Nos références

C'est le concept de conscience généalogique et les travaux de Georges Duby qui nous ont permis de dégager les problématiques généalogiques, des seuls contextes des élites traditionnelles. En effet, les perspectives de celui-ci sur l'histoire sociale du Moyen Age nous ont amenée à comprendre que, dans l'histoire des élites, à partir du moment où un groupe social prenait conscience de lui-même comme identité collective spécifique, il se construisait une identité généalogique de lui-même et mettait en place des stratégies individuelles, dans l'objectif de se préoccuper de l'avenir de sa descendance. Nous avons aussi pu repérer le rapport qui existait entre l'ancêtre qui avait eu un rôle dans l'histoire ou qui voulait en avoir un et l'écriture généalogique.

En ce qui concerne l'histoire de la bourgeoisie, nous avons instruit principalement l'histoire sociologique de son origine avec le point de vue de Max Weber, à travers son étude sur la ville. Cette étude nous a fait découvrir les comportements et le système de valeurs de cette couche sociale au regard des enjeux issus de sa constitution. Notamment, elle nous a conduite à comprendre le paradoxe de la condition du bourgeois, entre mobilité et stabilité, et aussi la fonction de celui-ci dans l'émergence de l'individualisme en Europe.

Ce sont les travaux de Charles de la Roncière sur les familles bourgeoises du nord de l'Italie à la fin du XIVe siècle, d'André Burguière sur les récits généalogiques bourgeois des XVIIe et XVIIIe siècles et de Bernard Groethuysen sur l'esprit du bourgeois du XVIIIe siècle qui nous ont amenée à nous représenter l'importance structurelle de la conservation de la mémoire de l'histoire familiale pour la bourgeoisie. Nous avons particulièrement été surprise, avec les données que Charles de la Roncière apporta sur la famille Velluti, de constater que, déjà à la fin du XIVe siècle, la généalogie était aussi vivante dans la bourgeoisie et qu'elle contenait des organisateurs forts retrouvés après. Nous avons compris avec Bernard Groethuysen toute l'importance que pouvait avoir le maintien du lien des bourgeois à leurs origines et à leur descendance.

A André Burguière, nous avons emprunté le concept de récit généalogique. Il nous a permis de trouver l'unité générique de nos histoires familiales dont les formes et les supports étaient si diversement présentés. A partir de son étude sur ses cinq généalogistes bourgeois des Temps modernes, nous avons construit une partie de nos hypothèses. En effet, en transférant ses hypothèses sur notre population, nous pouvions estimer si les organisateurs de la condition bourgeoise montraient une certaine stabilité à travers les siècles. Notre corpus pouvait être, en quelque sorte, un prolongement dans le temps du sien : le sien pour les XVIIe et XVIIIe siècles et le nôtre pour les XIXe et XXe siècles.

D'autre part, ses hypothèses nous ont permis de concevoir toute l'importance du milieu local dans la structuration de l'identité bourgeoise. Nous devions donc prendre en compte comme une priorité dans notre étude les rapports de notre population à ce milieu local qui était pour notre étude, Lyon. Pour comprendre l'attitude de nos auteurs et dépositaires vis-à-vis de l'écriture généalogique, nous devions considérer comme une question centrale leurs stratégies pour perpétuer leur intégration et celle de leur famille dans le milieu qui leur a donné leur identité par héritage : nous avons ainsi pu discerner la place spécifique de ceux qu'il a appelés les ascendants enracineurs. Nous avons aussi puisé chez André Burguière certaines de ses suggestions sur le mouvement de démocratisation de l'activité généalogique de ces 50 dernières années. Avec Yves Lequin, nous avons trouvé notre perspective sur le contexte lyonnais de la bourgeoisie, aux XIXe  et XXe siècles. Nous avons pu articuler, avec son point de vue dynamique, la situation socioéconomique de celle-ci dans la société française de cette époque, la mobilité qui la caractérise et la spécificité du cadre urbain dans lequel elle est installée.

Les travaux qu'Yves Grafmeyer a menés sur la bourgeoisie lyonnaise de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle nous ont permis de comprendre et de préciser les contextes, les pratiques et les représentations de notre population dont la localité de référence est Lyon. Ils nous ont engagée à prendre en compte l'idée que l'analyse de l'identité des bourgeois devait tenir compte de la définition que ceux-ci se faisaient d'eux-mêmes. Nous avons pu appréhender dans nos récits la mise en œuvre de cette auto définition et nous demander alors si les familles de la bourgeoisie ne se confrontaient pas aux mêmes questions que les sociétésdites sauvages étudiéesparClaude Lévi-Strauss, à savoir si elles ne se préoccupaient pas de maintenir les structures de leur identité à travers le temps en maîtrisant leurs frontières.

Les études de Béatrix Le Wita sur la bourgeoisie parisienne ont été aussi une large source pour nos hypothèses, tout spécialement pour comprendre les rapports que les bourgeois avaient avec leur mémoire. Elles nous ont amenée à élaborer nos questionnements sur la mémoire généalogique de notre population et surtout à plus particulièrement tenir compte de cette autre mémoire que l'auteur a désignée comme une mémoire affective. En effet, nous avons profité des interrogations que Béatrix Le Wita s'était posée sur les raisons de l'existence de cette mémoire affective dans sa population, ce qui nous a conduite à travailler sur les rapports qui pouvaient exister entre mémoire orale du passé familial et mémoire écrite. Nous avons aussi puisé dans ses hypothèses pour comprendre le mouvement de démocratisation de la pratique généalogique et plus spécifiquement retenu l'impact de la logique d'accumulation sur celle-ci.

Avec les travaux de Josette Coenen-Huther sur la mémoire familiale, nous avons pu comprendre l'impact de certaines variables sur les modes de relation des individus à leur passé et sur leurs comportements vis-à-vis de leur mémoire, et en conséquence avons pu mieux saisir la spécificité de notre population. Nous avons plus particulièrement emprunté deux lois influençant la transmission en rapport avec les variables du sexe et des origines sociales. Nous avons aussi supposé des hypothèses à partir de son point de vue concernant les négociations que les couples pouvaient faire pour transmettre leurs mémoires à leurs enfants. Nous avons pu notamment imaginer que la mémoire de nos auteurs avait pu être influencée par le résultat des négociations que leurs parents avaient faites.

Sur la mémoire familiale, encore, nous nous sommes référée aux travaux de Maurice Halbwachs et plus particulièrement en ce qui concerne la variable de l'âge des auteurs. Avec Isabelle Bertaux-Wiame, nous avons pu établir les différences entre les mémoires mythiques et généalogiques, ce qui nous a permis d'observer les processus en jeu dans le passage que nos généalogistes ont souhaité faire faire à leurs descendants, de l'une à l'autre. Nous avons puisé dans ses hypothèses pour nous aider à définir les objectifs de la conception d'une mémoire généalogique. Enfin, nous avons retenu sa problématique relative à l'influence de la pente sociale sur l'écriture généalogique.

Quant à nos questionnements sur la fonction d'héritage de nos récits, nous les avons formulés avec les concepts de Pierre Bourdieu en nous remettant notamment à sa perspective sur l'institution des héritiers. Avec les travaux d'Anne Gotman, nous avons pu comprendre que l'un des enjeux dans l'héritage, pour un individu, était la crainte et le risque de voir tomber ses biens en déshérence. Nous avons alors pu penser qu'il en était de même pour les biens symboliques et que les familles et leur groupe d'appartenance, qui ne pouvaient se soutenir d'une dévolution, devaient avoir aussi la nécessité de créer des dispositifs comme les récits généalogiques pour retenir des héritiers.

En ce qui concerne les hypothèses relatives aux motivations des amateurs de généalogie des nouvelles populations avec lesquelles nous devions effectuer nos comparaisons, nous les avons déduites, essentiellement, des résultats des travaux de Claire-Emmanuelle Lorquin, d'Evelyne Ribert et de Sylvie Sagnes. Avec les travaux Martine Segalen et Claude Michelat, nous nous sommes posée la question de l'effet du déracinement sur l'écriture généalogique et du sens des cassures de la mémoire dont les généalogistes pouvaient souffrir. Nous avons pu comprendre que les populations appartenant à la fonction publique et sans doute aux très grandes entreprises multinationales, étaient soumises à des paradoxes entre mobilité et stabilité différents des autres. Avec les perspectives de Martine Segalen sur la sociologie, nous avons pu penser ouvrir nos données sociologiques aux dimensions de l'anthropologie. Nous nous sommes, notamment, interrogée sur l'une de ses questions : l'exercice généalogique produit-il un mythe ou un fantasme 64  ?

Avec les conclusions d'Evelyne Ribert, nous avons pu formuler l'hypothèse concernant le cas le plus général, à savoir que c'était le renforcement de l'enracinement qui était la visée du généalogiste. Avec celles de Sylvie Sagnes, nous avons pu voir confirmées les thèses du sociologue américain Cardell K. Jacobson (1986), qui fait de la généalogie le moyen, pour des populations stables et bien enracinées, de se défendre du risque de perdre leurs avantages acquis. Nous avons, aussi, pu mieux comprendre que, dans nos récits, les ancêtres érigés en modèles d'identification pouvaient constituer des lignées électives, et nous interroger sur les effets que les auteurs attendaient de leur mise en scène. Enfin, nous avons pu constater, avec les résultats de Claire-Emmanuelle Lorquin, que les nouvelles populations rencontraient, de même que la nôtre, la problématique de l'hétérogamie parentale.

Pour avancer dans la compréhension de ces effets attendus, nous avons trouvé nos hypothèses, l'une dans les travaux de Robert K. Merton sur la socialisation anticipatrice et l'autre dans ceux de Sigmund Freud sur la sublimation. Nous avons pensé que les effets attendus étaient doubles. Pour ce qui concerne le premier, nous en avons compris la pertinence avec les concepts de groupe de référence et de groupe d'appartenance empruntés à Robert K. Mertonqui rendaient compte dans une perspective dynamique du rôle central que pouvaient jouer nos récits dans la reconduction des identifications et des valeurs de notre élite. Et pour le second effet attendu, nous l'avons supposé à partir des hypothèses de Sigmund Freud sur les rapports des individus à l'art. Nos récits constituaient un genre dont le mode d'expression était l'écriture et pouvaient donc profiter des processus de sublimation que celle-ci engendrait. Nous avons pu penser qu'ils étaient un espace symbolique opératoire pour accueillir les souhaits de nos auteurs qui étaient, l'un de concevoir la famille de leur désir à partir d'un support d'expression qui leur permettait de partager cette création avec d'autres, et l'autre, d'élever certains ancêtres de leur choix à une hauteur telle que ceux-ci se trouvent projetés dans une dimension proche du sacré.

Enfin, nous avons repris les hypothèses de Claude Lévi-Strauss sur les mythes pour évaluer jusqu'où les contextes anthropologiques dans lesquels pouvaient vivre nos familles étaient semblables à ceux dans lesquels vivaient les membres des sociétés qu'il a étudiées. En effet, nous avons trouvé chez cet auteur les termes de notre compréhension de l'origine de l'existence du genre généalogique tel qu'ils pouvaient s'exprimer dans nos pays occidentaux. Nous avons pu nous assurer que nos récits contenaient des mythes et en avaient alors les structures, les fonctions et les effets opératoires, même si nous ne pouvions pas les identifier entièrement comme des mythes, selon la définition de Claude Lévi-Strauss. En effet, pour lui, le mythe est un récit oral, c'est pourquoi nous avons renoncé à nous référer à ses propres méthodes d'analyse pour interpréter nos récits même si nous en avons repris les conclusions. Nous avons cherché à rendre conciliable notre méthode avec la sienne, ce que nous avons trouvé chez Algirdas Julien Greimas 65 . Pour autant, nos récits étaient bien, comme les mythes, en rapport avec une situation sociologique précise, mais n'en n'étaient pas simplement la représentation, fut-ce déguisée ou inversée. Ils traduisaient bien une situation vécue, mais c'était un seul aspect des narrations, une seule strate de cette réalité. Ils intégraient bien des éléments de dimensions topographiques, cosmiques, religieux, etc. Nous avons ainsi emprunté à Claude Lévi-Strauss les concepts de bricolage, d'intelligibilité du monde sensible, d'esprit humain, d'incompatibilité, de structure, d'événement,de médiateur, etc. pour produire l'essentiel de nos hypothèses sur la signification de nos récits.

Notes
64.

. SEGALEN Martine (1981), Sociologie de la famille, p. 204.

65.

. En effet, pendant très longtemps, nous avons pensé analyser nos récits avec la méthode d'analyse des mythes que Claude Lévi-Strauss a mise au point. Mais, pour lui, les mythes sont des récits oraux et ne signifient rien tout seuls ; ils s'interprètent les uns par les autres. Nous avions, en effet, à faire à des récits écrits ; nous devions donc procéder autrement pour découvrir leur sens. C'est pourquoi nous avons choisi une méthode qui avait puisé en partie à ses travaux, mais qui s'appliquait à des textes écrits.