Conclusion

Nous avons retracé l'histoire de la généalogie en France, en mettant en lumière les principes sur lesquels nous pouvions nous appuyer pour comprendre les contextes dans lesquels une conscience généalogique de soi a émergé et s'est maintenue à travers le temps. Nous avons trouvé chez les élites des facteurs sociologiques communs qui les avaient amenées à cette conscience. C'est en effet à partir du moment où une de leurs couches sociales a acquis l'autonomie et l'hérédité de ses pouvoirs que l'on a vu naître chez elles une telle conscience. Et c'est la décomposition des pouvoirs régaliens qui a permis l'extension de celle-ci d'une couche à l'autre, de la plus élevée jusqu'à la plus modeste. De plus, les familles dans lesquelles on écrivait des récits généalogiques avaient toutes un de leurs membres ayant eu un rôle dans l'histoire ou y étant candidat. Elles se préoccupaient aussi des intérêts de leur descendance. Enfin, les contenus des récits et les usages qui en ont été faits ont évolué avec les contextes sociohistoriques et on a pu voir les spécificités concernant ceux de l’aristocratie (ou de la noblesse) et ceux de la bourgeoisie, notamment, entre les XIVe et XVIIIe siècles.

Nous avons reconnu chez les nouvelles populations des facteurs sociologiques semblables : d'une part dans l'unité de leur couche sociale – des classes moyennes – et d'autre part, dans la présence d'individus ayant eu un rôle dans l'histoire. Mais, si les deux facteurs sont attestés par leurs observateurs, il reste qu'il faut évaluer si cette couche sociale a reçu ses pouvoirs selon les mêmes règles que les deux élites traditionnelles. Nous n'avons pas trouvé de réponse à cette question directement. Mais, nous avons remarqué que ses secteurs d'activités étaient récurrents. Malheureusement, les informations sont trop parcellaires pour en déduire des hypothèses significatives, mais nous avons pu discerner des perspectives pertinentes. En effet, les généalogistes de cette couche sociale appartiennent, dans leur plus grande majorité et sur plusieurs générations, quand on peut le constater, à des secteurs public, social et associatif d'activités. Nous avons vu dans cette appartenance une disposition particulière vis-à-vis de leurs contemporains : une orientation vers le service du bien commun. N'était-ce pas après le roi, le destin de la noblesse et de la bourgeoisie de se préoccuper, traditionnellement, de ce service du bien commun, pour les premiers, dans leur nation et pour les seconds, dans leur cité ? Aujourd'hui, c'est celui de l'Etat et de ses élites. Les classes moyennes de ces secteurs ne sont-elles pas devenues une de ces élites ?

Notre hypothèse est en effet que l'Etat, avec ses institutions relais, a promu, à travers le salariat de ceux qui travaillent pour lui, une identité nouvelle – une élite nouvelle – fondée sur une appartenance à un groupe social devenu conscient que ses membres ont un rôle à jouer dans sa construction sociale et citoyenne par l'intermédiaire de ses professions et de ses engagements. On peut concevoir ainsi que l'avènement de cette nouvelle élite est le fruit, comme l'ont été les élites traditionnelles, les unes après les autres, d'une redistribution régalienne des fonctions de la noblesse et de la bourgeoisie vers des populations dont la spécificité est d'être salariées. Ainsi, nous trouvons les mêmes logiques à l'œuvre dans les trois milieux, chacun avec sa spécificité.

Quant à la question du caractère héréditaire des pouvoirs de ces couches sociales, nous n'avons pu le relever comme tel, étant donné notre contexte démocratique. Pour autant, nous n'avons pas renoncé à supposer son existence avec les observations de Martine Segalen et de Claude Michelat, qui ont montré que les généalogistes de leur population n'étaient pas les premiers de leur filiation à avoir travaillé aux PTT. Nous pouvions faire l'hypothèse que ce caractère de l'ancien régime avait pu prendre une autre forme dans notre contexte et non pas disparaître. L'hérédité pouvait en effet s'originer dans d'autres modalités, mais on la constatait quand même. Cette variable devait être vérifiée sur d’autres échantillons, pour que nous puissions supposer fermement que ces nouvelles populations se trouvaient dans le sens de l'histoire, une élite en train de se constituer et donc d'accéder à une conscience généalogique d'elle-même.

Nous avons vu qu'en pénétrant dans un nouveau groupe, la conscience généalogique ne disparaissait pas chez les groupes précédents : lorsque la pratique généalogique émergea dans la bourgeoisie, après avoir pénétré les différentes couches de la noblesse, elle n'a pas pour autant cessé dans celle-ci. Ainsi, dans le cours de l'histoire, le nombre des élites n'a fait qu'augmenter. Rien n'empêche donc d'imaginer que quatre siècles après, une nouvelle élite se constitue et voit naître en elle une conscience généalogique de son identité. Nous avons observé que la généalogie n'avait pas contribué qu'à légitimer et à identifier des individus déjà bien établis puisqu'elle advenait chaque fois dans une couche sociale au moment où les richesses et les pouvoirs de celle-ci commençaient à être autonomes et à devenir héréditaires. Elle sert donc autant les anciennes élites que les nouvelles couches sociales qui manifestent ces attributs.

Pour les autres variables, que nous avons pu relever dans les élites traditionnelles et dans les nouvelles populations, nous avons observé aussi des récurrences. En ce qui concerne le profil des généalogistes, nous avons constaté qu’ils étaient plutôt des hommes issus de filiations en ascension sociale, préoccupés par la mémoire de leur passé familial, souhaitant une continuité et cherchant à faire valoir leur ancienneté. On a trouvé chez toutes les populations la présence d'une rhétorique de légitimation portant d’abord sur les lignées patronymiques. Deux de ces récurrences sont à nuancer. Il s'agit tout d’abord du désir de continuité : tous les observateurs des nouvelles populations le constatent bien, mais certains remarquent qu’elles en ont une conception plus narcissique. D’autre part, la légitimation : elle repose sur des modalités communes, à savoir au minimum les preuves de l’ancienneté et de la continuité, et elle vise la validité d’une position et de son maintien ; mais elle comporte aussi des différences selon les contextes sociaux, géographiques et symboliques auxquels les généalogistes cherchent à appartenir ; elle nécessite donc de mettre à jour d’autres preuves adaptées aux enjeux spécifiques de ceux-ci. Une question reste encore en cours de débat. Il s’agit de l'impact des brisures de la mémoire sur le souhait d'écrire sa généalogie : est-ce les souffrances du déracinement ou les attentes de celui qui veut s'assurer de son enracinement ou encore la crainte de celui qui a à perdre les avantages acquis par sa position sociale ? Si l’intégration dans leur cité est l’objectif prioritaire des bourgeois des Temps modernes, André Burguière ne répond pas à la question posée comme telle, pour sa population. Qu’en est-il pour notre population ? Enfin, la variable de l’âge n’a été prise en compte que dans les nouvelles populations et celle du rang dans la fratrie, dans aucune : elles seront à considérer dans notre population. Les pratiques sont peu décrites : jusqu’où diffèrent-elles ? Le devoir de mémoire et les dettes ne sont pas relevés par André Burguière, mais on les trouve dans les nouvelles populations : nous devrons les examiner pour notre population ?

Ainsi, on se tromperait à penser que la généalogie ne contribue qu'à légitimer et à identifier des individus déjà bien établis. Elle sert aussi ceux qui se trouvent en passe de devenir une élite. Selon nous, elle peut donc se trouver autant dans les anciennes élites que dans les nouvelles couches sociales. Mais, une fois présente dans une couche, la conscience généalogique doit être l'objet d'un héritage pour se maintenir. Rien ne nous empêche donc d'envisager le mouvement de démocratisation comme une continuité dans l'histoire de la généalogie.

Notre hypothèse se veut modeste car nous l’avons construite à partir d’une sociologie rétrospective. De plus, n’étant pas historienne, nous avons conscience de ne pas avoir su restituer tous les enjeux qui auraient pu instruire plus justement l’histoire des mentalités collectives concernant la conscience généalogique de soi, depuis le Moyen Age jusqu’à nos jours. Mais, nous souhaitions que cette question, si souvent entendue, portant sur les causes de l’augmentation en masse du nombre de généalogistes, aujourd’hui, ne reste pas sans réponse et soit dégagée d’un imaginaire trop vite attaché à des motivations puisées dans notre seule époque contemporaine. Nous avons, donc, choisi de rester sur une litote.