2 – 3.3. Une société ritualisée

Les familles constituent aussi un milieu institué, parce que leurs modes de sociabilité et d'éducation sont ordonnés à des pratiques rituelles : rites d'institution 222 , rites d'initiation, rites de séparation, etc., tous viennent servir l'unité familiale, le maintien dans l'élite et la reconduction de la condition bourgeoise. En effet, les enfants de bourgeoisie ancienne acquièrent les usages et intègrent les rôles qu'on attend d'eux à travers des rituels. Héritiers, ils reçoivent l'inculcation par leur intermédiaire. D'abord, ils s'y trouveront pris, puis adolescents, ils en apprendront la théâtralité et enfin adultes, ils y prendront leur place, pour y jouer leur acte en direction de leurs descendants.

Les fratries étant nombreuses, les maisons étant spacieuses, ce mode de socialisation permet de donner toute sa cérémonie et sa sublimation à la vie familiale. Il permet en effet de figurer avec tout le drame nécessaire, la mise en ordre du monde attendue et de favoriser le cérémonial jusque dans son caractère impressionnant et sublime 223 . Ainsi, il produit l'intégration de chacun à la place qui lui est destinée selon son héritage social au sein de la communauté de ses plus proches. Mais aussi, comme le dit Anne Martin-Fugier, il donne sa valeur de bonheur à l’événement destiné à devenir souvenir 224 .

La description et l'observation de la vie dans les maisons de famille que nous avons faites dans une recherche précédente témoignent de cette haute ritualisation des conduites bourgeoises. On y voit les classes d'âge se retrouver les unes séparées des autres. Les enfants se regroupent de leur côté, entre cousins, les adultes parlent, lisent, s'activent aux tâches domestiques, les tout-petits avec eux. Quitter la salle à manger accueillante, le matin, pour retrouver dans le jardin les cousins du même âge, quitter ce jardin pour rejoindre à nouveau la salle à manger, puis recommencer ainsi jusqu'au soir tombé, alterner son temps comme cela entre le rituel des repas et la liberté des grands espaces, introduit la sécurité et inscrit la stabilité dans les représentations des jeunes générations comme un donné. Et, dans cette même maison, à l'autre bout de la chaîne des générations, être assis à la même place autour de la grande table, offrir les vacances d'été dans la Maison, continuer le geste ancestral d'écrire pour ses enfants, classer les documents familiaux, sans pour autant renoncer à la vie économique et sociale, insuffle la respectabilité et recule les bornes du temps.

Notes
222.

. Nous employons ce terme au sens de Pierre Bourdieu. Celui-ci entend le rite d'institution comme un rite qui tend à consacrer ou à légitimer, c'est-à-dire à faire méconnaître en tant qu'arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire. Un tel rite a pour objectif d'instituer une différence durable et radicale “entre ceux que ce rite concerne et ceux qu'il ne concerne pas” et en conséquence d'agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel”. Il constitue “un acte inaugural” de fondation et a le pouvoir d'instituer une identité en lui imposant “une essence sociale”. “Le travail d'institution doit compter avec la tentation de la nature, ou de la contre-culture.” BOURDIEU Pierre (1982), art. cit., pp. 58-63.

223.

. HENAFF Marcel (1991), opus cit., p. 162.

224.

 MARTIN-FUGIER Anne (1987), “Les rites de la vie privée bourgeoise”, in Histoire de la vie privée. De la Révolution à la Grande Guerre, tome 4, sous la dir. de Philippe Ariès et Georges, p. 194.