1 – 1.2. Le Moyen Age

Avec la chute de l'Empire romain et l'avènement des grandes invasions barbares, la généalogie, à cause du recul de l'écriture, va régresser dans la plupart des pays d'Europe. Mais, elle ne disparaît pas entièrement sous l'influence de l'Eglise chrétienne. Dès les premiers siècles, on trouve des clercs qui élaborent un nouveau type de généalogie : une généalogie hagiographique à destination des saints. Ils vont faire jouer à un grand nombre de ceux-ci le rôle tenu dans les sociétés antiques et barbares par les héros et les dieux éponymes à l'origine des peuples et dynasties royales : des saints à la place des dieux et héros païens. Ils établiront la parenté de ceux-ci avec d'autres illustres personnages (d'autres saints, des dieux ou des rois) pour les légitimer. Ces généalogies connurent un succès considérable qui se poursuivit très longtemps, au moins jusqu'au XVIIe siècle et même, pour certains écrits hagiographiques, jusqu'à l'aube du concile Vatican II (1962-1965) 70 .

Au XIIe siècle, une métaphore végétale vint innover la présentation généalogique que les clercs donnèrent des lignées saintes 71 . Elle apparut d'abord pour décrire la généalogie du Christ, figurant les versets du prophète Isaïe annonçant la venue d'un sauveur, dans le texte biblique. Le verset est bref, mais il inspira les commentateurs et l'iconographie de la généalogie jusqu'à ce jour 72 . Cet arbre traduit en images une combinaison des versets du prophète et de la généalogie de Jésus donnée par les Evangiles de Matthieu et de Luc telle qu'on la récitait aux messes de Noël et de l'Epiphanie. La composition la plus courante représente le père du roi David endormi, et de son cœur ou de son bas-ventre jaillit un arbre aux branches étalées ou enroulées en rinceaux, portant les rois, ancêtres charnels du Christ. De chaque côté, souvent portés par des prolongations des branches, trouvent place des prophètes, ses ancêtres spirituels. Christiane Klapisch-Zuber explique que cette métaphore végétale était déjà présente dans les rami et ramusculi romains et les arbores juris servant de tableaux de consanguinité aux clercs (IXe siècle). A partir du XVe siècle, ce modèle de l'arbre de Jessé constituera un modèle fixe pour représenter les généalogies du Christ et des saints. Dans l'art gothique, il fut aussi proposé retourné, c'est-à-dire le Christ au sommet de sa généalogie : les artistes cherchaient à remettre celui-ci dans la posture d'un divin, en position de dominer et dans la hauteur des cieux.

L'importance croissante donnée à cette iconographie du Christ vient en même temps que la montée de la centralisation du pouvoir monarchique en Europe. En effet la lignée du Christ étant royale (de sang royal), les rois qui reconnaissent leur royauté par la grâce de Dieu cherchent avec cette identification la préséance sur les autres seigneuries. On trouvera, par exemple, dans les galeries de grandes cathédrales, des généalogies des ancêtres du Christ sous les attributs des rois de l'époque (Les galeries des rois).

Quant aux généalogies profanes, Georges Duby explique qu'on les trouve en Europe seulement dans les maisons royales jusqu'au début du IXe siècle. En France, on constate les premières généalogies dans les grandes familles princières durant ce siècle. Elles sont élaborées dans des monastères privés intégrés dans leur patrimoine. Elles apparaissent au moment où celles-ci s'organisent en maisons et en lignages par l'effet de la décomposition du pouvoir royal, à l'image de ce qui avait été jusqu'alors la seule 'maison', la seule race, la seule généalogie véritable, celle du souverain 73 “. Ces principes tenaient la place du roi dans ce qu'ils appelaient leur regnum et ont adopté ce qui était au moins implicitement une prérogative régalienne. Leurs généalogies se sont données les mêmes objectifs de légitimation du pouvoir, d'exaltation de la lignée, que celles des rois avec lesquels ils entendaient rivaliser à cette période. Pourtant, même lorsqu'elles ont été conçues en opposition au pouvoir royal et ont cherché à manifester leur indépendance, le prestige de la fonction royale était tel que, souvent d'emblée, parfois avec un temps de retard, la plupart d'entre eux affichaient qu'ils avaient du sang royal, surtout si ce sang était carolingien 74 .

En effet, avant, les hommes appartenant à l'aristocratie n'ont pas toujours ressenti le besoin d'entretenir la mémoire de leurs ancêtres et de se situer au sein d'une lignée verticale. Au contraire, ils ont longtemps considéré leur famille comme un groupe horizontal, étalé dans le présent, sans limites précises, ni fixes. A l'époque franque, ils s'agrégeaient à la maison royale, la première à se manifester comme race, et attendaient bienfaits et honneurs d'elle. La noblesse était alors domestique et ne s'est organisée en maisons particulières qu'à partir du moment où des hommes de celle-ci ont été choisis par les rois pour assurer des charges en leur nom. Ce fut seulement lorsque les familles nobles se dégagèrent de la domesticité royale, s'approprièrent un pouvoir autonome, une seigneurie particulière, qu'elles s'ordonnèrent en dynastie et eurent une conscience lignagère d'elles-mêmes. Ainsi, la façon de se représenter l'individu au sein de sa parenté se resserre sur sa filiation agnatique. Celui-ci se sent désormais membre d'une race où de père en fils se transmet un patrimoine. Il est devenu lui-même un prince, ayant pris conscience d'hériter. Il se sent noble, puisque être noble, c'est d'abord se réclamer d'ancêtres connus, c'est se référer à une généalogie 75 “. Il est conscient de sa position et de l'honneur de sa descendance 76 “. Une telle vision lignagère valorise l'ancienneté du groupe familial, héroïse l'ancêtre commun et souligne la supériorité de la filiation agnatique. Elle produit une conscience de classe,mais aussi une conscience familiale de soi, c'est-à-dire une conscience d'héritiers 77 .

Il faut attendre le Xe siècle pour commencer à trouver dans des familles autres que princières une telle vision et l'écriture généalogique qui s'en suit. En effet, par contamination, on voit des familles de plus en plus modestes faire l'objet d'une généalogie : tout d'abord les comtes puis les seigneurs de moindre volée et au XIe siècle, les chevaliers. Une conscience généalogique naît dans ces catégories de la noblesse au moment où leurs richesses et leurs pouvoirs commencent à être autonomes et à devenir héréditaires 78 . Elle accompagne ainsi l'apparition de la noblesse et la naissance de la féodalité. Dans son armature profonde, la généalogie relate alors d'abord la transmission d'un titre et d'un patrimoine. Puis à partir du XIIe siècle, elle tend à devenir une suite d'éloges individuels moins à destination de la transmission d'une puissance politique qu'à celle de la transmission d'un héritage d'une gloire et d'un honneur dont les héritiers devaient se montrer dignes 79 . Mais, les généalogistes ne se sont pas intéressés seulement aux individus d'un lignage. Dès le XIIIe siècle, ils se sont penchés aussi sur leurs maisons en tant que lieu d'implantation et sur leurs armoiries. Au XIVe siècle se trouvent réunies les principales composantes – héraldique, généalogies nobles, provincialisme – du récit généalogique noble.

Après, avec l'imprimerie, les contenus et méthodes des textes généalogiques vont devenir des objets de travail scientifique et se renouvelleront.En effet, les historiens vont passer toute la documentation déjà en leur possession au crible de la critique pour déterminer le degré de fiabilité de ses références et opérer un classement dans des fonds d'archives. Ils ne puiseront pas encore leurs sources dans l'état civil – celui-ci étant l’œuvre de la hiérarchie basse de l'Eglise tenue en piètre estime – mais dans les fonds d'archives des Maisons nobiliaires. Ainsi, dès le XVIe siècle, paraîtront les premiers ouvrages de référence en matière de généalogies de grandes Maisons. Mais, en France, comme dans l'ensemble de l'Europe, ils seront principalement écrits pour établir la légitimité des familles dans leur prétention et se répondront les uns les autres pour servir le débat politique. Qui règne ? Qui a régné ? Qui va régner ? Le principe exclusif de la généalogie agnatique continuera d'occuper tout le champ, même s’il sera, au XVIIe siècle, un temps donné, relativisé par les effets des pratiques des pays de droit germanique – Allemagne, Angleterre, mais aussi Espagne – qui exportèrent, par leurs ouvrages, le principe des quartiers de noblesse. A cette époque aussi naîtra la référence de numérotation de classement mondialement utilisée aujourd'hui : la méthode Stradonitz 80 .

Ainsi, avec Georges Duby, on peut constater que la conscience généalogique de soi apparaît dans les familles de la noblesse à l'instant où la richesse et le pouvoir revêtent décidément une allure patrimoniale et où commencent d'entrer en jeu, par conséquent, des règles successorales qui favorisent les fils aux dépens des filles, les plus âgés aux dépens des puînés et qui valorisent donc à la fois la branche paternelle et l'aînesse 81 “. Mais, on comprend qu'elle évolue et se différencie en lien très étroit avec le processus de décomposition de la puissance royale : avec la dissémination de son autorité et la dissociation progressive des pouvoirs de commandement.

Notes
70.

. BOOS Emmanuel de (1998), ibid., p. 43-44.

71.

. Voir la recherche faite par Christiane Klapisch-Zuber (1993) sur la métaphore de l'arbre généalogique, “La genèse de l’arbre généalogique” in L’arbre : histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du fruit au Moyen Age, pp. 41-81.

72.

. Jessé est le père du roi David, dont descend le Christ. Le verset du prophète est au Livre d'Isaïe XI, 1-3. Nous citons les versets, puisque c'est d'eux que la métaphore encore vivante de nos arbres est issue : “Un rejeton sortira de la souche de Jessé, un surgeon poussera de ses racines. Sur lui reposera l'Esprit de Yahvé, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte de Yahvé : son inspiration est dans la crainte de Yahvé. Il jugera, mais non sur l'apparence. Il se prononcera, mais non sur le ouï-dire. Il jugera les faibles avec justice, il rendra une sentence équitable pour les humbles du pays (...).

73.

. DUBY Georges (1979), opus cit., p. 174.

74.

. BOOS Emmanuel de (1998), opus cit., p. 52-53.

75.

. DUBY Georges (1979), opus. cit., p. 165.

76.

. DUBY Georges (1979), ibid., p. 25.

77.

. Georges Duby (1979), indique que la conscience d'appartenir à une classe, dans la noblesse, est apparue dès le XIe siècle, en même temps que naissait la chevalerie (p. 117-118). Quant à la conscience familiale, c'est à la lumière d'une psychologie familiale qu'il faut la comprendre. “Elle est conscience d'héritiers” (p. 168 à 174).

78.

. DUBY Georges (1979), ibid., p. 165. Il s'inspire des travaux de l'Ecole allemande de Fribourg et notamment de Karl Schmid, un élève de Gerd Tellenbach.

79.

. DUBY Georges (1979), ibid., p. 176-178.

80.

. Cette méthode est l'aboutissement de travaux méthodologiques de généalogistes du nord de l'Europe. Elle consiste à attribuer à la personne dont on souhaite établir l'ascendance le numéro 1, le père porte le numéro 2, la mère le numéro 3… Tous les hommes ont un numéro pair, toutes les femmes un numéro impair. Le père porte toujours un numéro double de celui de son enfant (fille ou garçon) : ainsi, le père du numéro 24 est le numéro 48, la mère le numéro 49… Grâce à cette technique, on peut se repérer dans l'arbre généalogique en procédant par déduction.

81.

. DUBY Georges (1979), ibid., p. 166.