2 – 3.2. Une élite

Le deuxième aspect pour lequel on peut parler de milieu institué en ce qui concerne la bourgeoisie est l'appartenance de celle-ci à l'élite. Comment la bourgeoisie lyonnaise assume-t-elle ce paradoxe qui consiste à parer des vertus du 'Tout' une infime partie de la société locale 208  ? Ce Tout Lyon qui est-il : une élite locale, une couche dominante, des personnes d'exception ayant un rayonnement national ou international ? Si l'on compte sur lui pour définir l'élite lyonnaise, on retiendrait qu'il s'agit de personnalités marquantes” de la ville 209 . Ce serait donc plutôt une notabilité locale, une élite provinciale qui tiendrait à s'exposer sous ce terme, non pas que la ville de Lyon n'ait pas contribué comme les autres grandes cités de province, à la formation de l'élite nationale 210 .

L'élite lyonnaise a sa vie mondaine. Jean-Luc Pinol nous en montre quelques aspects durant la première moitié de ce siècle : les cercles pour les hommes, les jours de visite pour les femmes, les réceptions, mais aussi l'annuaire du Tout Lyon et la revue Notre carnet. Cette dernière contient tous les éléments qui caractérisent les chroniques princières destinées à faire rêver le bon peuple , dit-il. Elle est le miroir que la bourgeoisie lyonnaise se tend à elle-même. A publier ainsi de telles productions, n'a-t-elle pas, ou du moins, une partie d'entre elle, eu un comportement narcissique et introverti, à la fin du XIXe siècle 211  ?

Mais, aux côtés d'une image d'un patriciat fabriqué, on reconnaît à l'élite lyonnaise des qualités de respectabilité. Ces qualités sont les attributs collectifs, émanant des familles, accumulés et confirmés au fil des destins individuels et qui ont progressivement marqué la place reconnue de celles-ci dans l'espace économique local, dans les sociabilités patriciennes, voire dans les institutions et la mémoire collective de la cité 212 . La notoriété de cette respectabilité est évoquée au son des noms des familles ; on appartient ou non à une famille connue de Lyon. Tout est déjà – ou devrait être – dans le nom que l'on porte, la famille dont on est issu, et celle à laquelle on est allié par le mariage 213 .” Dans les élites provinciales, le renom des pères pèse sur le destin des fils et des alliés par les traces qu'il a laissées dans la mémoire et sur les murs de la cité. La très forte homogamie et les redoublements d'alliances renforcent l'unité de l'élite lyonnaise et l'idée de son existence comme telle.

Pour évaluer l'élite de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle, par les professions de ses hommes, le Tout Lyon” indique qu'ils sont entrepreneurs, cadres du privé, de professions libérales et militaires : des professions de catégories socioprofessionnelles supérieures. 60 % des inscrits dans l'annuaire et ayant déclaré leur profession sont des indépendants 214 . Les professions libérales ont toujours eu une place privilégiée, médecins ou professions juridiques (avocats, avoués et notaires). Les militaires sont à la place d'honneur à la veille de la première Guerre mondiale. Mais, les éditions récentes ne mentionnent plus qu'une vingtaine d'officiers supérieurs. Quant à la magistrature, la rubrique qui leur est consacrée ne se modifie guère dans sa structure, mais elle montre que les attaches que cette fonction a eu avec la bourgeoisie locale, se distendent 215 . On trouve la présence de professeurs d'université seulement après 1914. Elle s'impose progressivement entre les deux guerres et atteint son apogée pendant la période des trente glorieuses, puis régresse très brutalement à partir de la fin des années 70 ; cette réduction ne lui enlève pas son fort indice de notabilisation 216 . Durant ces trente dernières années, on compte nettement une progression des chefs d'entreprise et des cadres administratifs ou commerciaux du secteur privé 217 .

Lorsque les responsabilités politiques sont indiquées, elles sont plus fréquentes chez les indépendants que chez les salariés, à l'exception des professeurs. Les chefs d'entreprise et les professions des arts, de l'information et des spectacles sont le plus souvent membres d'une chambre syndicale, d'une fédération professionnelle ou d'un conseil de l'ordre ou encore membres de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon 218 . L'adhésion à des cercles et l'administration d'organismes complètent la vie professionnelle des hommes. En effet, la sociabilité associative lyonnaise est très active et diversifiée. Elle se conçoit à partir de la notabilité des familles : leurs réseaux, la compétence de certains de ses membres, leurs pouvoirs économiques. Elle leur permet de mesurer leur position sociale, de rencontrer leurs pairs et de se délasser. Elle commence souvent de façon informelle, mais l'association une fois fondée, elle se stabilise et se perpétue sur plusieurs vingtaines d'années 219 .

Quant aux femmes, elles investissent leur temps dans l'éducation de leurs enfants et le bénévolat. Pour ce qui concerne la première de leurs activités, elles travaillent à configurer à leurs enfants le cadre nécessaire à la reconduction des qualités qu'elles attendent pour eux. Mais, elles se doivent à leur deuxième activité, c'est-à-dire redonner une partie de leur temps puisque la libre gestion de celui-ci fait partie de leurs privilèges 220 . Elles sont responsables d'associations laïques ou confessionnelles, ou de simples adhérentes : ouvroirs, associations de familles, de femmes, de parents d'élèves, œuvres et équipes paroissiales, etc.

En conclusion, nous avons vu que le milieu grand-bourgeois lyonnais rassemblait les caractéristiques d'une élite avant tout locale, marquée par l'histoire de la rencontre des familles qui la composent avec la cité. Les rues, l'Hôtel de ville, le Musée Saint-Pierre, les universités et les écoles, etc. portent les traces des noms de ceux qui ont travaillé dans l'enceinte de celle-ci et à son attention, traces qui signent la valeur qu'elle leur octroie, l'ancienneté de l'implantation de leur lignée, le rayonnement de leurs ascendants sur ses citoyens, la respectabilité, la présence active de chaque génération. D'autre part, nous avons observé que l'élite bourgeoise de ces cent dernières années œuvrait pour moitié au service du privé par ses professions appartenant aux couches supérieures de sa société, comme cadres d'entreprise ou indépendants, et pour moitié au service du public par ses responsabilités associatives, laïques ou confessionnelles. Mais, pour définir cette élite, il est nécessaire de ne pas l'identifier au seul champ des catégories de cadres supérieurs ou de professions libérales et prendre en compte les caractères de sa notabilité locale 221 .

Notes
208.

. GRAFMEYER Yves (1992), opus cit., p. 23.

209.

. C'est ce qu'énonce l'annuaire lui-même. GRAFMEYER Yves (1992), ibid., p. 19.

210.

. GRAFMEYER Yves (1992), ibid., p. 18.

211.

. PINOL Jean-Luc (1989), Mobilités et immobilismes d'une grande ville : Lyon de la fin du XIXe siècle à la Seconde Guerre mondiale, p. 206.

212.

. GRAFMEYER Yves (1993), opus cit., p. 23.

213.

. GRAFMEYER Yves (1993), ibid., p. 31.

214.

. En 1985, Yves GRAFMEYER compte dans l'annuaire du Tout Lyon 60 % d'indépendants sur le nombre de notices mentionnant la profession des inscrits. La proportion serait plus élevée si on avait pu tenir compte de ceux qui ne mentionnaient aucune profession, indique l'auteur. GRAFMEYER Yves (1993), ibid., p. 29.

215.

. Cette différence est repérable après la comparaison entre “la liste mondaine” des notices et la liste professionnelle de l'annuaire. L'analyse des jeux de présence entre les deux listes, consolidée par la prise en compte des entrées des nouvelles générations dans l'annuaire, permet de faire des hypothèses sur les voies d'entrée dans la notabilisation et les voies de sortie.

216.

. GRAFMEYER Yves (1992), opus cit., p. 121-130.

217.

. GRAFMEYER Yves (1992), ibid., p. 141.

218.

. GRAFMEYER Yves (1992), ibid., p. 138.

219.

. PELISSIER Catherine (1996), opus cit., premier chapitre.

220.

. JOMAIN-LACROIX Annick (1986), opus cit., p. 39. Les femmes sont en fait toujours préoccupées de leurs enfants dans la mesure où elles se retrouvent dans les associations de parents d'élèves et dans la paroisse, pour instruire le catéchisme, lorsque leurs enfants sont en âge scolaire. Lorsqu'ils sont à l'adolescence, elles s'attachent à veiller sur leurs affinités en organisant leurs sorties, à travers les rallyes.

221.

. Nous rappelons ici les remarques d'Yves Grafmeyer mises en introduction de notre chapitre, mais ajoutons aussi celles de Béatrix Le Wita (1988), art. cit., p. 114.