– Les discours de nos récits

• Le choix de la méthode

Nous avons choisi une méthode d'analyse de discours appliquée aux textes littéraires issue des travaux du linguiste Algirdas Julien Greimas, appelée analyse sémiotique 56 . Ce choix reposait sur plusieurs facteurs. Tout d'abord, nous avions à travailler sur des textes écrits et qui plus est sur des textes dont l'écriture était un moyen de transmission en vue d'une conservation de contenus. Or, cette méthode avait particulièrement cherché à dégager les règles d'analyse concernant des textes décontextualisables. En effet, nos récits étaient des textes contextualisés produits pour être décontextualisés puisqu'ils étaient rédigés pour l'avenir et devaient être conservés en témoignage du passé.

Notre méthode devait pouvoir aussi être appliquée à des volumes d'inégale ampleur, c'est-à-dire permettre à l'analyste de rendre compte de textes très volumineux et d'autres de petite taille. Il fallait donc qu'elle offre des règles capables d'interpréter ces deux catégories de textes sans que l'une ou l'autre pâtisse car nous souhaitions des analyses très approfondies pour chacune. Le seul inconvénient était le temps à consacrer à l'analyse qui variait en fonction de l'épaisseur des recueils. Les études des discours de nos récits nous prirent des mois et des mois de travail, car, voulant des données précises pour produire nos hypothèses, nous ne pouvions opérer sans entrer dans toutes les étapes de nos textes, notre corpus ayant des formes très variées et n'étant pas conçu pour un usage statistique.

D'autre part, notre méthode avait l'avantage de pouvoir instruire des textes littéraires, ce qui nous permettait de l'appliquer à nos récits qui étaient des fictions, mais aussi d'être une méthodologie générale, selon Algirdas Julien Greimas,qui pouvait s'adresser aux sciences sociales et humaines, ce qu'était notre discipline. Bien plus, pour lui, la sémiotique était, elle-même, une science sociale, ce que déjà Ferdinand de Saussure avait vu dans le langage qu'il définissait comme un instrument social 57 .

Algirdas Julien Greimas avait forgé une partie de ses outils en puisant dans les thèses de Claude Lévi-Strauss 58 , notamment pour construire sa méthode d'analyse des mythes. Il avait une très grande connaissance des récits fondateurs de l'Europe et portait un très fort intérêt aux liens entre anthropologie et littérature, ethnologie et linguistique. Toute son œuvre a visé à mettre en évidence les structures de ces catégories de récits et leurs logiques internes en cherchant à en exclure une intention individuelle, mais sans en renier une intentionnalité. Sa méthode s'est appliquée principalement à en étudier les univers sémantiques, que l'on peut définir comme la totalité des significations pouvant être produites par les systèmes de valeurs coextensifs à une culture donnée (délimitée de manière ethnolinguistique) 59 .

Nous pouvions, avec cette méthode, appréhender en quoi nos récits pouvaient s'inscrire parmi les systèmes culturels, au sens de Claude Lévi-Strauss, au même titre que les mythes, rituels, langues, parenté, etc., sans chercher à les identifier par l'une ou l'autre des catégories. Nous voulions plutôt en faire usage comme d'une méthode exemplaire dans les sciences non expérimentales pour montrer qu'il était possible de saisir des activités inconscientes de l'esprit comme des formes indépendantes de la conception rationnelle individuelle 60 . Nous pouvions ainsi faire valoir nos récits comme des dispositifs symboliques collectifs produits par cet esprit humain et dégager les rapports que les généalogistes avaient avec ces dispositifs. En effet, nous supposions que l'écriture généalogique produisait des formes qui provenaient d'une conception rationnelle individuelle, mais aussi d'une activité qui lui échappait. Nous pouvions mettre en évidence la fonction symbolique de nos récits, c'est-à-dire, celle qui permettait de dégager un individu ou un groupe de la confusion du réel, par une mise en ordre opératoire de son univers.

Ce qui nous intéressait aussi dans cette méthode, c'était que les traits concernant les auteurs et les acteurs de nos récits s'analysaient avec les mêmes règles. En effet, en sémiotique, l'auteur fait partie du système étudié et joue sur lui ; sa position au carrefour de plusieurs processus (repérés grâce à la mise en lumière des transformations de la trame narrative, des parcours de figures et des champs lexicaux), permet de lui définir un champ d'interactions avec les autres acteurs et les objets particulièrement précieux qui circulent dans le système. Il était possible ainsi de décrire nos auteurs dans leurs rapports avec les autres membres de leur famille et de voir comment ils se plaçaient au milieu d'eux. Nous pouvions ainsi, notamment, faire valoir leur fonction de médiateur.

D'autre part, la méthode greimassienne donnait du poids à la fonction performative des textes. En effet, nous cherchions à mettre en lumière l'écriture généalogique comme un acte du langage et à interpréter nos récits comme des structures communicatives sans risquer de céder au défaut de la linéarité de l'analyse des messages qui s'y dévoilaient. En effet, Algirdas Julien Greimas estime que les textes délivraient des messages. Mais, pour autant, il ne fait pas des lecteurs de simples destinataires de ceux-ci. Il implique le lecteur dans l'action du récit comme il le fait pour l'auteur. Il conçoit leur lien sous la forme d'un contrat de confiance qui permet à l'un comme à l'autre de compter sur les effets produits par le texte. Il estime que toute énonciation est instrument de changement et se fonde sur la croyance pour provoquer celui-ci. Nos récits qui étaient une rencontre entre membres d'une même famille devaient particulièrement donner de l'importance à ce contrat de confiance. Nous pouvions alors compter connaître sur quels événements, symboles, paroles, etc. un tel contrat tenait entre nos auteurs et leurs lecteurs. Nous pouvions penser voir les stratégies de persuasion qu'avaient les premiers vis-à-vis des seconds aussi bien que les marges qu'avaient ces derniers pour croire dans la validité de l'énonciation des premiers. En effet, Algirdas Julien Greimas considère que le lecteur est un interprète avec son rôle et ses compétences spécifiques. Une telle disposition nous était précieuse car nous n'avions pas systématiquement organisé le recueil de nos données dans l'objectif de savoir comment les destinataires de nos récits réagissaient à leur lecture. Enfin, en ce qui concerne le lecteur que nous étions, nous nous savions déjà impliquée dans notre objet d'étude et notre méthode nous permettait de nous y situer à une place définie 61 .

Nous avons opté aussi pour cette méthode parce que Algirdas Julien Greimas, inspiré par les travaux de Vladimir Propp, conjuguait à la fois la mise en évidence de récurrences – comme le faisaient les structuralistes 62 – mais aussi de transformations. Il a fait de l'objectif de toute narration une quête pour la liquidation d'un manque. En effet, pour lui, tout sujet pris à la phase initiale d'un texte est situé face au manque d'un objet (disjonction) et tout le procès décrit sa quête pour obtenir cet objet jusqu'à y aboutir dans la phase finale (conjonction). Mais, l'accomplissement de la quête n'est jamais l'exacte application des attentes initiales du sujet. Celui-ci subit des transformations à chaque étape, ce qui lui permet de regarder autrement son objet. Une telle perspective nous permettait de mettre en valeur dans nos récits la présence récurrente et imposante d'enjeux liés à des absences, ruptures, pertes, regrets, etc. de différentes natures qui étaient mis à l'origine de leur écriture par nos auteurs. Elle nous permettait aussi de faire valoir clairement les transformations des rôles et compétences des différents acteurs – des auteurs, des lecteurs, comme des autres membres des familles – face à ces enjeux.

Notes
56.

. Les travaux d'Algirdas Julien Greimas sont enracinés chez les structuralistes (Ferdinand de Saussure et Claude Lévi-Strauss) et chez les formalistes (Louis Trolle Hjelmslev et le Cercle de Copenhague, et Vladimir Propp).

57.

. Le séminaire d'Algirdas Julien Greimas se trouvait à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.

58.

. Voir notamment l'article d'Algirdas Julien Greimas (1966), “Eléments pour une théorie de l'interprétation du récit mythique”, in Communication, n° 8, pp. 28-57.

59.

. SHAEFFER Jean-Marie (1972), “Poétique”, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, sous la dir. d'Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer,p. 167.

60.

. HENAFF Marcel (1991), Claude Lévi-Strauss, p. 110.

61.

. Tout d'abord, nous étions impliquée du fait de nos propres origines sociales, mais aussi, comme le voyait Claude Lévi-Strauss, nous savions prendre part à la production d'un nouveau récit des origines aux côtés de ceux que nous cherchions à interpréter, de la même manière que les mythologues conçoivent de nouveaux mythes en se faisant les interprètes de ceux qu'ils étudient. Mais, surtout nous avons découvert à la suite de l'analyse de notre corpus d'auteurs que nous étions dans la même position généalogique que les généalogistes de notre population. Nous étions dans l'ordre des choses que Claude Lévi-Strauss avait rendu manifeste et nous avons pu aborder notre analyse de contenus dans la position du lecteur telle que définie par Algirdas Julien Greimas !

62.

. Voir le débat sur les différences entre le structuralisme et le formalisme de Vladimir Propp, in Claude Lévi-Strauss (1973), Anthropologie structurale II, p. 169 et chapitre VIII. Algirdas Julien Greimas a cherché à concilier les deux courants.