de plusieurs variables. Nous avons constaté que les généalogistes des Temps modernes ne sont pas en rupture de leurs racines. En revanche, les cas diffèrent dans les nouvelles populations. Comment se présente le débat ? Plusieurs observateurs considèrent qu'il y a un lien direct entre la souffrance due au déracinement et la recherche des ancêtres. C'est le cas, notamment, de Martine Segalen et Claude Michelat, de Patrick Cabanel et d'André Burguière qui font remarquer dans les conclusions de leurs études respectives que le déracinement a été particulièrement développé dans notre contexte social contemporain, ce qui permet de comprendre l'afflux des généalogistes amateurs de ces trente dernières années ; un déracinement qui a provoqué des cassures de la mémoire et une souffrance disent les deux premiers auteurs 26  !

Mais, la ligne est-elle directe entre le déracinement, la souffrance et la quête généalogique ? En effet, remarquent d'autres observateurs, il n'y a pas que des populations déracinées qui s'intéressent à la généalogie ; au contraire, des individus enracinés depuis plusieurs générations sont, eux aussi, portés à la pratique généalogique, soit que, comme Cardell K. Jacobson le suggère, la peur de perdre des avantages de sa position sociale locale en constitue le moteur, soit que, comme l'indiquent, pour leurs corpus respectifs, Evelyne Ribert et Sylvie Sagnes, une intégration ait besoin d'être renforcée dans la localité dans laquelle on vit 27 . Enfin, Evelyne Ribert dit spécifiquement ne pas pouvoir témoigner que ses enquêtés ont souffert d'un déracinement. Le débat entre les chercheurs est toujours en cours. On peut le synthétiser ainsi : est-ce la souffrance de celui qui a perdu ses racines ou bien l'inquiétude de celui qui est bien enraciné et qui peut avoir à perdre les avantages de sa position sociale ou enfin, le désir de celui qui veut renforcer son appartenance locale, qui amènent à avoir une conscience généalogique de son identité ?

Dans le corpus de Martine Segalen et Claude Michelat, les amateurs de généalogie sont majoritairement des populations mobiles issues de l'immigration rurale depuis plusieurs générations. On constate que leur mobilité est organisée au sein d'une même administration : celle dans laquelle ils ont leur cercle généalogique. Ils sont donc des mobiles chroniques, mais notre hypothèse est que leurs rapports avec leurs différents lieux de vie s'ordonnent à partir du lieu stable du siège de leur administration. Aussi, la question demeure pour ces couches plutôt modestes du secteur public : est-ce la souffrance du déracinement dû à leur immigration chronique qui les amène à une conscience généalogique d'eux-mêmes ou bien rejoignent-ils les attitudes des populations enracinées ?

Evelyne Ribert, elle, constate tous les cas de figure, dans sa population parisienne. On peut avoir été volontairement un mobile chronique et chercher, à un moment donné, à se réancrer géographiquement, être établi à Paris, mais issu de parents enracinés dans des lieux divers et se choisir une identité à partir de l'un de ces lieux, et enfin être descendant, au contraire, d'une filiation implantée dans une même région et cultiver son identité à travers les caractères spécifiques de celle-ci. Dans tous les cas, on peut donc, selon ses conclusions, être mobile ou stable, simplement on n'a pas les mêmes objectifs dans sa quête. Quant à Sylvie Sagnes, si elle montre la priorité de la problématique d'intégration, elle laisse le doute au lecteur sur l'ancienneté de la stabilité résidentielle de ses généalogistes : ils sont peu ou prou enracinés dans leur terroir , dit-elle 28 . Les autres observateurs n'apportent pas d'indications assez précises pour orienter le débat.

Ainsi, la réponse au débat n'est pas tranchée et laisse place à l'idée que la conscience généalogique de soi ne peut se concevoir aujourd'hui comme une simple réaction sociale aux ruptures d'avec le monde rural. Elle doit tenir compte d'abord de la variable d'enracinement. Pour autant, elle ne doit pas laisser de côté celle de la souffrance concernant les ruptures de la mémoire. Nous verrons que les auteurs de notre corpus, eux, n'habitent pas tous Lyon au moment où ils écrivent, mais ils y sont tous nés. Ainsi, nos généalogistes peuvent être mobiles, mais ils n'effectuent pas d'émigration rurale. Avec le recensement des lieux de naissance de leurs ascendants, nous constaterons que les exodes ruraux récurrents se sont produits très majoritairement plusieurs générations avant eux. La mobilité géographique des généalogistes n'est donc pas une variable pertinente pour déterminer leur profil si on la prend sous le point de vue de la mobilité résidentielle intragénérationnelle et qui plus est sous l'angle de la souffrance due à la rupture d'avec leurs origines rurales.

Pour autant, il nous faudra observer la variable de la mobilité intergénérationnelle. Nous verrons que nos récits et ceux du corpus d'André Burguière s'attardent très longuement sur l'émigration rurale de l'ascendant ayant ancré sa famille à Lyon. Est-ce parce que le déracinement reste dans la mémoire des descendants comme une cassure, même après plusieurs générations enracinées ? Est-ce parce que, comme André Burguière le voit pour sa population, cet ascendant a été maître de son destin, c'est-à-dire un homme ayant décidé son déplacement et mérité sa reconnaissance et sa réussite et donc, un exemple clef dans la métaphore offerte à la descendance ? On constate qu'il n'est jamais fait allusion à la souffrance d'un déracinement dans les analyses du corpus des Temps modernes. La seule allusion à des sentiments pénibles de la vie de l'un de ses généalogistes concerne des difficultés relatives à son enracinement, au contraire, difficultés d'être un immigré 29 . Nous avons vu que notre population craignait pour l'avenir de ses enfants : est-ce parce qu'ils avaient peur de les voir perdre leur position sociale et les acquis qu'ils pouvaient encore leur transmettre ? Souhaitait-elle aussi renforcer leur position dans leur élite ? Quoi qu'il en soit, elle se trouvait dans la même perspective que celle des Temps modernes et que celles étudiées par Cardell K. Jacobson, Evelyne Ribert et Sylvie Sagnes.

Nous faisons l'hypothèse que nos généalogistes cherchent à trouver les moyens d'arrimer leur famille à leur élite par l'écriture des évènements et investissements qui ont permis leur appartenance à celle-ci. Leur intention est de légitimer leur place et celle de leur famille. Ils veulent sortir de l'anonymat en rédigeant leur mémoire pour que celle-ci se maintienne dans la mémoire collective de leur élite. Avec un tel point de vue, nous donnons aux récits généalogiques, la fonction de mettre en scène l'ancienneté et la continuité de l'appartenance des familles à leur élite.

Dans les récits des Temps modernes comme dans les généalogies des nouvelles populations, on relève une rhétorique de légitimation par la mise en scène de l'ancienneté et de la continuité des lignées de la filiation de leurs auteurs. Dans les premiers, on constate qu'ils tendent à faire des origines familiales des temps immémoriaux, mais non des temps immémoriaux comme dans la vision lignagère de l'ancienne noblesse qui, elle, se confond avec la possession d'un fief. Pour les bourgeois, l'appartenance à l'élite est toujours corrélée à un autre enracinement – celui-ci plus ancien – dans les terres où ont vécu les ancêtres les plus lointains des lignées patrilinéaires. On assiste, explique André Burguière, chez les bourgeois, à un dédoublement du récit des origines : d'une part, une origine lointaine – rurale – dont la butée correspond aux premiers témoignages de l'implantation locale de la famille et d'autre part, la véritable fondation, celle de l'installation dans la ville où la famille s'est depuis perpétuée. Ce dédoublement permet à la fois de se conformer au modèle aristocratique en produisant l'immémorial et de s'en séparer en légitimant avec une date l'implantation locale.

En ce qui concerne les généalogies des nouvelles populations, leurs observateurs relèvent tous la présence d'une quête d'ancienneté et de continuité. En effet, ils remarquent qu'elles ont le sentiment de faire partie d'une lignée. Elles s'estiment plus être dépositaires que propriétaires des capitaux symboliques dont elles ont hérité. Leur souci est que leurs descendants se conçoivent ainsi, c'est-à-dire que, concrètement, elles lisent l'histoire familiale qu'elles ont relatée, la lèguent à leur tour après l'avoir éventuellement augmentée des événements de leur temps et s'approprient sa morale. Elles sont donc tendues vers la pérennité et l'unité de leur groupe familial, soit vers la continuité de la raison collective. Elles ont des devoirs envers leurs ascendants et des attentes vis-à-vis de leurs enfants et petits-enfants.

Mais, on trouve aussi, dit Sylvie Sagnes, de nombreuses généalogies dans lesquelles ego est éponyme, ce qui n'est pas le cas dans les couches sociales traditionnelles. De plus, explique-t-elle, les amateurs ne parviennent pas à capter la curiosité des membres de leur famille ; leur quête est solitaire et répond à des besoins narcissiques avant de servir une dimension collective. C'est aussi ce que note André Burguière pour ces populations. Ainsi, l'écriture généalogique s'adapterait-elle aux attentes des milieux d'appartenance ou des contextes sociohistoriques ? Dans un groupe organisé sur l'individu, se recentre-t-elle sur celui-ci ? Cultive-t-elle alors un égotisme par ancêtres et cousins interposés pour servir la construction identitaire dont les nouvelles populations ont besoin 30  ? Mais, jusqu'où peut-elle inverser sa raison d'être traditionnelle pour servir de nouvelles couches sociales, délaissant la supériorité entendue de la raison collective sur les raisons individuelles ? L'influence du contexte social plus global dans lequel sont inscrits ces individus et groupes, ne joue-t-elle pas aussi sur les couches traditionnelles ? Pour répondre à de telles questions, nous indiquerons la place que les auteurs de nos récits bourgeois se donnent au sein de leur famille. Nous décrirons les pratiques à l'origine de la production de leurs récits en nous demandant si elles sont moins solitaires que les pratiques des populations nouvelles. Enfin, nous observerons si les récits généalogiques contemporains de notre corpus traditionnel conservent la même attention à l'égard de la raison collective que les bourgeois des Temps modernes ou si la raison individuelle a gagné du terrain.

Nous faisons l'hypothèse que notre population traditionnelle n'est pas si épargnée que cela par la raison individuelle ? L'écriture généalogique n'est-elle pas, justement, le produit de la tension entre raison collective et raison individuelle ? L'histoire de la généalogie a montré que, justement, à partir du moment où une conscience généalogique émerge dans un groupe, la conscience individuelle d'une responsabilité vis-à-vis du destin de la descendance naissait en même temps. Se mettre dans la position d'ego n'est-il pas nécessaire, aujourd'hui si l'on veut mettre en scène les quatre branches de sa filiation ? Notre point de vue est que l'écriture généalogique a justement pour fonction d'articuler les deux pôles – collectif et individuel – pour identifier un individu qui ne soit ni le produit de son milieu ni celui d'un auto-engendrement. Entre ces deux pôles, nous verrons comment nos généalogistes se positionnent.

Nous observerons les moyens avec lesquels les auteurs de notre corpus forgent les représentations de leur ancienneté et de leur continuité. Nous chercherons à comprendre le paradoxe de la position qu'ils donnent à leur ascendant enracineur : un ascendant ayant, certes, ancré manifestement ses descendants dans la cité, mais aussi un immigré rural, donc un dateur indicateur du rang de l'ancienneté de la famille dans sa localité qui, s'il est trop proche de la génération de l'auteur, peut au contraire produire un imaginaire de parvenu. Nous faisons l'hypothèse que la mémoire des ascendants patrilinéaires d'avant l'émigration rurale est, chez les bourgeois, nécessaire pour faire valoir l'ancienneté immémoriale de sa famille dans l'élite de sa localité. En effet, une telle mémoire fixe une date d'ancienneté plus reculée à la lignée, en prenant en compte les lieux des origines. De plus, elle dévoile que celle-ci était déjà bourgeoise depuis plusieurs générations et bien avant Lyon – même si elle l'était d'un bourg – et qu'elle a accumulé du crédit pour sa respectabilité. Nous montrerons que les récits généalogiques évoquent ainsi le rayonnement des paternels des auteurs et leur état de bourgeoisie comme la reconduction naturelle d'une même disposition identitaire, déjà là dès les premiers temps de la famille, avant même l'arrivée dans la cité. Comme le dit André Burguière pour sa population, les qualités qui distinguent une famille (bourgeoise) et se vérifient par son ancienneté ont nécessairement quelque chose d'inné 31 .

Notre hypothèse globale, faisant de l'enracinement la préoccupation centrale des auteurs de récits généalogiques, ne nie pas l'impact du déracinement et d'une souffrance qui lui est attenante sur le besoin d'écrire sa généalogie, mais n'en fait pas des facteurs déclencheurs en tant que perte des racines. Pour nous, il y a une autre origine au sentiment de cassure, qu'il faut trouver auprès d'autres facteurs sociologiques que ceux du seul déracinement. Nous montrerons en effet qu'il faut plutôt interpréter ce sentiment à partir d'un point de comparaison : à savoir l'étalon de la mémoire des maternels déjà formalisée et montrant une grande ancienneté et sa continuité. Nous faisons donc l'hypothèse que, dans notre corpus, la conscience généalogique ne naît pas de brisures absolues de la mémoire, mais de brisures relatives mesurées à l'étalon de l'ancienneté et de la continuité d'une autre mémoire familiale. Au moment de devoir dévoiler leur mémoire paternelle, nos auteurs la découvrent moins ancienne et discontinue, lorsqu'ils la comparent à celle issue de leurs maternels. Nous verrons que l'enjeu est d'importance, car socialement leur patronyme les inscrit sous le paradigme de leurs paternels. Leurs enfants et eux doivent se classer, comme le dirait Claude Lévi-Strauss, dans la catégorie des moins légitimés, au regard de la hiérarchie de leur élite. Rien ne nous indique s'il en est de même chez les généalogistes des Temps modernes. Certaines données peuvent nous le laisser penser dans les populations nouvelles.

Nous prendrons en compte, enfin, les problématiques concernant les devoirs de mémoire de nos auteurs vis-à-vis de leurs ancêtres et leurs attentes concernant leurs descendants. André Burguière ne relève pas de telles problématiques chez ses généalogistes. Pour les nouvelles populations, une observatrice – Claire Emmanuelle Lorquin – montre que, dans son échantillon, elles ont le sentiment d'un devoir de mémoire envers leurs ascendants. Mais, ce sentiment est lié à des devoirs et à des dettes envers les descendants. Une autre observatrice – Evelyne Ribert – reconnaît de tels devoirs et dettes et les définit dans des termes semblables à ceux de Claire Emmanuelle Lorquin, à savoir léguer cette mémoire aux descendants, la voir s'augmenter et s'approprier sa morale, c'est-à-dire amener les descendants à s'inscrire dans la chaîne des générations de leur famille. Mais, on se demande quels rapports il y a entre les devoirs de mémoire et les dettes. Les deux sentiments sont conjugués. Aussi, chercherons-nous, dans notre population, à les désimbriquer pour mieux les définir et les relier après. Nous verrons que le devoir de mémoire répond au regret de n'avoir pas vu s'effacer la mémoire des patrilinéaires et que la dette vient après, une fois le devoir rendu avec l'écriture généalogique. Nous exposerons les contenus de ces regrets.

Plus complexe sera de comprendre les attentes que nos auteurs ont vis-à-vis de leurs descendants et le rapport qu'ils tissent entre leurs dettes envers leurs ascendants et celles qu'ils souhaitent voir reprises par leurs descendants. Notre hypothèse est que nos récits généalogiques contiennent de véritables montages destinés à fabriquer 32 des héritiers : des montages testamentaires à valeur pédagogique. S'adressant autant à des enfants qu'à des adultes de la descendance, ils visent à la fois à orienter la socialisation des premiers et à éveiller le désir de retransmission des seconds. Nous verrons qu'à l'attention des premiers, les auteurs développent des stratégies cherchant prioritairement à leur créer des modèles de référence dans l'intention de voir leurs identifications se faire dans le sein même de leur famille. CommeRobert K. Merton le montre pour les populations stables, il s'agit pour eux de rendre possible la reconduction des valeurs héritées sans l'imposer, c'est-à-dire de proposer aux jeunes générations un processus d'identification à partir de valeurs internes à la famille, mais sans exercer un forçage 33 . Il s'agit de ne pas contraindre à imiter les comportements des parents, cette logique de socialisation étant peu efficace à long terme au vu des risques de rejet très élevés qu'elle peut engendrer et d'autre part des pertes substantielles de capacités d'adaptation et de discernement dont le groupe d'appartenance a besoin pour perpétuer son existence sociale. Il faut en effet empêcher les jeunes générations d'élire des valeurs d'identification qui les feraient sortir de leur milieu social, mais en même temps de leur donner les moyens de savoir choisir les valeurs familiales à reproduire ou à écarter au vu des contextes sociohistoriques de leurs générations.

Nous verrons que les lecteurs des récits sont appelés à prendre le groupe des ancêtres de leur milieu d'appartenance comme figure identificatoire et non leurs seuls père et mère. Le groupe des ancêtres est là pour constituer un groupe de référence au cœur du groupe d'appartenance. Il met un écart entre les générations contiguës. Dans les minorités contraintes à des identifications presque exclusivement familiales et à un mode de vie très communautaire, cet écart entre les générations n'est-il pas nécessaire pour faire résister au temps les identités sociales ? Ne faut-il pas éviter que les membres des familles ne soient portés à des relations trop exclusives entre eux ? En effet, à moyen terme ces relations n'ont-elles pas toutes les chances d'étouffer le développement des identités individuelles nécessaires au rééquilibrage permanent de l'identité du groupe et à long terme de menacer l'existence même de celle-ci ? En effet, le risque dans les minorités est de voir de trop nombreux membres plus préoccupés par leurs loyautés, affinités et conflits familiaux que par les responsabilités sociales qu'ils doivent développer pour leur pérennisation ? Le risque, aussi, est que la nostalgie du passé gouverne la socialisation, comme le fait remarquer Béatrix le Wita. Nous constaterons donc que les héritiers sont laissés libres dans les appropriations de leur héritage, mais sont conduits par une pédagogie de la lecture, vers des contenus dressant un rempart contre la nostalgie et laissant trace de valeurs disponibles pour des identifications attendues. Mais, jusqu'où sont-ils libres alors ?

Pour répondre à cette question, nous devons comprendre par quoi ils sont mobilisés pour souhaiter s'approprier l'héritage qui leur est proposé. Nous verrons que l'écriture généalogique offre des moyens pédagogiques efficaces aux auteurs grâce à sa fonction de sublimation 34 . En effet, par les règles de l'art – les règles du genre généalogique – les qualités de certains ascendants sont élevées à une dimension inégalée par les moyens de la structure graphique, des formes de l'énonciation et du style des récits dans l'espoir de voir les lecteurs effectuer sur ces ascendants un transfert affectif. Ces derniers sont ainsi emblématisés et destinés à être élus parmi le groupe des ancêtres par la descendance comme figures de référence à suivre pour se construire. L'écriture généalogique permet donc des montages pédagogiques capables d'instituer des affiliations symboliques, non des affiliations selon les lignes de l'engendrement, mais des affiliations électives auxquelles les descendants souhaitent s'attacher sur la base du rayonnement symbolique que ces ascendants immortalisés ont fait rejaillir sur tous. Nous verrons les qualités de ces ascendants choisis pour constituer la filiation à investir comme modèle.

Quant au désir de retransmission, nous analyserons comment les discours des récits peuvent l'éveiller. L'on est d'autant plus transmetteur que l'on est soi-même héritier , explique Anne Gotman. Aussi, un individu qui a déjà hérité multiplie-t-il ses chances de transmettre lui-même ses biens. Transmettre s'impose quand on a soi-même reçu quelque chose de ses parents 35 . La transmission dans la famille n'est donc pas un simple transfert de biens, mais, comme l'indique Anne Gotman, plutôt le dégagement d'un surplus de la capitalisation à transmettre 36 . Nous nous sommes demandée d'où provenait alors ce surplus, dans le cas d'un héritage symbolique.

Dans les populations nouvelles, nous avons fait remarquer que le sentiment de dette était un facteur à transmettre. Mais, il faut ajouter que cette transmission constitue un poids, dit Evelyne Ribert. Les termes sont forts : par le don de l'histoire familiale, une telle transmission cherche, dit-elle, à ligoter à une chaîne de générations les descendants. Le don est donc obligataire. La transmission, en conséquence, a pour effet d'attacher les membres d'une même lignée entre eux par les dettes qu'ils ont envers leurs ascendants.

La transmission dans la bourgeoisie opère-t-elle à travers la transmission de dettes aussi ? Engendre-t-elle aussi un poids ? Les dettes sont-elles de même nature ? André Burguière n'insiste pas sur ce point pour sa population des Temps moderne, mais il indique que la transmission et la solidarité entre les vivants et les morts sont des enjeux fondamentaux pour sa population 37 . Ce sont sans doute les conditions de la mise en place d'une prédestination pour asseoir les familles dans leur élite, dit-il 38 . Nous montrerons que, dans notre population, tous les auteurs reconnaissent, dans leur récit, leurs dettes envers leurs ascendants, mais ce qui nous est apparu pertinent à l'étude approfondie de leurs sentiments, c'est qu'ils les décrivent d'abord comme des indus, c'est-à-dire comme des créances provenant des investissements engagés par les efforts de leurs ascendants communs et ayant produit un bénéfice qui leur revenait, alors qu'ils n'y avaient pas participé. Ils insistent plus sur l'impossibilité pour eux et pour leurs descendants de solder les indus puisque les ascendants, grâce à qui les capitaux sont entrés dans la famille, ne sont plus vivants. Les dettes restent structurellement alors impayées. Notre hypothèse est qu'elles constituent ces surplus nécessaires par lesquels les positions symboliques des familles peuvent se retransmettre.

Ainsi, les généalogistes comptent sur leur seule écriture généalogique pour trouver des héritiers. Avec elle, ils les instituent, au sens de Pierre Bourdieu 39 . Car, comme il l'explique, l'héritage s'impose à son héritier ; il faut qu'il parvienne à s'approprier des possesseurs à la fois disposés et aptes à entrer dans une relation d'appropriation réciproque 40 . Mais, il reste à se demander si, finalement, les héritages que véhiculent les récits parviennent concrètement à trouver leurs héritiers ? Refusés, que deviennent-ils ? Subsistent-ils comme capital actif et agissant ? Le simple fait d'avoir lu les récits ne fait-il pas contracter une dette ? Nous n'avons pas de réponses à ces questions pour les nouvelles populations, ni pour celle des Temps modernes. Pour notre population, nous n'aurons qu'une réponse parcellaire à partir de l'analyse des pratiques des dépositaires de nos récits.

Après avoir étudié toutes les problématiques en débat et apporté nos hypothèses à la discussion, nous pourrons conclure que nos récits généalogiques sont bien des récits des origines – des récits des origines familiales – produisant, comme le dit Bronislaw Malinowski, des réalités initiales plus élevées, meilleures et d'un caractère plus surnaturel, capables de renforcer des traditions et de leur conférer une valeur en vue d'élever leur prestige. Appliquer le terme de tradition à notre corpus bourgeois ne crée pas débat, mais le prescrire aussi pour des couches moyennes ou des couches supérieures issues de ces couches moyennes pousse à réfléchir. En effet, quelles traditions les généalogies renforcent-elles ? Nous devrons concevoir ce concept de tradition moins dans sa représentation de reproduction ou de conservation que dans celle de transmission d'un précédent en vue d'une projection et d'une anticipation sur l'avenir. Nous l'entendrons, nous, comme le définit Platon dans le Phèdre, c'est-à-dire comme un ensemble de connaissances jusqu'alors invisibles aux yeux de la descendance et destiné à être transmis. Nos récits ne cherchent-ils pas, en effet, à déposer des vérités que ne saurait découvrir assurément la réflexion individuelle 41  ? N'ont-ils pas pour objectif non de retenir le souvenir, mais de le renouveler 42  ? Au titre de telles définitions, nous pourrons comprendre que la fabrication de traditions soit nécessaire lorsque des individus et des familles deviennent conscients de la nécessité de maintenir les bénéfices identitaires de leur appartenance à une élite, qu'ils se soutiennent plutôt de valeurs collectives ou de valeurs individualistes et égalitaires.

Notes
12.

. Ce phénomène n'empêche pas que les familles puissent voir sortir de leur élite, certains de leurs membres, au cours d'un processus de descente ou d'ascension sociale.

13.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), La mémoire familiale.

14.

. BURGUIERE André (1991), art. cit., p. 784.

15.

. Nous avons repris ce terme à André BURGUIERE (1992), opus cit., p. 35-36.

16.

. BURGUIERE André (1991), art. cit., p. 780.

17.

. LE WITA B. (1988), “'Va voir la tante Yolande, elle te dira' : sur la transmission de la mémoire généalogique dans la bourgeoisie”, Dialogue, n° 100, p. 113.

18.

. Nous comprenons les termes de capital et d'héritage au sens de Pierre Bourdieu, c'est-à-dire, tout autant, économique, social, culturel que symbolique.

19.

. GOTMAN Anne (1988), Hériter, p. 156.

20.

. BERTAUX-WIAME Isabelle (1988), “Des formes et des usages : Histoires de famille”, in L'Homme et la société, 4, 90, p. 30-31.

21.

. LEVI-STRAUSS Claude (1958), Anthropologie structurale, p. 258.

22.

. BURGUIERE André (1991), art. cit., p. 773.

23.

. Ce terme est entendu au sens de Claude Lévi-Strauss, c'est-à-dire comme le médiateur qui, dans le mythe, promeut une voie possible pour résoudre les contradictions auxquelles lui et son entourage sont confrontés.

24.

. BURGUIERE André (1991), art. cit., p. 773.

25.

. L'assassinat d'un oncle de l'un des auteurs, victime d'un conflit meurtrier avec une autre famille du village d'origine et pour un autre auteur, la conduite criminelle d'un fils de sa grand-tante. Voir BURGUIERE André (1991), ibid., p. 787.

26.

. ”Les cassures de la mémoire” : une expression de Martine Segalen et Claude Michelat. Voir les conclusions de ces derniers (1991) dans “L'amour de la généalogie”, Jeux de famille. Voir aussi les historiens : les articles de Patrick Cabanel (1995), deux dans la Revue française de généalogie et un dans Le groupe familial, “Une passion nationale : la généalogie”, n° 147 ; l'article et le chapitre d'André Burguière (1991 et 1992).

27.

. Les hypothèses de l'Américain Cardell K. Jacobson (1986), “Social Dislocations and the Search for Genealogical Roots”, in Human Relations, vol. 39, n° 4, 1986, pp. 347-358, celles de Évelyne Ribert(1997), “La généalogie comme confirmation de soi”,in La généalogie entre science et passion pp. 377-391 et de Sylvie Sagnes (1995) “De terre et de sang : La passion généalogique”, Terrain , septembre, n° 25, pp. 124-145, (1997) “l'écriture de la généalogie”, in La généalogie entre science et passion, (1998) “Une parenté sur mesure... Les nouvelles formes de parenté à l'épreuve de l'acharnement généalogique”, in Adoptions : Ethnologie des parentés choisis , sous la dir. d'Agnès Fine, pp. 275-309.

28.

. SAGNES Sylvie (1995), “De terre et de sang : La passion généalogique”, Terrain , septembre, n° 25, pp. 124-145.

29.

. BURGUIERE André (1992), opus cit., p. 32.

30.

. SAGNES Sylvie (1998), “Une parenté sur mesure... Les nouvelles formes de parenté à l'épreuve de l'acharnement généalogique”, in Adoptions : Ethnologie des parentés choisis , sous la dir. d'Agnès Fine, Ed. de la Maison des sciences de l'homme, Paris, p. 287.

31.

. BURGUIERE André (1991), art. cit., p. 781.

32.

Fabriquer, au sens de Pierre Legendre, c'est-à-dire concevoir des montages légitimés avec le langage pour produire un objet symbolique : ici, produire des héritiers, avec les montages légitimés du récit généalogique porteur des structures et de l'éthique du milieu auquel s'identifier.

33.

. Voir les travaux de Robert K. MERTON (1949), Eléments de théorie et de méthode sociologique.

34.

. Nous entendons le concept de sublimation au sens du processus chimique et de l'analyse métaphorique que Freud en a fait.

35.

. GOTMAN Anne (1988), opus cit., p. 156-157.

36.

. GOTMAN Anne (1988), ibid., p. 8.

37.

. BURGUIERE André (1991), art. cit., p. 782.

38.

. BURGUIERE André (1991), ibid., p. 786.

39.

. BOURDIEU Pierre (1982), “Les rites comme actes d'institution”, in Actes de la recherche en sciences sociales, juin, n° 43.

40.

. BOURDIEU Pierre (1975), “L'invention de la vie d'artiste” in Actes de la Recherche en sciences sociales, 2, pp. 67-93.

41.

. PLATON (Ÿ 428-346), Phèdre 274 c, p. 164.

42.

. PLATON (Ÿ 428-346), ibid., 276 a - 277 b, p. 166-168.