2 – 3.1. Un groupe à la sociabilité familiale

Qu'est-ce que c'est qu'appartenir à la bourgeoisie ? pose la question Béatrix Le Wita, et de répondre : c'est avant tout appartenir à une famille 192 . En effet, la sociabilité bourgeoise est essentiellement familiale, au point que l'on peut y lire une identification entre bourgeoisie et famille. Observons cette sociabilité et cherchons à comprendre comment elle peut se restreindre presque exclusivement au seul champ familial.

Deux facteurs donnent au milieu bourgeois sa nature familiale, explique Yves Grafmeyer : la grande fécondité des couples et l'orientation familiale des interactions professionnelles. En effet, la fécondité de ces familles est plus élevée que la moyenne et même supérieure à celle des couches supérieures de la société 193 . Les enfants, en tant que tels, sont une richesse”, fait remarquer Yves Grafmeyer. Pris séparément, chacun peut comporter un risque de déclassement. Pris tous ensembles, ils sont une chance de perpétuation du statut de la lignée. Grâce à eux, la famille préserve, au delà des aléas de chaque destin individuel, sa capacité future à se maintenir collectivement au sein de larges réseaux de parenté, d'alliances et d'interconnaissances. Ces réseaux lui sont un adjuvant précieux non seulement pour entretenir les sociabilités qui confortent sa place dans la société locale, mais aussi pour transmettre, au moins à quelques uns de ses membres, l'éminence des positions professionnelles sans lesquelles le nom seul finirait, au fil des générations, par ne plus suffire. En effet, continue l'auteur, les enfants n'appartiennent pas seulement au couple qui les a engendrés, mais aussi aux lignées qui définissent plus largement (...) la notion même de famille 194 .

Les fratries et les collatéraux entretiennent des liens très étroits tout au long du cycle de leur vie. Les familles se rassemblent à l'appel de la génération la plus ancienne. Les occasions en sont nombreuses ; c'est pour célébrer les fêtes religieuses et du calendrier, des anniversaires, ou bien pour passer des vacances scolaires ensemble, ou bien aussi pour se rencontrer entre catégories de parenté spécifiques – par exemple entre cousins, et c'est alors un dîner ou un goûter de neveux – ou bien encore pour commémorer le centenaire de la construction d'une maison ou enfin, pour réunir tous les descendants d'un même ancêtre, etc. 195 .

Les maisons familiales sont des lieux privilégiés pour se retrouver ainsi entre membres de la parenté et de la parentèle. Elles configurent et produisent en même temps les traces symboliques et réelles de l'appartenance sociale de ses habitants et invités 196 . Le cousinage qui s'y vit engage le destin des jeunes générations. En effet, leur mémoire est une nécessité pour les familles de la bourgeoisie. Elle est l'objet d'un traitement spécial : elle doit être cultivée depuis l'enfance. Sa plus sûre conservation repose dans la construction de contextes favorables aux liens d'affinité. Les familles organisent la vie commune de groupes d'enfants de même génération – fratries et cousins – dans les grands espaces de ces maisons de famille, et cette vie restera pour eux un souvenir tel qu'il cimentera, le plus certainement, leurs liens à venir 197 . Le jeune bourgeois n’a que peu de rapports duels avec ses parents ; c’est la vie tribale qui l’emporte et la distanciation dans les relations entre générations 198 .

Mais, bien sûr, comme le dit Pierre Bourdieu, la propension à entretenir le cousinage est une activité dépendante des profits matériels ou symboliques que l'on peut trouver à cousiner . Les relations généalogiques ne tarderaient pas à disparaître, dit-il, si elles ne recevaient un entretien continu, lors même qu'elles ne sont utilisées que de manière discontinue . Cet entretien incombe à ceux qui en ont le plus à en attendre et sélectionne la part des parents utiles parmi les parents théoriques que décline la généalogie. Et bien sûr, à mesure que l'on s'élève dans les hiérarchies reconnues par le groupe, celle-ci ne cesse de croître 199 .

Parenté et parentèle sont sollicitées pour les affaires commerciales et financières. Elles mettent à disposition dans la pratique quotidienne, le chirurgien, le médecin de famille, le notaire, le banquier, les conseils divers 200 . Mais, le pragmatisme dans l'entretien du réseau familial ne constitue pas un objectif exclusif. Des solidarités entre générations coexistent notamment dans l'objectif d'équilibrer les aléas que le destin peut apporter à l'encontre de certains membres ou de certaines familles du milieu. Par exemple, la notoriété d'une famille rayonne sur son réseau durant au moins trois générations, mais aussi ses déboires sont pris en charge sur trois générations 201 .

Ainsi, les familles bourgeoises ont des sociabilités restreintes à l'univers de leurs plus proches. Aussi, comment font-elles pour perpétuer auprès de leurs enfants les mêmes formes de sociabilité ? Comment anticipent-elles sur les tendances des générations à venir pour provoquer chez elles l'adoption de leurs valeurs 202  ? Elles circonscrivent les contextes dans lesquels elles savent pouvoir trouver et maîtriser cette sociabilité 203 . Mais, comment expliquer que ces enfants se laissent ainsi guider si docilement, de génération en génération ? Leur univers comporte de fortes contraintes et s'impose par les habitus observables chez les nombreux membres que composent leurs familles, mais il n'est pas pour autant concentrationnaire. Pressentent-ils alors des bénéfices à suivre les logiques qui leur sont offertes ou craignent-ils les effets d'exclusion ? A qui se réfèrent-ils, alors, pour croire à la promesse de bénéfices ou pour envisager les dangers à s'orienter ailleurs ? La question est de poids pour ces familles. En effet, constituant un groupe stable, celles-ci doivent rechercher les moyens de voir s'évaluer leurs membres à travers les valeurs et normes de leur groupe d'appartenance 204  : elles doivent faire de celui-ci aussi un groupe de référence 205 . Comment procèdent-elles alors ? Elisent-elles dans leur structure familiale élargie des membres sur lesquels elles orientent les affinités des jeunes générations ?

Mais, cette sollicitation très active du groupe d'appartenance, nécessaire pour sa reconduction, ne constitue-t-elle pas aussi un danger pour celui-ci, du fait de la proximité et des relations intenses de la parenté qu'elle exige 206  ? La fréquence des rencontres, redoublée souvent d'enjeux économiques ou d'héritage, n'engendre-t-elle pas en proportion conflits et passions à l'intérieur des familles ? Devant un tel dilemme, nous nous demandons si la bourgeoisie n'a pas choisi, plutôt que de socialiser ses membres à partir des exemples directs pris dans leur groupe d'appartenance, d'élever une catégorie spécifique, à l'intérieur de celui-ci, au rang de groupe de référence. Nous nous demandons si les familles n'appellent pas à prendre comme objet de comparaison pour l'évaluation de leurs membres, les pères de leur filiation, pas seulement les vivants, mais aussi et surtout les morts. Les vivants sont des proches dont l'autorité prête à des conflits, les morts eux se taisent. Ils invitent plutôt avec les jeux du temps et de la mémoire à d'autres dimensions. Faisant ainsi, les familles assurent la reconduction de leurs valeurs et en même temps introduisent un écart entre les enfants et leurs parents. Notre hypothèse est que nos récits généalogiques ont cet objectif de configurer ce groupe de référence.

En conclusion, pour assurer la solidité de son réseau et sa reconduction, c'est-à-dire pour chercher à maintenir à chaque génération la structure qui lui permet de se soutenir et de se perpétuer, la bourgeoisie cultive une sociabilité familiale. Mais, elle ne pourrait résister à la trop grande proximité des membres de la parenté, si elle ne pouvait compter sur un intermédiaire symbolique avec son groupe de filiation pour faire de cette sociabilité une philia 207 . Elle canalise les identifications de ses descendants vers elle. Mais, elle a besoin de constituer ce groupe de filiation en groupe de référence pour s'assurer de leurs orientations. Nous verrons dans notre troisième partie comment les discours de nos récits procèdent pour rendre opératoire de telles dynamiques.

Notes
192.

. LE WITA Béatrix (1988), art. cit., p. 118-119.

193.

. Il est difficile de saisir une telle variable, car le corpus bourgeois ne recouvre pas de catégories socioprofessionnelles stricto sensu. Pour autant, Yves Grafmeyer a cherché à la vérifier à travers les données du Tout Lyon. Il a évalué le nombre moyen d'enfants parmi les inscrits de l’année de 1985. Celui-ci s'élève à 3,42, indique-t-il. Ce taux se rapproche de celui de l’appartenance de ces inscrits aux classes supérieures : pour les statistiques en cours à cette époque, on trouve 3,2 quand l'individu a ses père et grand-père cadres supérieurs, 2,7 quand il a un père seulement cadre supérieur et sinon 2,4 en moyenne pour tous les cadres supérieurs. 3,42 : ce chiffre dépasse les suivants, ce qui amène à confirmer que le milieu de ces familles ne recouvre pas entièrement la catégorie socioprofessionnelle des classes supérieures ! “Les Lyonnais du “Tout-Lyon” : une population auto-définie par l'inter-connaissance et la parenté”, (1993), opus cit., p. 25.

194.

. GRAFMEYER Yves (1993), ibid., p. 26-27.

195.

. RODET Chantal (1989), notre chapitre sur “Les fondements affectifs de la socialisation”, opus cit., pp. 88-126.

196.

. JOMAIN-LACROIX Annick (1986), Les rallyes lyonnais, p. 43.

197.

 PELLISSIER Catherine (1996), Loisirs et sociabilités des notables lyonnais au XIXe siècle, tome 1, p. 242.

198.

. LE WITA Béatrix (1988), Ni vue, ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, p. 151.

199.

. BOURDIEU Pierre (1972), “Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction”, Annales Economies, Civilisations, Sociétés, 27, 4-5, p. 1108 -1109.

200.

. LE WITA Béatrix (1988), art. cit., p. 118.

201.

. Nous avons montré dans notre D.E.A. de sociologie cette solidarité des membres des familles sur trois générations, que ce soit pour les effets du rayonnement de l'un des membres sur sa lignée et celle de ses alliés, ou le soutien de ceux qui ne peuvent pas répondre aux attentes du milieu. En effet, dans ce deuxième cas, pour ne pas entraver le rayonnement d'une lignée, on doit pouvoir prendre des risques pour certains de ses membres en voie de descente sociale, jusqu'à les prendre en charge ainsi que leurs enfants et petits-enfants dans l’espoir de les voir reprendre le relais et réactiver par eux-mêmes les compétences attendues par le milieu. Les familles se trouvent tendues entre la nécessité de se maintenir elles-mêmes dans leur milieu de vie et celle d'y voir rester tous ses membres. Cette tension les fragilise d'autant plus qu'elles savent devoir aboutir à l'extrême de ces trois générations, à un choix exclusif entre elles et leurs descendants.

202.

. Robert K. MERTON (1949), définit ce terme d’anticipation ainsi : chez l'individu qui adopte les valeurs d'un groupe auquel il désire appartenir, on trouve une tendance à “partager les sentiments et à se réclamer des valeurs du noyau le plus prestigieux et respecté du groupe “, qui peut le hisser dans celui-ci. “Cette préparation des attitudes et du comportement facilite son adaptation au groupe de référence auquel il prétend. Elle s'appelle “socialisation anticipatrice”, si elle est suivie d'effets, c'est-à-dire, si l'individu est admis dans celui-ci (p. 227).

203.

. Etablissements scolaires privés, loisirs, associations, cercles, etc. Voir par exemple, comment le rallye canalise les relations amicales et les choix matrimoniaux des jeunes générations. Il lui est confié comme à d'autres groupes d'affiliation, la tâche de former les jeunes générations aux catégories de perception d'autrui et à la reconnaissance de leurs semblables, GRAFMEYER Yves (1992), opus cit., p. 116-117.

204.

. Robert. K. MERTON (1949), définit ainsi le concept sociologique de groupe d'appartenance : il est le groupe dont on est issu par la naissance, mais aussi auquel on se reconnaît appartenir et dans lequel on est reconnu comme membre. Le groupe, lui, est expliqué comme “un certain nombre de gens ayant entre eux des rapports sociaux caractéristiques et fixés”, soit qui sont en interaction. Un deuxième critère est implicite : “les individus en interaction se définissent eux-mêmes comme membres du groupe : autrement dit, ils ont des idées précises sur les formes d'interaction et ces idées sont des attentes moralement contraignantes pour eux et pour les autres membres, mais non pour les hors-groupes. Un troisième critère serait un corollaire des précédents : les gens en interaction sont définis par les autres, membres et non-membres, comme membres du groupe.” Et, “si l'on admet que la structure du groupe est dynamique et qu'elle est la résultante conceptualisée de forces en action, il devient évident que les frontières de groupe sont en évolution constante (mesurable par le degré d'interaction) et en redéfinition occasionnelle (enregistrée de par la définition de l'appartenance par ego et autrui), p. 240-241.

205.

. La notion de groupe de référence a été empruntée par Robert K. Merton à Herbert Hyman pour éclairer les comportements relatifs à “l'évaluation de soi”. Elle peut s'appliquer à des groupes d'appartenance ou non, à des collectivités et à des catégories, mais aussi à des individus. Il s'agit d'un groupe par rapport auquel un individu, trouve à s'évaluer et dans lequel, il cherche à puiser ses valeurs. MERTON Robert K. (1949), chapitre VIII, opus cit., pp. 237-294.

206.

. Les dangers dus à une trop grande proximité des membres de la parenté sont ceux nommés par les tabous communs à toutes les sociétés. Il s'agit plus simplement, de tout ce qui fait passion et conflit et qui met en péril la génération.

207.

. Ce terme est emprunté à Aristote. Un long débat entre Jean-Pierre Vernant et Françoise Héritier, au cours d'un colloque au Centre Thomas More, à l'Arbresle, en 1997, nous a invitée à soutenir que la famille élargie - celle qui rassemble parenté et parentèle - pouvait bien constituer un groupe lié par une affection amicale - une philia -, comme le propose Jean-Pierre Vernant, mais que poussées à l'extrême, les relations qui s'y tissaient, pouvaient aussi bien amener à transgresser les tabous, comme invitait ce jour-là à ne pas l'oublier, Françoise Héritier.