Les récits généalogiques

Aux côtés de l'étude de notre population, nous avions le souhait d'éprouver un certain nombre de nos hypothèses à partir des généalogies elles-mêmes. En effet, les acteurs vivant aujourd'hui constituaient des sources précieuses d'information pour répondre à nos attentes, soit en tant qu'amateurs de généalogies eux-mêmes, soit parce qu'ils pouvaient parler de leurs ascendants amateurs. Mais, nous voulions aussi que les généalogies délivrent leurs secrets. Elles constituaient un genre et en tant que tel étaient porteuses de représentations qui échappaient à leurs auteurs. L'analyse de leurs contenus pouvait donc permettre de mettre en évidence des fonctions qui ne se laissaient pas facilement démontrer à partir des discours d'acteurs : tout particulièrement leurs fonctions dialogique et mythique, c'est-à-dire les effets opératoires qu'elles pouvaient avoir en direction de leurs auteurs eux-mêmes, de leurs dépositaires 43 et du groupe d'appartenance dans lequel elles se concevaient et se transmettaient. Car, si l'écriture généalogique émanait bien d'un acteur donné, en tant qu'il prenait la plume à un moment de son histoire pour tracer les termes de sa filiation et de sa descendance, elle était aussi le mode d'expression d'un milieu social. L'analyse de contenu pouvait ainsi permettre d'observer ses fonctions dans ce milieu.

Avec une telle analyse, nous pensions pouvoir dévoiler à la fois les formes des discours conventionnels requis par le genre et celles des énonciations libres qui permettaient de lire les messages spécifiques à chaque famille enfermés dans la lettre. Nous voulions mettre en évidence nos généalogies comme des dispositifs symboliques 44 et éliminer, comme le proposait Claude Lévi-Strauss, le critère de la seule conscience pour pouvoir comprendre le sens de nos données. Nous souhaitions voir à l'œuvre le fonctionnement de l'esprit humain dans ces généalogies pour mettre à jour l'activité inconscientequi imposait ses formes à leurs contenus dans l'objectif de leur donner une portée opératoire 45 .

Pour trouver les données permettant d'obtenir ces objectifs, nous avons choisi de travailler sur les généalogies les plus accomplies du genre, c'est-à-dire sur des récits généalogiques. De tels récits, nous l'avons vu dans l'introduction, ne sont pas de simples suites d'ancêtres ordonnées selon les règles conventionnelles de la généalogie. Ils content de véritables histoires de familles bien sûr structurées généalogiquement. Nous avions, avec ce choix, la possibilité de faire valoir pleinement les rapports que la généalogie avait avec les problématiques complexes de la mémoire, de l'identité et de l'éthique à la fois individuelles, familiales et sociales.

Nous ne voulions pas de récits qui racontaient la vie d'un seul ascendant, mais qui relataient l'histoire de plusieurs d'entre eux depuis les origines que se donnait une famille jusqu'à une génération déterminée. Certains mettaient au centre de leur trame les événements vécus par un ou deux de leurs ascendants, mais n'ignoraient ni ceux qui les précédaient ni ceux qui les suivaient ; ils nous intéressaient tout autant que ceux qui offraient une part à peu près égale de textes à chacun. L'important était qu'ils prennent l'histoire familiale à partir de ses commencements et sur plusieurs générations.

En choisissant un tel type de généalogies, nous restreignions notre champ d'étude. Nous ne pouvions examiner ni les comportements ni les représentations du généalogiste qui était seulement en quête des prénoms, lieux et dates de ses ancêtres. Nous ne pouvions non plus profiter entièrement des conclusions des observateurs des nouvelles populations de généalogistes amateurs qui eux ne faisaient le plus généralement pas de différences entre les deux types de généalogies. Mais, in fine, nous avions plus à gagner en choisissant des récits généalogiques.

Enfin, nous avions à considérer la place donnée par nos récits à la localité au sein de laquelle se mesurait la hiérarchie de la notoriété des familles bourgeoises. Nous avions remarqué que tous les récits qui racontaient les origines de ces familles n'avaient pas pour centre d'intérêt la cité lyonnaise. Ils pouvaient, au contraire, mettre en valeur les activités familiales au sein d'une autre ville dans laquelle les ascendants qui ont fait l'ascension sociale et certains de leurs parents ont pu vivre très longtemps avant de venir à Lyon. Ils ne pouvaient pas être exclus puisqu'il s'agissait bien de généalogistes appartenant à des familles implantées dans la bourgeoisie lyonnaise depuis plusieurs générations. Mais, ils avaient l'inconvénient de ne pas nous faire profiter d'une unité de lieu. Il nous était plus facile de voir Lyon comme le cadre géographique et social unique de l'implantation de notre population. Notre priorité irait donc à des récits dans lesquels le milieu bourgeois lyonnais était mis en scène à Lyon, mais pas exclusivement. A titre d'observation, nous prendrions en compte un cas d'auteur lyonnais ayant mis au centre de son récit un autre lieu du passé familial que Lyon.

Notes
43.

. Nous entendons par dépositaires les membres des familles de notre population qui avaient en leur possession un ou plusieurs exemplaires d'un récit généalogique et qui les considéraient comme des héritages qu'ils avaient la charge de préserver durant leur vie.

44.

. Ce terme de dispositif symbolique est à concevoir au sens de Claude Lévi-Strauss. Nos généalogies sont, en effet, des dispositifs collectifs familiaux ordonnant selon des règles conventionnelles les structures de la parenté, l'histoire et l'éthique des familles et de leurs membres.

45.

. L'activité inconsciente de l'esprit consiste à imposer des formes à un contenu, explique Claude Lévi-Strauss dans ses travaux sur les mythes.