1 – 4.1. Le profil identitaire des nouvelles populations

Mais, qui est cette population qui vient grossir les consultations dans les archives françaises ? On manque encore de données statistiques. Patrick Cabanel a relevé dans une étude faite sur une population d'abonnés à une revue généalogique, en 1991, que ces nouveaux amateurs de généalogie étaient pour 77 % d'entre eux des citadins (24 % habitent Paris et sa petite couronne). Il s'agit d'hommes, pour 57 %. Ils ont en moyenne 52 ans et 44 % sont à la retraite. Ce sont des cadres supérieurs pour plus de 20 % et, pour 60 %, des employés, cadres ou équivalents . De plus, l'analyse de la distribution des lecteurs entre les différents départements français montre que ce sont les grandes terres d'émigration rurale du début du XXe siècle qui accueillent le retour archivistique au pays 107 . Les coupures des racines rurales sont-elles à l'origine de ce retour, interroge l'historien ? Ainsi, le généalogiste moyen (du moins l'acheteur de la revue) est donc, selon l'étude de cet échantillon, plutôt un citadin, homme, dans la seconde moitié de sa vie, de classe moyenne et ayant des ascendants issus de zones rurales, une ou peut-être deux générations avant lui.

Dans le Cercle des PTT parisien étudié par Martine Segalen et André Michelat 108 , un tiers des généalogistes sont des retraités et 65 % sont des hommes. Un tiers réside à Paris ou dans les départements limitrophes. Le niveau d'études est faible et l'est d'autant plus que l'âge est élevé. La plupart des personnes sont originaires de milieux agricoles modestes et ont connu une mobilité sociale et géographique vers des emplois de l'administration parfois depuis deux ou trois générations 109 “. Elles ont souffert du déracinement et des cassures de mémoire qui s'en suivirent, suggèrent les auteurs.

Comme Martine Segalen et André Michelat, André Burguière voit dans l'attrait vers la généalogie l'effet du déracinement : La fièvre touche à peu près tous les milieux, mais plus particulièrement la population urbaine ou plutôt récemment urbanisée 110 .” Pour lui, la sensation de déracinement peut être considérée comme retardée, mais touche aussi la population qui a subi celui-ci, une population née et élevée en milieu rural ou simplement provincial. Il s'interroge sur le besoin de racines d'une société récemment déracinée et déterritorialisée après l'accélération de l'exode rural dans les années soixante.

Sylvie Sagnes a étudié les pratiques généalogiques d'un cercle situé dans le nord-est du département de l'Aude et témoigne que celui-ci réunit des classes moyennes. Mais, elle fait constater, à l'encontre des premiers chercheurs cités, qu'il ne rassemble pas que des citadins, mais aussi des ruraux et que le déracinement n'est pas à l'origine de l'orientation de sa population vers la pratique généalogique 111 . Elle montre, en effet, que ces généalogistes amateurs s'intéressent de façon privilégiée aux lignées dont les origines sont implantées là où ils vivent. Pour elle, c’est l'appartenance locale de la filiation et la promotion sociale des généalogistes qui sont les plus activées.

Après enquête auprès de vingt-huit personnes appartenant à deux associations généalogiques de l'Ile-de-France, Evelyne Ribert constate aussi l'appartenance de la très grande majorité des généalogistes aux classes moyennes. Ils ont un niveau de diplôme supérieur au baccalauréat et sont cadres, et leurs parents sont diplômés, aussi, avec une bonne situation. Pour certains, leurs pratiques généalogiques s’expliquent par leur position par rapport à leur belle famille : ce sont, en général, des hommes dont les épouses ont des ancêtres plus prestigieux que les leurs et qui souhaitent montrer que leur lignée est tout à fait respectable.

C'est, montre-t-elle, l'enracinement qui mobilise. Ils veulent enraciner leur réussite, c'est-à-dire assurer la transmission du patrimoine symbolique dont ils ont hérité. Mais, paradoxalement, pour cela, à l'instar de la bourgeoisie des Temps modernes, ils mettent à jour leurs racines précédant leur installation. Ils se rendent souvent sur les lieux où ont vécu leurs ancêtres et y retrouvent des cousins et des habitants qui connaissaient certains membres de leur parenté. Comme pour Sylvie Sagnes, l'enquête d'Evelyne Ribert ne permet pas de constater que les généalogistes amateurs d'aujourd'hui souffrent d'un déracinement. Les trois-quarts de ceux enquêtés ne souffrent pas de cassure de la mémoire ni ne se sentent déracinés, témoigne-t-elle. Au contraire, ils sont satisfaits de leur situation présente et visent à renforcer encore d'avantage un sentiment identitaire déjà bien assuré  : par exemple, conforter une position sociale acquise, maintenir une cohésion familiale, préserver une identité régionale forte.

Seule une minorité tente de renforcer une mémoire fragilisée. Tout d'abord, il y a un grand nombre de généalogistes implantés à Paris depuis plusieurs générations : ceux-ci cherchent à redécouvrir le berceau de leur famille. Ayant des lignées d'origines très diverses, ils se choisissent alors une contrée à laquelle ils s'identifient, et ceci en fonction, le plus généralement, de leur patronyme. Ils font ainsi une reconstruction identitaire géographique sur un mode savant : ce sont alors des Parisiens avec un passé. Ensuite, il y a les généalogistes qui ont vécu, enfants, en province : ceux-là possèdent une forte identité régionale qu'ils renforcent alors avec leur recherche généalogique. Ils restent attachés aux traditions de leurs origines et ont tous une maison sur le lieu de celles-ci. Leurs ancêtres ont été stables géographiquement sur plusieurs générations. Ils organisent des réunions de famille. “L'ultime étape de leur travail est la rédaction, la plupart du temps sur ordinateur, d'un fascicule de taille inégale, narrant l'histoire de la lignée 112 . D’autre part, un tiers de la population est mobile et dit son besoin de se fixer : jeunes, ils désiraient être libres et avaient choisi de ne pas s'installer. Aujourd'hui, ils regrettent ce choix et recherchent une continuité. Ainsi, selon l'auteur, on ne peut dire que l'explication de l'intérêt généalogique peut se trouver dans l'exode rural. Enfin, il y a trois vieilles familles : elles expriment un sentiment relatif de déclassement par rapport au prestige passé de leurs lignées et aux ascensions sociales que celles-ci ont faites 113 .

Claire-Emmanuelle Lorquin, elle, a interrogé une quarantaine de généalogistes ordinaires sans représentativité 114 . Ils sont autant hommes que femmes et plutôt âgés, souvent retraités. Elle remarque que leur majorité appartient à des classes moyennes. Leurs cadres chronologiques sont étroits : trois ou quatre générations complètes qui assurent la continuité du récit ; au-delà, on trouve des figures parfois nombreuses, mais isolées. Les ascendants sur lesquels leur intérêt porte de façon prioritaire sont séparés de trois générations avec ego. Elle suggère qu’après ce nombre de générations, le temps de l'apaisement des sentiments est venu : l’on peut remettre l'histoire en scène.

La branche qui situe les racines de la famille est celle du patronyme. Concernant la présence des autres branches de la famille, on s’aperçoit qu’elles sont rarement situées comme équivalentes. Beaucoup de nos interlocuteurs semblent des métis de deux familles et deux cultures dont l'une a été vécue dans le couple de leurs parents comme dominante, et l'autre comme plus ou moins exclue 115 .” Mais, on trouve une unité quand même ; on la trouve dans la maison, omniprésente à travers tous leurs discours : celle de l'enfance ou celle des vacances de l'enfance.

Pascale Renard observe surtout dans une société généalogique du Lyonnais comment ses généalogistes construisent leurs arbres 116 . Elle constate que les méthodes de reconstitution se découvrent seuls par tâtonnements (65 %), avec l'aide de manuels ou de personnes connaissant déjà la généalogie, très rarement par l'intermédiaire de savoirs issus d'un cercle généalogique. La reconstitution est d'abord ascendante. La moitié des amateurs s'en tient à elle seule. L'autre y combine soit une généalogie descendante (14 %), soit une généalogie descendante patronymique (7 %) ou les deux (21 %). Cette méthode qui privilégie donc l'ascendance sur la descendance met de côté les collatéraux. Ainsi, seulement la moitié des généalogistes choisit un ancêtre à partir duquel 'redescendre'. La recherche par le patronyme est un point de départ, mais elle est vite abandonnée pour une généalogie ascendante prenant en compte les maternels ; elle est en fin de compte marginale 117 “. Le choix de la lignée à mettre en valeur et la recherche de cousins dépendent d'une élection basée sur l'affinité et sur ceux qui – morts ou vivants – sont reconnus socialement. Enfin, 36 % des généalogistes interviewés font la généalogie de leurs conjoints après avoir fait la leur, et parmi eux les généalogistes les plus âgés. La moitié d'entre eux dit aimer rencontrer des cousinages entre les deux familles : cherchent-ils une preuve qu'ils font bien partie du même groupe familial, qu'un même sang coule dans leurs veines ? 118 Après avoir établi le cycle de vie de leurs ascendants, les généalogistes dirigent leurs intérêts vers les professions de ceux-ci (71 %), puis vers leurs résidences et leurs lieux d'inhumation (64 %), leurs histoires insolites et anecdotiques (43 %), leurs possessions et leur niveau de vie économique (36 %) et enfin à égalité leur vie maritale (âge au mariage, nombre d'enfants, remariages, etc.) et leur physique (21 %). Ainsi, le plus important est de situer les ascendants dans leur société et d'évaluer leur rang ou leur position sociale.

Les travaux de Cardell K. Jacobson ont influencé certaines des dernières hypothèses françaises 119 . Le chercheur, en effet, compare sa population à une population témoin ; il avait aussi l'idée que son intérêt pour le passé familial pouvait être corrélatif à un déracinement. Or, il aboutit à montrer le contraire : il y a plus d'individus bien implantés localement dans sa population d'amateurs de généalogie que dans celle qui est témoin. Il fait en conséquence l'hypothèse que les individus bien enracinés peuvent se trouver dans l'inquiétude de voir remis en question l'équilibre qu'ils ont cherché à acquérir et sont alors davantage attirés par leur passé pour mieux assurer leur légitimité avec la généalogie. Les traditionalistes, dit-il, ne sont-ils pas des individus plus menacés que les autres par les bouleversements sociaux ? Ainsi, peut-on ajouter au débat qui donne comme motivations pour la généalogie les effets de l'immigration, l'inquiétude de celui qui est bien enraciné et qui peut avoir à perdre les avantages de sa stabilité par des bouleversements sociaux.

En conclusion, les chercheurs se retrouvent globalement pour indiquer que les populations non traditionnelles de généalogistes de ces trente dernières années sont plutôt des hommes, retraités ou proches de la retraite, appartenant aux couches moyennes, disposant d'un certain bagage culturel et issues de milieux modestes ruraux, ou aux couches supérieures issues de couches moyennes diplômées. Pour ce qui concerne la pente sociale des trajectoires de leurs lignées, les résultats montrent que l'une d'entre elles au moins est très généralement ascendante. L'ascension sociale est un facteur mobilisateur vers la généalogie. Quant au déracinement, les chercheurs sont partagés. Est-ce la souffrance de celui qui a perdu ses racines qui entraîne vers la généalogie ou bien le désir de celui qui veut renforcer son appartenance locale ou qui a peur de perdre les avantages de sa position sociale ? On trouve des généalogistes qui peuvent être émigrés ruraux, mobiles géographiquement ou avoir leurs lignées enracinées dans une localité, depuis plusieurs générations ; ils peuvent résider dans des zones urbaines ou rurales. Ce ne sont, donc, pas les ruptures de leurs propres racines rurales qui provoquent une souffrance, chez eux. C’est celle, spécifique, provenant du regret d’avoir voulu une mobilité résidentielle à un moment donné de sa vie ou résultant des déracinements successifs dus aux besoins de sa profession, alors qu’on est modeste, les deux pouvant se recouper. Ainsi, s’il y a une question concernant des ruptures de racines rurales, ce ne sont pas des ruptures dans la vie du généalogiste, mais dans celle de ses ascendants. Alors, ce dernier souffre-t-il a posteriori ou bien se trouve-t-il, à sa génération, confronté à une cassure de sa mémoire ?

Notes
107.

. Patrick Cabanel remarque que les zones à plus grande densité de lecteurs sont plutôt “le Nord-Picardie, l'Est, l'Ouest (mais incomplètement), le Nord du Massif central et quelques départements ruraux isolés, Ariège, Ain, Ardèche et Alpes de Haute-Provence”. Ces terres sont bien celles d'une émigration de ce début du siècle, mais la seule argumentation pour comprendre le mouvement généalogique, d'un retour aux racines rurales, ne peut saturer l'interprétation. En effet, signale l'auteur, certains départements de grande émigration dans les Alpes, les Pyrénées ou le Sud du Massif central accueillent plutôt peu d'amateurs généalogistes !

D'autre part, “l'étude statistique relevée ici est le résultat d'une enquête menée en 1991, par une seule revue - la revue Gé-magazine”, et reste pour lors, juste un indicateur de tendance. CABANEL Patrick (1995), art. cit., p. 14.

108.

. SEGALEN Martine et MICHELAT André (1991), “L'amour de la généalogie”, Jeux de familles, Ed. Presses du CNRS, pp. 193-208. Les auteurs étudient les attitudes de fonctionnaires des PTT ayant formé une association de généalogie en 1979.

109.

. SEGALEN Martine et MICHELAT André (1991), ibid., p. 197.

110.

. BURGUIERE André (1992), opus cit., p. 20.

111.

. SAGNES Sylvie (1995), art. cit., pp. 124-145 et (1998) opus cit., pp. 275-309.

112.

. RIBERT Évelyne (1997), opus cit., p. 382-383.

113.

. RIBERT Évelyne (1997), ibid., pp. 377-391.

114.

. LORQUIN Claire-Emmanuelle (1997), “La généalogie ordinaire”, in La généalogie entre science et passion, textes réunis et présentés par Tiphaine Barthelemy et Marie-Claude Pingaud, pp. 409-417.

115.

. LORQUIN Claire-Emmanuelle (1997), ibid., p. 415.

116.

. RENARD Pascale (1998), Les généalogistes amateurs de la Société généalogique du Lyonnais, Mémoire de maîtrise d'ethnologie de l'Université Lumière Lyon II, sous la dir. de Bernard Vernier, 96 p.

117.

. RENARD Pascale (1998), ibid., pp. 31-36.

118.

. RENARD Pascale (1998), ibid., p. 51-52.

119.

. JACOBSON Cardell K. (1986), opus cit.