• La place des dépositaires dans notre échantillon

En choisissant de ne prendre dans notre échantillon que des auteurs de récits généalogiques et non leurs dépositaires, nous mettions de côté tout un pan de la recherche utile à la compréhension de la problématique de la conscience généalogique de soi et surtout de son maintien. En effet, il était précieux de pouvoir considérer les pratiques et les représentations de ces dépositaires (les descendants des auteurs) pour montrer comment les récits et l'histoire familiale pouvaient être réactivés dans les générations postérieures à celles des auteurs. Nous pouvions, avec eux, mieux cerner comment la mémoire généalogique se produisait, car les auteurs ne pouvaient pas sans les relais de leurs dépositaires donner de l'avenir à leur passé. Il ne suffit pas de produire la généalogie, il faut qu'elle puisse être sollicitée par les générations à venir.

Nous avons introduit dans notre enquête les questions permettant de mettre en évidence les usages de nos récits dans les générations posthumes à nos auteurs. Seulement, nous avons limité l'étude de ce volet à 5 familles, car la tâche était trop importante pour que nous nous y engagions totalement. Il fallait augmenter encore le nombre de membres concernés pour chaque famille, dans notre échantillon, et établir des problématiques trop différentes de celles élaborées pour répondre à la question de l'écriture de la généalogie. Nous avons, en effet, constaté que l'analyse des enjeux les plus pertinents à mettre en évidence nous obligeait à concevoir une nouvelle thèse, si nous voulions aller au-delà des conclusions déjà formalisées par d'autres chercheurs sur le sujet. Nous avons quand même voulu restituer, sur un corpus restreint, les problématiques en jeu, pour la seule étude de la destinée posthume de plusieurs récits, ayant appartenu à des dépositaires de plusieurs générations 53 .

Il nous a été difficile de trouver des dépositaires de récits généalogiques capables d'être pour nous des informateurs. En effet, avoir chez soi dans un placard, dans un grenier, ou dans une malle un récit, quand on était fils, petit-fils, arrière-petit-fils ou neveu, petit-neveu, etc., ne voulait pas dire que l'on en connaissait le contenu et l'origine de sa conception. Plusieurs de ceux que nous avons rencontrés ne pouvaient rien ou presque rien nous en dire. Ils savaient quelques morceaux de vie de leurs ascendants qu'ils pensaient avoir lue dans ces récits un jour lointain, mais n'étaient pas sûrs de ce qu'ils citaient et nous renvoyaient à d'autres membres de la famille peut-être mieux informés à leur avis.

Nous pensions qu'en cherchant des dépositaires de récits manuscrits originaux nous trouverions des personnes bien informées. De plus, nous supposions qu'un tel dépositaire était bien connu par les autres membres de la famille qui en possédaient une copie et qu'il était facile de le trouver. En fait, il n'y avait pas d'évidence à cela. D'abord, l'original pouvait avoir disparu, avoir sans doute été jeté par un aïeul ou un collatéral ou bien être resté en souffrance chez un bouquiniste. Nous pouvions donc chercher inutilement : personne ne savait parfois, mais personne ne pouvait assurer que quelqu'un d'autre savait. Quand les originaux étaient localisés, on pouvait trouver des dépositaires dynamiques dans la réactivation de la mémoire généalogique de leur famille, mais aussi d'autres les sachant dans un tiroir et les ayant parcourus ou lu à un moment donné sans qu'ils puissent dire ce qu'il y avait. Nous avons rencontré des dépositaires de copies qui connaissaient aussi bien l'histoire familiale que les dépositaires de l'original. Ainsi, il n'y avait rien de systématique dans les rapports que pouvaient avoir les dépositaires de récits à leurs savoirs sur leur histoire familiale.

Les dépositaires de nos récits ont donc été choisis selon les mêmes critères que ceux retenus pour nos auteurs. Mais, il pouvait y en avoir, pour un auteur, plusieurs si nous n'arrivions pas à obtenir chez un seul suffisamment d'informations ou bien n'en avoir aucun si les récits et les documents les renseignant avaient laissé trace des informations dont nous avions besoin. Il est arrivé que les dépositaires d'un récit puissent nous informer sur un auteur du fait de rebouclements d'alliances.

Notes
53.

. En effet, nous avons fait une enquête très détaillée auprès de 5 dépositaires des récits d'auteurs non contemporains de notre corpus. Nous voulions montrer la spécificité de leur profil, c'est-à-dire ce qui les rendait dépositaires de la continuité de la conscience généalogique de leur identité familiale plus que l'un de leurs frères ou sœurs ou l'un de leurs cousins. Nous en verrons quelques facteurs qui sont déterminants dans notre étude sur les voies posthumes de transmission de nos récits.

De plus, nous voulions présenter les pratiques de réactivation de la mémoire familiale que ces dépositaires pouvaient développer, soit en prenant part activement à des rassemblements de type commémoratifs (soit en y assistant seulement, soit en les initiant), soit en sollicitant l'intérêt des membres de leur famille sur les récits eux-mêmes ou sur des généalogies plus simples ou encore sur d'autres documents familiaux, en les faisant par exemple rééditer, photocopier ou bien aussi en les synthétisant eux-mêmes pour une lecture plus aisée ou encore en écrivant une suite, des précisions, etc.

Enfin, nous avions recensé les documents de familles que ces dépositaires avaient en leur possession, pour voir la place qu'ils donnaient aux récits et examiner comment s'équilibraient leur nombre et leur ancienneté entre les branches paternelles et maternelles. Les résultats ne paraîtront pas ici, dans la mesure où ils ne portent que sur la moitié de notre échantillon, mais ils nous ont permis de nuancer beaucoup notre propos sur le soin et l'importance donnés aux documents familiaux et aux niveaux de connaissance que pouvaient avoir les membres d'une grande bourgeoisie.