2 – 1.2. La bourgeoisie lyonnaise des XIX e et XX e  siècles

Au XIXe siècle, le patriciat 155 lyonnais, comme tous ceux des grandes villes, compte des bourgeois récemment installés, une bourgeoisie ancienne et une noblesse. Trois catégories se côtoient ; trois univers se confrontent. Les richesses affluent abondamment dans la cité avec l'essor industriel ; les migrations rurales sont à leur comble. En effet, de la Restauration à la Première Guerre Mondiale, le niveau moyen des patrimoines est multiplié par quatre ou cinq à Lyon 156 . En 1934, la géographie de la fiscalité place en tête le Rhône comme département ayant le plus fort taux moyen d'impôts payés. Plus précisément, dès les années 1840, la majorité des grosses fortunes, à Lyon comme en province, est assise sur une richesse immobilière partagée entre la cité et la campagne (...)  : les patriciats placent leur argent dans la terre .

C'est la propriété qui porte prestige et respectabilité !” Cela explique l'apparente importance des inactifs dans les patriciats urbains de cette époque ; on les trouve sous les vocables de rentiers ou mieux, de propriétaires : une étiquette que l'on choisit, quand on y est invité, de préférence à toute autre, même lorsqu'on est en fait occupé pour l'essentiel à la banque, au négoce ou à l'exercice d'une profession libérale. Ces hommes qui vivaient sans exercer de profession, explique Adeline Daumard, étaient dans leur grande majorité des gens âgés. Par exemple, 300 000 Français de sexe masculin ont été rattachés au groupe des rentiers et des retraités lors des recensements de 1906 et 1911 ; parmi eux, les deux tiers avaient plus de 60 ans et 9 % seulement moins de 50 ans. Ainsi, les oisifs véritables, ceux qui n’avaient jamais eu à exercer un travail rémunérateur, étaient très peu nombreux 157 .

Le franc est stable et permet aux familles bourgeoises même les plus modestes d'asseoir sur des bases solides leurs stratégies familiales et patrimoniales. En effet, dès la première moitié du XIXe siècle, ces familles s’engagent dans le développement industriel. L’industrie sera pour beaucoup, par l'imagination technologique qu'elle exige, une manière de saisir les hasards de la chance qui convient mieux à ceux qui n'ont pas grand-chose 158 . Mais, dès les années 1830, certaines familles de la bourgeoisie transforment leurs fonctions dans l’industrie en fonctions commerciales et très vite, ce ne sera plus l’industriel qui dirigera la production, mais le négociant 159 . Entre 1880 et 1914, la part de la terre dans le patrimoine diminue avec la logique libérale des emplois de l'argent” et les avoirs mobiliers la remplacent 160 . Les professions libérales entreront en grand nombre, au cours des années 1890, dans les patriciats urbains. Leurs revenus s'envolent : un effet sans aucun doute de la complexité des économies, redonnant ses chances au talent, au moins dans les métropoles. Mais, vers 1925, une enquête conclut à la crise des professions libérales” dont les revenus, réduits par la fiscalité nouvelle, n’ont pas suivi le coût de la vie. Les fonctionnaires supérieurs subissent les mêmes pertes de pouvoir d’achat : de 1911 à 1925, un baisse de 26 % 161 .

Les patriciats lyonnais se concentrent sur l’industrie textile et tout particulièrement la soierie. Ils connaissent une période de croissance soutenue jusqu’en 1875 : le nombre des métiers lyonnais est passé de 30 000 à 120 000, de 1825 à 1875. Ils exportent aux Etats-Unis, l’Allemagne et surtout la Grande Bretagne. Mais, la restriction des débouchés, du débouché américain particulièrement, et l’abandon par la mode des lourds tissus de soie noire provoquent un engorgement des marchés qui se prolonge jusqu’en 1888. La fabrique lyonnaise subit une crise très grave qui entraîne des ruines familiales et impose une reconversion. Au début du siècle, elle retrouve son niveau de production de 1871-1875. Ce redressement est fondé sur un rapprochement des techniques de la soie et de celles des autres tissus. La crise pousse à la diversification industrielle. La chimie, longtemps cantonnée aux opérations de teinture de la soie, s’ouvre de nouvelles perspectives. La métallurgie se développe et profite des bassins houillers tout proches de Saint-Etienne 162 .

Leur étonnant destin démontre la capacité des bourgeoisies urbaines à demeurer ouvertes à ceux qui viennent renouveler leur puissance en diversifiant leurs moyens. Mais, le mythe du self made man n'est pas la règle ; la progression sociale se fait par étape, au cours de générations successives. Des dynasties de père à fils ou à gendre, de frère à cousin assureront un apparent partage des tâches. Mais, viennent les temps où les affaires se nationalisent et les entrepreneurs extérieurs à la ville viennent ôter de leurs puissances aux patriciats locaux. Avec la grande guerre le pouvoir économique et social de ceux-ci sera atteint fortement. Puis, avec la crise économique mondiale des années 1930, le montant des fortunes et des revenus privés diminue. Mais, ce fut une phase difficile, non une ruine complète”. Le chef d’entreprise est entouré de prestige et de considération en France ; les milieux d’affaires se situent au sommet de la hiérarchie bourgeoise, entre les deux guerres 163 . Cependant, à la veille de 1939, une bonne partie de la bourgeoisie se trouve dépossédée de l’avantage de pouvoir choisir sa profession en conciliant sa vocation et ses dons avec la nécessité de gagner sa vie : il faut poser sa candidature à tout emploi rendu possible au vu des études effectuées. Les maîtresses de maison doivent surmonter des difficultés matérielles auxquelles elles n’ont pas été préparées et les chefs de famille sont de plus en plus absorbés par leur profession et craignent de ne plus pouvoir assurer l’établissement de leurs enfants 164 .

Si la cité accueille les riches, elle se gonfle aussi de nouvelles populations en nombre toujours plus grand. Les migrations rurales ont commencé par un glissement du département le plus proche vers le chef-lieu 165 . Mais, dès le milieu du XIXe siècle, la carte des origines citadines ne s'explique plus seulement par la seule proximité. Le bassin démographique lyonnais conserve fortement les traces des cheminements traditionnels des hommes et des marchandises de l'Ancien Régime, le long des vieilles routes ; on observe la complémentarité des montagnes et des plaines proches, la pratique vivace – jusqu'à la fin du XIXe siècle – des migrations temporaires : les Savoyards suivant les liens tissés jadis par les rattachements judiciaires du XVIIIe siècle, les maçons du Limousin, les charpentiers des montagnes à bois du Lyonnais, etc. A la fin du XIXe siècle, les campagnes environnantes se videront ; le retrait de la soierie achèvera de supprimer aux ruraux leurs dernières sources de main d'œuvre et d'activités économiques. Au XXe siècle, le mouvement migratoire étranger s'amplifie : à partir des années 1920, il vient d'Italie et d'Espagne. Ainsi, une majorité grandissante de citadins sont étrangers à la ville. Dès la Belle Epoque, on constate un amenuisement de la souche locale par rapport au milieu du XIXe siècle.

Lyon a aussi sa pauvreté. Et comme les autres agglomérations, elle voit sa population se décimer (mortalité infantile, épidémies de choléra, de typhoïde, de variole, de tuberculose, fièvres périodiques dues aux lônes marécageux des Brotteaux). La mort ne se déploie nulle part ailleurs qu'en ville avec autant de force, même si elle frappe ici et là avec une inégale vigueur. Il n'y a pas eu de recul visible jusqu'à l'horizon de 1890 166 . Les moyens thérapeutiques demeurent longtemps médiocres. Mais, dès la loi du 30 novembre 1892, Lyon participe de façon significative à l'effort de lutte anti-épidémique et organise l'hygiène publique de façon telle que, par exemple, la capacité d'accueil hospitalier a augmenté de 56 % sur celui du début du siècle 167 .

Avec les migrations, les croyances se sont confrontées entre les populations venues d'horizons diversifiés. Elles ont été ébranlées. Les bourgeois catholiques sont restés installés dans les paroisses du centre et autour de la cathédrale 168 . Les pauvres sont rejetés à la périphérie où l'on y crée pour eux de nouvelles paroisses spécialisées quant à leurs fidèles et à leur clergé. L'attachement aux croyances religieuses a été solidaire des régions qui entourent la ville, et lorsque l'anticléricalisme régnait déjà dans ces régions, celui-ci s'est renforcé à cause de l'humiliation que représentait pour les chrétiens nouveaux arrivés, la méfiance qu'on leur témoignait et l'abandon dans lequel on les laissait. L'anticléricalisme urbain s'organise. Le marxisme-communisme prend de l'ampleur. Les femmes deviennent les principales pratiquantes.

Mais, les comportements des prêtres et des bourgeois catholiques ne sont pas uniformes. Sous l'impulsion de certains, un nouveau style de vie chrétienne, à la fois plus libre et approfondi, viendra dans les années 1940 renouveler les pratiques et la foi catholiques : l'Action catholique est en effet un apostolat spécialisé par milieu (et celui-ci) n'est donc plus lié au cadre territorial de la paroisse 169 . Malgré tout, les catholiques doivent prendre la mesure de leur faiblesse et de leur isolement.

Comment se reconnaître dans la multiplication des hommes et des familles venus gonfler l'élite locale ? 170 devient une question. C'est le temps des annuaires qui commencent à répertorier les notables : un nouveau moyen de retrouver les siens dans cette crise d'identité des bourgeoisies sans cesse renouvelées, et surtout au lendemain de la guerre de 1914-1918. Les élites aristocratique et d'ancienne bourgeoisie implantées depuis le XVIIIe siècle ou le tout début du XIXe siècle cherchent à repousser la déculturation venue des bourgeoisies nouvelles. Elles se confrontent aussi à de nouvelles convictions sociales portées par les classes moyennes. A l’individualisme bourgeois, qui reposait sur la notion de droit, égal pour tous, et qui imposait l’exercice de devoirs, d’autant plus nombreux que l’on était plus haut sur l’échelle sociale, s’oppose dans les esprits l’idée d’une responsabilité de la collectivité et de la nécessité d’une solidarité 171 . A la position des femmes de la bourgeoisie, protégées, entourées et respectées, mais subordonnées, se faisait jour celle de femmes, de plus en plus reconnues par les institutions, ayant des capacités intellectuelles et pouvant prendre des responsabilités professionnelles dans certains secteurs 172 .

Les résistances se traduisent par un repli sur soi et sur les groupes familiers, et par un réflexe de crispation et de sécession 173 . Repli en premier lieu sur la famille : les familles des notables s'enferment dans leur appartement et se recentrent sur leurs enfants ; repli sur ses quartiers : elles se concentrent entre le second et le sixième arrondissements ; repli sur un enseignement privé dont elles soutiennent la gestion ; repli dans les cercles (Cercle de l'Union, Cercle du Commerce, Tennis club, Rotary, etc.) ; mais aussi, repli des hommes sur leurs intérêts : les traditions de patronage social et de solidarité s'amenuisent même si à Lyon, on participe encore au début du XXe siècle à l'administration des hospices par ses dons et sa gestion. La charité devient affaire de femmes 174 .

A l'heure d'aujourd'hui, nous nous demandons, comme Adeline Daumard le dit, jusqu'où les bourgeois seront encore ceux que leur histoire sociale a fait, c'est-à-dire au rang de ceux qui créent et portent une philosophie de la vie ayant une valeur générale. Ne sont-ils pas devenus par essence des conservateurs plus encore enchaînés au présent que reliés au passé  ? Mais, est-ce leur image qui engendre de telles questions ou leur réalité si difficile à catégoriser !

Notes
155.

. Nous avons emprunté ce terme à Yves Lequin. Il permet en effet de prendre en compte un des quatre caractères de la bourgeoisie de cette époque : la position d'élite, celle de notable, la diversité des comportements et enfin les jeux de mobilité ; voir son chapitre “les patriciats urbains” dans Histoire de la France urbaine : la ville de l'âge industrielle (1983), sous la dir. de Georges Duby, pp. 473-499.

156.

. LEQUIN Yves (1983), chapitre “les patriciats urbains”, opus cit., pp. 473-499. Cet énoncé et les informations qui suivent font référence à ce chapitre, mais aussi à celui intitulé : “Anciens et nouveaux citadins” de ce même ouvrage.

157.

 DAUMARD Adeline (1979), “Puissance et inquiétudes de la société bourgeoise”, in Histoire économique et sociale de la France. Années 1880-1914, opus cit., p. 445.

158.

. LEQUIN Yves (1983), opus cit., p. 476.

159.

. PERNOUD Régine (1962), Histoire de la bourgeoisie en France. Les temps modernes, tome 2, p. 444.

160.

. LEQUIN Yves (1983), opus cit., p. 483.

161.

. DAUMARD Adeline (1980), “La bourgeoisie française au temps des épreuves”, in Histoire économique et sociale de la France. Années 1914-1950, tome 4, L’ère industrielle et la société d’aujourd’hui (siècle 1880-1980), volume 2, Le temps des Guerres mondiales et de la grande Crise, sous la dir. de Fernand Braudel et Ernest Labrousse., p. 873.

162.

. CARON François (1980), “La croissance industrielle. Secteurs et branches” et GRAS Christian, “Les disparités économiques régionales”, in Histoire économique et sociale de la France. Années 1880-1914, Tome 4, 2ème volume, dir. par Fernand Braudel et Ernest Labrousse, pp. 285-347.

163.

. DAUMARD Adeline (1980), opus cit., p. 875-878.

164.

. DAUMARD Adeline (1980), ibid., p. 890-893.

165.

. Le Rhône fournit alors “une bonne partie des immigrants lyonnais”. LEQUIN Yves (1983), opus cit., p. 293.

166.

. LEQUIN Yves (1983), opus cit., p. 279.

167.

. LEQUIN Yves (1983), ibid., p. 282-283.

168.

. Voir l'histoire de ces croyances avec CRUBELLIER Maurice et la collab. de AGULHON Maurice (1983), chapitre “Les citadins et leurs cultures”, in Histoire de la France urbaine : la ville de l'âge industriel, sous la dir. de Georges Duby, p. 447-457

169.

. CRUBELLIER Maurice avec la collab. de AGULHON Maurice (1983), ibid., p. 451 et 457.

170.

. LEQUIN Yves (1983), opus cit., p. 497.

171.

. DAUMARD Adeline (1979), “Puissance et inquiétudes de la société bourgeoise”, in Histoire économique et sociale de la France. Années 1880-1914, opus cit., volume 1, Panoramas de l’ère industrielle (années 1880-années 1970). Ambiguïtés des débuts et croissance effective (années 1880-1974), p. 409.

172.

. DAUMARD Adeline (1979), ibid., p. 450.

173.

. CRUBELLIER Maurice avec la collab. de AGULHON Maurice (1983), opus cit., p. 365.

174.

. LEQUIN Yves (1983), opus cit., p. 494.