2 – 2. Une condition héritée

Parvenir à l'état de bourgeois, entrer dans la bourgeoisie exige de s'imprégner d'une culture. Mais, le travail ne s'arrête pas là. Il impose aussi de se soumettre à un certain nombre de conditions : en effet, il ne suffit pas de déployer les images que les bourgeois donnent d'eux-mêmes dans un annuaire ou de devenir des cadres administratifs ou politiques de la ville pour faire partie de la bourgeoisie 175 . Aussi, examinons les conditions qui semblent requises pour être reconnu comme bourgeois et qui peuvent laisser comprendre la nécessité pour lui de maintenir un rapport constant à son passé familial. Nous les avons puisées pour leurs aspects structurels dans les travaux de Bernard Groethuysen sur la bourgeoisie des XVIIe et XVIIIe siècles.

En effet, être bourgeois, c'était, comme l'explique Bernard Groethuysen, endosser un destin particulier : le bourgeois n'est rien de définitif , considère l'auteur pour résumer ce destin en quelques mots 176 . Il n'a pas été créé dans l'ordre de la Providence divine. Il y a des raisons transcendantes aux titres de noblesse, et quand on est né grand, on l'est de droit divin”. Lui, le bourgeois, n'est pas d'une 'haute naissance', qui le préparerait pour ainsi dire, aux sentiments nobles et héroïques qu'exige la foi. (...) En ce sens, il n'a pas le sang pur . Il est un individu aux origines profanes 177 . Il naît sans providence de classe. Il est dans l'ordre des choses, il est naturel si l'on veut (...). Il a tendu à vivre dans ce monde, sans en supposer un autre, ou du moins sans faire dépendre dans la pratique, sa vie, d'une telle supposition”. N'ayant pas de fondation dans l'ordre divin, il doit en conséquence, trouver à se fonder autrement. Il est soumis à sa propre fin et doit alors anticiper sur l'avenir, pour assurer sa continuité 178 .

Le bourgeois n'a donc pas été institué, au sens employé par Pierre Bourdieu. Il n'a pas été consacré, ni légitimé. Aucune essence sociale” ne lui a été assignée, ni aucune définition de lui-même, signifiée 179 . Le grand et le pauvre n'ont pas à proprement dit de profession. Ce qu'ils sont est plus important que ce qu'ils font. Le grand a un rang, il a sa dignité, et qu'il exerce une fonction ou qu'il ne l'exerce pas, cela ne change rien à son caractère, qui lui est acquis par la naissance et consacré par la divinité. Le pauvre lui aussi travaille ou ne travaille pas, sans que cela change quelque chose au rôle qu'il est destiné à jouer ici-bas. C'est en quoi le grand et le pauvre se ressemblent. Le bourgeois, par contre, existe avant tout par rapport à son activité 180 . En effet, il met sa confiance en ses propres forces. Il aime mieux se fier à lui-même ; il agit, il prévoit. Il se garantit contre l'imprévu, il élimine de sa vie autant que possible l'inconnu ; il délibère avec son notaire pour avoir en main des contrats en bonne et due forme, il s'établit solidement 181 .” Il travaille personnellement à son institution.

Avec un tel destin, il échappe à l'Eglise qui considère qu'il s'arroge ainsi le droit de rectifier les desseins de la divine Providence. Il veut être seulement un honnête homme et voudrait voir fixer sa morale sous forme de catéchisme. Mais, il évoluera et pensera qu'il n'est pas donné à chacun d'être honnête homme. Il faut une religion pour le peuple. Enfin, lui parle-t-on des tentations de la richesse et de son salut. Il en appelle à ses enfants. J'ai des enfants, et j'ai besoin pour eux de tout mon bien”. Ce n'est pas pour lui-même qu'il s'enrichit ; il a travaillé pour la famille, pour la postérité. Le bourgeois se justifie dans ses enfants, c'est son argument le plus pertinent contre les condamnations de l'Eglise à son propos. Il est père de famille, il connaît ses responsabilités. Il ne confie le soin de sa famille à personne, fût-ce même à Dieu. C'est à lui d'être prudent et prévoyant, afin que ses enfants plus tard le bénissent. Il en appelle aussi à l'estime de son réseau. Il travaille pour sa famille, il travaille pour sa classe ; n'est-il pas en sûreté de conscience ? 182

Etant donné cette condition de bourgeois héritée de l'histoire, comment peut-on être devenu bourgeois et catholique ? Comment ces termes ont-ils pu s'allier ? Par la providence des pauvres, répond Bernard Groethuysen. Les bourgeois, explique-t-il, ont été tout naturellement admis dans le monde traditionnel de l'Eglise, à partir du moment où ils ont prodigué l'aumône aux pauvres et ont fait fonction d'économes de la Providence. Ils ont ainsi acquis un caractère sacré et retrouvé le prestige dont les grands bénéficiaient 183 . Mais, pourquoi certains bourgeois ont-ils pris une telle tendance et pas les autres ? Est-ce l'influence d'alliances avec l'aristocratie ou la noblesse, ou bien l'effet de quelque culpabilité restante ? Quoi qu'il en soit, les bourgeois catholiques de ces deux cents dernières années ont hérité de cette condition historique du bourgeois des siècles précédents. Certains enjeux, hier présents, ont-ils perdu de leur validité, avec l'amenuisement progressif du poids de l'Eglise catholique ?

Examinons maintenant le rapport que le bourgeois des XVIIe et XVIIIe siècles a avec sa propre histoire. Il se connaît lui-même par la conscience de son histoire, explique Bernard Groethuysen : Sache en revivant les temps où tu n'étais pas, et en passant par les temps où tu commençais à être, te voir comme si déjà tu n'étais plus 184 .” Cette conception du bourgeois dominant son destin par la connaissance de son passé n'est-elle pas encore présente aujourd'hui, la production toujours actuelle de récits généalogiques en faisant foi ? Aussi, notre hypothèse est que, recul ou non de la religion, le bien-fondé de l'existence du bourgeois dépend de l'histoire de ses origines proprement familiales. N'est-ce pas là une condition du bourgeois : dépendre de la mémoire de son histoire familiale pour être légitimé à être et pour dominer son destin en tant qu'individu. Il lui est nécessaire d'entretenir et de perpétuer la mémoire de son histoire familiale pour reconduire la légitimité de sa fondation et ceci, à chaque génération.

Mais, cette nécessité d'une reconduction de sa légitimité n'est-elle pas antinomique de ses fonctions économiques qui lui imposent plutôt une adaptation aux contextes de marché ? Non, répond, Josette Coenen-Huther, pour sa population contemporaine, le bourgeois ne cherche pas à figer dans sa mémoire ses valeurs, ses normes et ses pratiques ; sa condition est soumise à un maintien et non à une reproduction fidèle du passé. En effet, dit-elle, les bourgeois de longue ascendance montrent une capacité à s'adapter. Ils n'adhèrent pas inconditionnellement au monde dont ils sont issus et en conséquence n'envisagent pas un avenir linéaire et non problématique, c'est-à-dire reposant sur une reproduction de ce passé. Ils adoptent une attitude mitigée face à la perpétuation des valeurs familiales dont ils ont héritées en opérant un tri parmi elles jusqu'à, devant leur propre ambivalence, ne pas les faire passer à la génération suivante” 185 . Notre hypothèse est que les récits généalogiques sont les dispositifs symboliques les plus efficaces pour mettre en place les moyens d'une telle adaptation.

A comparer les attitudes des bourgeois envers l'histoire de leurs ascendants avec celles d'autres groupes sociaux de son corpus, Josette Coenen-Huther remarque que c'est quand même bien parmi les premiers que l'intérêt pour l'histoire du groupe d'appartenance est le plus indéniable. On y possède des archives familiales, plus ou moins conséquentes, des armoiries, des arbres généalogiques. On y est également fortement attaché aux divers supports de la mémoire, qui jouent alors le rôle de symboles de statut, même si la question du partage des patrimoines ne va pas sans poser de problèmes. Ainsi, être en continuité avec leurs origines est un sentiment qui les soutient dans leurs actes. Ils sont fiers de leurs ancêtres et se réclament également de la culture dans laquelle baignent les membres de leur classe sociale. Mais, cette continuité n'en est pas pour autant inconditionnelle et sans nuance. Ils peuvent, tout en utilisant l'ancienneté de leur famille, leurs personnages et leur culture comme faire-valoir, émettre certaines réserves à l'égard d'autres aspects de leur groupe 186 .

Les bourgeois savent s'adapter” dit aussi Béatrix Le Wita. Ils cherchent l'équilibre avec l'histoire de leur temps et le renouvellement des générations, même s'ils veulent donner d'eux aux médias une image de fixation, continue-t-elle. N'est-ce pas cela, la fonction du récit de leur mémoire : de faire en sorte que les choses passent tout en les adaptant, ce qui laisse percevoir à la fois leur stabilité et leur dynamisme ? On tait certaines choses, on fait ressortir certaines autres dans le roman familial 187  !”

Au contraire, dans une bourgeoisie plus récente, là où l'accession aux milieux supérieurs date des parents ou, au mieux, des grands-parents, observe Josette Coenen-Huther, on déclare ne pas vraiment s'intéresser à reconstruire les filiations et ne pas accorder de valeur particulière aux supports de la mémoire” ; en effet, le passé éloigné n'est pas source de prestige et de légitimation et l'on ne possède pas de maisons ou d'objets ayant appartenu à des ancêtres. Le sens de la lignée n'a pas vraiment eu le temps de se construire. Aussi, aucune prise de distance n'apparaît chez ces bourgeois et l'adhésion aux valeurs et à la culture se révèle totale. La reproduction est la norme. Tout semble ainsi se passer comme si la bourgeoisie de fraîche date ne laissait encore dans les esprits que le souvenir de la réussite sociale et comme si, à l'inverse, le long terme entraînait une conscience de l'érosion du temps 188 . En conséquence, le désir de voir ses propres enfants connaître l'histoire familiale est directement proportionnel à la durée de celle-ci. Notre hypothèse est que l'écriture généalogique dépend de la même proportion.

En conclusion, même si ce partage en deux groupes distincts de la bourgeoisie est plutôt une facilité d'école, il indique que la bourgeoisie n'est pas une et que son rapport à son identité dépend du patrimoine symbolique dont elle peut se réclamer. Pour la bourgeoisie ancienne, il est vital de transmettre à une génération le poids de la précédente, celle-ci ayant contribué au nom et à la cohésion de la famille. On n'existe que parce qu'il y en a d'autres au-dessus ; on ne naît pas de rien 189 . Le reconnaître demeure une condition pour être identifié comme bourgeois.

Non légitimé d'emblée, dans les représentations que l'histoire sociale lui a procurées, le bourgeois doit trouver sa fin dans la maîtrise de son destin. Sa mémoire est alors une nécessité. Mais, jusqu'où le fait qu'il soit issu d'une histoire profane l’engage-t-il à légitimer son identité par la culture de sa mémoire ? Car l'aristocratie et aujourd'hui des couches sociales nouvelles travaillent aussi à leur légitimité ainsi !

Notes
175.

. GARDEN Maurice, préf. à l'ouvrage d'Yves GRAFMEYER (1992), opus cit., p. 6.

176.

. GROETHUYSEN Bernard (1927), Origines de l'esprit bourgeois en France, tome 1 : L'Eglise et la Bourgeoisie, préf. XI. L'auteur construit son point de vue sur la condition bourgeoise en dégageant des discours théologiques ou pédagogiques de l'Eglise de l'Ancien Régime, les enjeux qui ont confronté celle-ci aux bourgeois.

177.

. GROETHUYSEN Bernard (1927), ibid., p. 176-177.

178.

. GROETHUYSEN Bernard (1927), ibid., p. 190 et préf. VIII.

179.

. BOURDIEU Pierre (1982), “Les rites comme actes d'institution”, Actes de la Recherche en sciences sociales, 43, pp. 58-63.

180.

. GROETHUYSEN Bernard (1927), opus cit., p. 202.

181.

. GROETHUYSEN Bernard (1927), ibid., p. 222-223.

182.

. GROETHUYSEN Bernard (1927), ibid., p. 284-291.

183.

. GROETHUYSEN Bernard (1927), ibid., p. 186-187.

184.

. GROETHUYSEN Bernard (1927), ibid., préf. XI.

185.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), La mémoire familiale : un travail de reconstruction du passé, p. 190.

186.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), ibid., p. 186-189.

187.

. LE WITA Béatrix (1988), art. cit., p. 119.

188.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), opus cit., p. 189-190.

189.

. LE WITA Béatrix (1988), art. cit., p. 112-113.