1 – 4. La généalogie à l'époque contemporaine

Les travaux sur cette période ont été provoqués par l'observation de l'arrivée en masse de nouvelles populations sur le terrain de la généalogie 100 . Ils restent encore parcellaires, mais commencent à mettre en lumière le profil et les comportements de celles-ci. Ils montrent des récurrences, mais laissent encore ouvertes des questions. Pour la bourgeoisie, nous avons trouvé seulement les études de Béatrix Le Wita sur la bourgeoisie parisienne des années 1980. Nous en verrons les conclusions sur le rapport que celle-ci a à sa mémoire, dans notre prochain chapitre. Nous voulons maintenant approcher de près l'analyse des facteurs en jeu dans l'engouement de ces nouvelles populations, pour permettre de mieux instruire notre perspective anthropologique sur la conscience généalogique de l'identité qu'un individu a de soi, de sa famille et de son groupe d'appartenance.

A la deuxième moitié du XXe siècle, en effet, la quête généalogique prend les contours d'une petite révolution culturelle 101 . Plusieurs chercheurs se sont intéressés à ce mouvement en masse de nouvelles populations vers les archives communales et départementales françaises et vers les associations généalogiques. Les débuts de cette fièvre ont été précisément datés par l'intermédiaire des statistiques des Archives départementales et nationales, et de celle des adhérents aux associations généalogiques. C'est en 1974 que s'est vu le premier accroissement net du lectorat des généalogistes dans les Archives nationales 102 . Puis, le rapport des Archives nationales note qu'en 1977, la recherche d'ordre généalogique a fait un bond en avant de l'ordre de 50 % 103 . Le phénomène ne s'essouffle pas et, en 1992, le nombre des lecteurs des archives départementales de France est de 140 479, alors qu'il était de 41 597, en 1970, professionnels et généalogistes compris 104 .

Patrick Cabanel fait remarquer que, dès les années cinquante, de nombreuses associations généalogiques étaient déjà fondées : en 1954, Le Centre d'entraide généalogique, en 1955, le Centre généalogique de Paris, en 1968, la Fédération des sociétés françaises de généalogie et en 1983, l'Amicale généalogiste. A lire les noms des fondateurs et présidents de ces associations, on y voit, dit-il, que le savoir-faire généalogique est encore une activité aristocratique. Il faudra attendre 1986 pour que l'une de ces associations voit un président roturier 105 . De 1968 à 1988, en France, les associations préoccupées de généalogie sont passées de trois cents adhérents à vingt mille, répartis en cent vingt associations. En 1994, la Fédération nationale de généalogie compte 31 000 adhérents 106 .

Dans ce mouvement, deux objectifs semblent se poursuivre parallèlement : d'une part une quête généalogique individuelle, mais aussi un intérêt pour l'histoire locale. C'est à cette époque qu'ont été édités avec un immense succès de très nombreux ouvrages portant sur les traditions rurales et régionales de la France, à commencer par celui d'Emmanuel Le Roy Ladurie, en 1976, Montaillou, village occitan. Ce double chemin vers les archives indiquerait-il que la quête généalogique est, à ce siècle, d'abord une recherche de racines rurales, se demande Patrick Cabanel ? Les médias ont alors accompagné puis soutenu l'intérêt des Français pour la généalogie. Et les historiens se sont eux-mêmes intéressés à l'objet ; l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales crée un séminaire sur La construction de la mémoire généalogique ; les Annales ESC rendront compte des travaux de celui-ci, en 1991. Le dernier volume des Lieux de mémoire (Gallimard, 1992) s'ouvre sur le chapitre écrit par André Burguière, intitulé la généalogie .

Notes
100.

. Un tel mouvement de masse est observé aussi dans d'autres pays de l'Europe de l'ouest. Pour ce qui concerne l'Allemagne et l'Italie, nous avons bénéficié des recensements de Wihelmina Konig-Scappaticci et Margherita Merucci-Ciliberto, du laboratoire de recherches comparées sur l'identité généalogique, de l'Institut des sciences de la famille, Université catholique de Lyon. Elles ont rassemblé les travaux et repères qui pouvaient confirmer un mouvement comparable des populations de ces pays vers une popularisation de la pratique généalogique. A paraître dans La transmission dans la famille : secrets, fictions et idéaux (2003), sous la dir. de Chantal Rodet, L'Harmattan : Konig-Scappaticci Wihelmina, “L'identité généalogique se construit-elle à partir de la représentation d'une spatialité individuelle ? La pratique de la généalogie en Allemagne contemporaine” et Merucci-Ciliberto Margherita, “L'articulation des coordonnées spatio-temporelles dans la recherche généalogique : une revue des recherches anthropologiques en Italie sur la question”. Les principaux acteurs de ces mouvements de masse sont pour les deux pays qu'elles ont étudiés les descendants d'Américains des USA qui ont émigré il y a environ une centaine d'années du vieux continent vers le nouveau.

101.

. Patrick Cabanel est historien et s'est intéressé à ce mouvement vers la généalogie, comme témoin de son temps. Il a effectué une étude pour comprendre celui-ci, mais n'en a fait un objet de travail que brièvement. Il s'est en effet trouvé lui-même étonné de voir chaque année de nouveaux “généalogistes” occuper les bancs des archives des villes dans lesquelles il travaillait, et a assisté à la perplexité des archivistes d'une part, et des historiens d'autre part, devant un tel phénomène. Il a écrit alors un article dans la revue Le groupe familial, en février 1995, et une série de trois articles dans la Revue française de généalogie cette même année.

102.

. Il en est de même pour ce qui concerne l'Allemagne et l'Italie.

103.

. CABANEL Patrick (1995), “La 'fièvre' généalogique (1) : depuis quand ? Comment ? Pourquoi ?”, Revue française de généalogie, déc. 1994-janv. 1995, n° 95, p. 19.

104.

. CABANEL Patrick (1995), “Une passion nationale : la généalogie”, Le groupe familial, avril-juin 1995, n° 147, p. 11.

105.

. CABANEL Patrick (1995), “La 'fièvre' généalogique (1)”, art. cit., p. 18.

106.

. Le chiffre reste partiel, signale l'auteur, car il ne compte pas les cercles non adhérents ni les généalogistes solitaires. SAGNES Sylvie (1998), opus cit., p. 275.