La population

Pour comprendre le statut du récit généalogique, nous pouvions prendre tout naturellement pour objet d'étude la bourgeoisie, à partir de laquelle notre curiosité sociologique avait été éveillée. Mais, nous devions nous interroger sur la pertinence de ce choix, étant donné notre perspective anthropologique. Nous pouvions compter sur trois populations : deux élites traditionnelles – la noblesse et la bourgeoisie – et les populations nouvellement attirées par la généalogie. En ce qui concernait ces dernières, elles étaient encore parcellaires ; il y avait donc de nombreux points à éclaircir et nous pouvions les choisir pour en faire notre corpus. Mais, ce n'était pas notre intention, car notre but était de comprendre en profondeur ce statut, et elles ne pouvaient pas nous aider : elles étaient trop jeunes venues à la généalogie. Par contre, les questions qui se débattaient à leur sujet, nous voulions pouvoir les poser à notre corpus.

Il restait à opter sur la population traditionnelle. Les analyses faites sur les élites de la noblesse étaient déjà très nombreuses et nous n'aurions eu qu'à en ajouter une de plus, même si nous voulions prendre une autre perspective sur elles : nous aurions pu, en effet, concevoir un corpus en vue d'une orientation plus anthropologique. D'autre part, nous supposions que les récits généalogiques nobles s'étaient écrits avant le XIXe siècle. Nous avons préféré l'élite bourgeoise. Son rapport à la généalogie n'avait pour ainsi dire pas été étudié aux XIXe et XXe siècles, hormis les travaux de Béatrix Le Wita sur la bourgeoisie parisienne de ce XXe siècle. Les historiens s'étaient penchés sur les siècles précédents, avec notamment Philippe Braunstein et Charles de la Roncière sur l'Italie du nord de la fin du bas Moyen Age, et André Burguière sur la France des XVIIe et XVIIIe siècles. De plus, nous avions nous-même étudié ce milieu.

L'étude de cette élite pouvait nous faire bénéficier d'une longue histoire concernant la problématique de la conscience généalogique de soi comme les précédentes. De même, elle pouvait nous livrer des données relatives à plusieurs contextes sociohistoriques et donc à plusieurs époques. En effet, nous ne voulions pas dépendre d'un contexte spécifique par peur de tisser des rapports trop rapides entre lui et nos données. Nous avions aussi besoin de rencontrer des informateurs capables de parler avec aisance de la généalogie et possédant une documentation abondante. D'autre part, cette élite a été la dernière couche sociale, dans l'histoire européenne, jusqu'à ces cinquante dernières années, à se concevoir une identité généalogique d'elle-même et elle s'est construite non sans question et inquiétude de la part de la noblesse qui jusqu'alors avait le privilège de faire seule sa généalogie : elle se trouvait donc comme les nouvelles populations sans prédestination instituée et pouvait donc plus qu'un corpus noble permettre de révéler des motivations comparables. Enfin, un tel choix nous permettait de mettre à l'épreuve nos hypothèses sur un milieu très analysé sociologiquement, ce qui nous laissait de la disponibilité pour mieux nous centrer sur notre objet.

Nous n'avons pas puisé, pour définir notre population, dans toutes les catégories de la bourgeoisie. Nous avons choisi une grande bourgeoisie provinciale et citadine : la grande bourgeoisie lyonnaise. Plusieurs raisons nous ont amenée à un tel choix. Tout d'abord, nous bénéficiions déjà d'un certain nombre d'informateurs privilégiés chez elle et savions pouvoir consulter auprès d'eux des récits ; c'était d'ailleurs à partir de la remise de leurs récits qu'était née l'idée de faire leur analyse dans le cadre d'un doctorat. D'autre part, c'est une telle bourgeoisie qui nous donnait le plus de chance d'obtenir la grande profondeur généalogique que nous souhaitions.

On pouvait penser qu'un corpus retenant plusieurs catégories de bourgeois pouvait permettre de mieux voir apparaître les étapes du processus amenant à la naissance d'une conscience généalogique de soi. Mais, un tel projet était difficile à mettre en place car il nécessitait de savoir clairement délimiter les frontières sociales entre ces catégories. On sait que la bourgeoisie ne se définit pas par des critères simples dans la mesure où elle n'est pas identifiée à une catégorie sociale et notamment qu'elle ne se saisit pas par les seules variables de la catégorie professionnelle et du niveau de vie. Elle s'évalue aussi par la conjugaison des variables de l'ancienneté et de la notabilité dans sa localité et au sein de son élite. Aussi, de tels repères étaient aléatoires à saisir par le chercheur, car ils étaient ordonnés à des lois internes au milieu faisant jouer le renom et le poids des ancêtres et reposaient sur des valeurs à instruire avec nuances et discrétion et pas toujours démontrables à celui qui n'est pas de l'intérieur.

De plus, rien ne nous permettait de situer le rapport à tenir entre le niveau d'intégration du bourgeois dans son milieu et la conscience généalogique qu'il pouvait avoir de son identité. Car, si on trouve des généalogistes dans la bourgeoisie, la généalogie n'est pas pour autant, et loin de là, un objet d'intérêt pour tous les bourgeois. Certes, des généalogies circulent dans les familles, certes on connaît sa généalogie dans ce milieu, mais pour autant doit-on en déduire qu'on a toujours une conscience généalogique de soi et si tel était le cas comment reconnaître le rapport entre celle-ci et le degré d'intégration du généalogiste dans son élite locale ? Aucune enquête ne pouvait nous faire supposer des indicateurs sérieux alors. Enfin, comment isoler des catégories de niveaux sur plusieurs siècles ? Les critères de choix demeuraient trop aléatoires. Nous devions donc renoncer à viser la connaissance des étapes du processus d'identification généalogique de soi par le choix d'une population représentant plusieurs catégories d'acteurs positionnés chacun à un niveau de progression sur le chemin de l'intégration à l'élite de la bourgeoisie de Lyon, et travailler à partir d'une population ayant d'emblée un fort degré d'intégration.

Mais, si on pouvait être sûr qu'une telle population avait plus de chance d'avoir une forte conscience généalogique, on risquait de ne pouvoir être témoin des enjeux ayant trait à l'émergence de celle-ci, sauf si on pouvait penser les percevoir dans les récits eux-mêmes, dans les rubriques aménagées pour les ascendants que nous supposions d'emblée moins intégrés que les auteurs des généalogies choisis pour composer notre échantillon. Nous prenions le risque, et d'ailleurs rien ne nous disait qu'avant ces auteurs, leurs ascendants avaient eu conscience d'eux-mêmes généalogiquement. Aussi, nous fallait-il absolument mettre au centre de notre étude l'histoire d'auteurs ayant beaucoup investi dans l'histoire généalogique de leur famille et ne pas nous restreindre à une enquête auprès de généalogistes amateurs seulement contemporains et intéressés. En revanche, avec notre corpus, nous pouvions être sûre de voir ressortir les conditions du maintien de cette conscience, ce qui était une de nos questions fortes. De tels choix nous orientaient donc moins vers l'analyse des représentations d'acteurs in situ que vers celle d'acteurs ayant reconstruit leur passé, d'autant plus que nous n'aurions pas accès directement à un certain nombre d'auteurs de généalogies, puisque nous en souhaitions qui aient vécu avant notre époque contemporaine.

Nos options donnaient en conséquence plus de poids aux facteurs de continuité entre les générations qu'à ceux de rupture. Mais, c'était bien le parti pris de notre recherche qui était née de notre interrogation sur les facteurs de stabilisation d'un milieu social dans une ville et qui voyait la généalogie comme l'un d'entre eux. Nous observerions sans nul doute mieux les entrées dans l'élite que les sorties, ce qui était un dommage, car si une conscience généalogique de soi naissait à un moment donné puis se transmettait à des descendants, elle pouvait aussi s'évanouir sous certaines conditions. Nous ne pouvions donc examiner cette étape du processus en tant que tel. Cependant, elle avait autrement et même largement sa place dans notre étude sous les formes de la menace qu'elle constituait structurellement pour le milieu.

Nous nous sommes portée vers une bourgeoisie provinciale et non vers la bourgeoisie parisienne, pour plusieurs raisons. Nous étions plus intéressée par une comparaison des hypothèses de Béatrix Le Wita aux nôtres, notamment en ce qui concernait la problématique de la mémoire généalogique, que de faire nous-même notre étude. D'autre part, il était plus facile de contrôler les processus d'intégration des bourgeois dans leur milieu en province où les contours de le notabilité locale étaient plus simples à observer que dans la capitale, qui avait des frontières floues entre le local et le national. Mais, nous souhaitions une grande ville de façon à bénéficier d'une discrétion assez forte pour exercer librement notre enquête car dans un milieu social aussi restreint, on se connaît bien. Enfin, nous avions un premier réseau déjà constitué dans la ville de Lyon qui nous donnait la chance de pouvoir trouver nos informations par interconnaissance et approfondir nos questions. En effet, les observations que nous avions à effectuer exigeaient de nos informateurs de prendre beaucoup de temps avec nous, de s'attacher à des renseignements allant jusqu'au détail et surtout d'avoir confiance dans le chercheur que nous étions dans la mesure où ils s'étaient engagés avec nous dans notre étude.

Pour garder à notre étude sa pertinence, nous avons cherché à augmenter l'homogénéité de notre population et avons pris en compte seulement une grande bourgeoisie catholique. Nous ne visions pas le recueil des données d'une population qui pratiquait une religion, mais d'une population dont la confession apportait une unité sociologique pertinente. Les rapports entre la bourgeoisie et la religion catholique ont été complexes dans l'histoire française et ont orienté les identifications de la première – pour ou contre la seconde – jusqu'à faire de cette dernière une bannière dans certaines couches. Nous ne pourrons pas manquer de trouver des branches anciennes de la filiation de nos auteurs ayant opté pour d'autres religions : leur présence reflète les enjeux de l'histoire de cette bourgeoisie.

Le nombre de nos individus et récits de notre échantillon ne pouvait pas, en effet, être trop important, car nous avions besoin de données poussées à un haut degré de détails pour répondre à nos objectifs. Nous devions pouvoir analyser des comportements et des représentations non seulement d'acteurs, mais aussi de leur famille et de leur groupe d'appartenance, et ce sur plusieurs générations. Nous devions aussi définir les organisateurs d'un processus évoluant au-delà du seul temps de vie des acteurs. Aussi, il nous fallait bénéficier d'un échantillon restreint d'acteurs, mais pouvant nous faire profiter d'informations approfondies sur leurs propres parcours et surtout sur ceux des générations qui les ont précédés et qui les ont suivis : nous devions ainsi recourir à une population considérée dans sa dimension transgénérationnelle et donc concevoir un échantillon pouvant la faire valoir et permettre son analyse dans toute sa pertinence.