2 – 4. Une culture de la mémoire

Les familles, bourgeoises depuis au moins trois générations, ont une mémoire généalogique, explique Béatrix Le Wita 225 . L'auteur a en effet étudié longuement la bourgeoisie et notamment celle parisienne. Selon elle, une telle mémoire est capable de se représenter une succession d'ascendants mâles ou femelles sur des lignées remontant jusqu'à un ancêtre fondateur, qu'il soit mythique ou réel ; en général, dans la bourgeoisie, à la différence de l'aristocratie, cet ancêtre est réel 226 . L'une de ses caractéristiques est donc son ampleur. De telles familles peuvent mentionner oralement jusqu'à cinq générations, connaître les dates essentielles des quatre arrière-grands-parents, citer les collatéraux pas seulement ceux de la génération du narrateur, mais aussi ceux de ses ascendants (jusqu'à ses arrière-grands-parents) 227 . Elles constituent la filiation comme un capital : en effet elles sont poussées par la nécessité à planifier dans la durée l'investissement de leurs ressources. L'ancêtre fondateur, dit-elle, revêt moins d'importance que les trois générations qui lui ont succédé et qui ont affirmé le statut. D'ailleurs, au XIXe siècle, remarque Béatrix Le Wita, on écrivait des récits autobiographiques racontant la montée sociale exemplaire de ces générations ; mais elle dit ne pas en avoir trouvé de semblables dans les années 1980, au cours de son enquête 228 .

Ecrite, la mémoire bourgeoise est très peu sélective, continue-t-elle. Elle ne sacrifie aucune branche. Il y a connaissance égale des maternels et des paternels 229 . Mais, elle reste froide. Elle objective le passé : les ancêtres y sont davantage décrits sous l'angle des positions qu'ils ont occupées que du point de vue de ce qu'ils furent en tant qu'être humain. Elle valorise le patronyme 230 . Comparables à un défilé, dit l’auteur, les gorges de la généalogie sont pénétrées de lumière jusqu’au troisième degré suivi d’un flou plus ou moins dense, éclairées au bout du tunnel par l’origine réelle ou imaginaire de la famille : la date d’apparition d’un patronyme étant un symbole que l’on mémorise aisément. 231

Mais, orale, la mémoire laisse place aux éléments féminins qui attirent les souvenirs 'touchants', 'enchanteurs', en somme tout ce qui désigne une sociabilité”, explique l'auteur. Sans doute, la femme compense-t-elle la rigidité de la transmission du patronyme et du statut, ainsi que le silence des pères, avance-t-elle comme hypothèse à cette forte imprégnation féminine de la mémoire bourgeoise ! Dans un système de filiation indifférenciée comme l'est l'Europe et dans un milieu donnant la priorité à la filiation agnatique, ne peut-on y voir une contradiction. La mémoire sélectionne et ne retient que les éléments nécessaires à la constitution identitaire. Aussi, l'auteur s'interroge-t-elle sur la prégnance de ces femmes dans la mémoire individuelle des bourgeois : est-elle une tendance structurelle chez tout individu ? Est-ce un écho social de ce qui se dit de la prégnance du rôle de la mère dans la constitution psychologique d'un sujet ?

Cette mémoire orale, Béatrix Le Wita la désigne sous le terme d'affective. Elle est nourrie de souvenirs, d'images, d'anecdotes. Elle est très étendue : elle remonte quatre ou cinq générations au dessus d'Ego. Elle rassemble de très nombreux collatéraux, à la mesure de l'ampleur du patrimoine et de l'espace de circulation des biens, comme chez les paysans. C'est en quoi, on peut citer les fratries des grands-parents dans le milieu urbain, lorsqu'on est de bourgeoisie ancienne.

Ainsi l'univers familial de la mémoire bourgeoise n'est pas centré sur l'individu, mais sur sa parenté. Il n'est pas constitué d'une famille, mais d'un groupe familial et si ego est bien le pôle fédérateur de cette mémoire, il n'en est pas pour autant le centre 232 . Mais, comment ces deux mémoires – écrite et orale – concourent-elles ensemble ? Se complètent-elles ou bien se concurrencent-elles ? Quoi qu'il en soit, elles créent un cadre de vie symbolique quotidien à l'intérieur duquel les morts comme les vivants, et le passé comme le présent occupent une place tout aussi considérable. Les familles forgent l’une pour contenir fermement les références fondatrices de leurs identités familiales et activent l’autre pour favoriser la remémoration. Elles configurent avec elles leur continuité à travers le temps et leur stabilité à travers l'espace, et prédestinent chaque génération. Dans ce milieu, on cultive les cadres de sa mémoire 233 .

La mémoire bourgeoise est chargée de transmettre un statut et un sentiment d’appartenance au groupe : on est bourgeois par la famille et non par le sang ou le droit divin. Elle sert à conjurer la fragilité inhérente à la position de bourgeois : chaque génération devant, à la lumière de la précédente, maintenir le statut acquis. Le passé n’a pas pour objectif de véhiculer la nostalgie d’un âge d’or, remarque l’auteur. Pour autant, les bourgeois n’échappent pas plus que les autres couches sociales à elle. Ils l’expriment, mais on a affaire alors à un discours où elle est contenue, retenue, gardée par devers soi. Le passé a d’abord pour fonction de constituer un précédent à partir duquel toute génération a un devoir à accomplir face à la réalité nouvelle qu’elle rencontre. Le récit cherche avant tout à transmettre une telle imposition morale. 234

On peut mieux comprendre encore cette culture de la mémoire en rapportant les traits principaux que les élites présentent de leur passé lorsqu'on leur propose d'en parler oralement. En effet, Josette Coenen-Huther a relevé ceux-ci dans les récits oraux de cette catégorie de sa population. Elle constate que dans leurs narrations, tout vient rappeler leur statut et l'honneur de leurs aïeux ; elle désigne leur mémoire sous le nom de statutaire. C'est la visibilité des postes occupés par leurs ascendants et celle de leur rang, et non une différence de nature dans leurs récits, qui la distingue des autres mémoires. Sa construction repose, selon elle, en premier lieu sur l'appartenance à un milieu professionnel dont on constate qu'il est aisé, en second lieu sur l'inscription dans un certain univers culturel, et en troisième lieu sur l'ancienneté qui peut être liée à une insertion territoriale. Elle évoque, en effet, plus volontiers que les autres les biens qui se transmettent entre générations, marquent une nette préférence pour les souvenirs relatifs aux aïeux de ses narrateurs plutôt que pour leur propre vécu, et se situent presque toujours dans une historicité. Elle décrit les ancêtres davantage  sous l'angle des positions qu'ils ont occupées que du point de vue de ce qu'ils furent en tant qu'être humains 235 . Elle donne aux groupes de lignées la fonction d'accompagner, voire de faire l'Histoire : ils laissent leur marque sur leur environnement, (et) leur position de prestige, leur statut, leur pouvoir n'existent que parce qu'ils jouent un rôle de premier plan dans la société et parce que celle-ci reconnaît leurs mérites et les honorent (nomination à des postes importants ou attribution de leur nom à une rue, par exemple) 236 .

Dans cette mémoire statutaire, lorsque les aspects culturels de la famille sont abordés, elles font apparaître une inscription active dans un milieu social déterminé. Et lorsque des valeurs sont promues, alors elles indiquent des individus agissant, les tâches des hommes différant de celles des femmes. La performance et la réussite sont deux traits forts. Pour les hommes, elles passent par le succès professionnel, l'ascension sociale, la renommée politique, militaire, scientifique, etc., et pour les femmes, par le domaine artistique, le militantisme au service de bonnes œuvres ou dans des groupements féministes modérés. Cette mémoire est une mémoire d'ancrage 237 .

Pour percevoir toute la finesse des enjeux qui s'instruisent à l'intérieur de ses cadres et qui donc deviendront habitus, rien de tel, dit l'auteur, que de connaître ses anti-héros et ses envers. En effet, on apprend beaucoup sur les traits culturels de la bourgeoisie ancienne en retenant ce que ses membres peuvent craindre le plus. Trois types d'anti-héros sont repérables. Ce sont ceux qui mettent directement en danger le bon renom de la famille. C'est le cas de femmes (trop) émancipées, mais aussi de parents qui introduisent des individus jugés non convenables dans le groupe, ou encore de ceux qui adoptent eux-mêmes des comportements indignes”. Ils donnent honte, mais le plus souvent les rapports avec eux, lorsque les actes sont ou ont été inadmissibles, sont montrés comme des rappels à l'ordre. Ce sont aussi ceux qui, par leurs intrigues, leur habileté, leur manque de scrupules… s'approprient l'essentiel, si ce n'est la totalité de l'héritage familial, (et enfin) ceux qui ratent leur vie, n'arrivent à rien, tournent mal du fait de ce qu'on interprète comme de la faiblesse, un manque de personnalité ou d'ambition 238 .

Avec l'envers de la mémoire statutaire – que l'auteur nomme sociétaire – on retrouve bien sûr des traits communs avec la première, car il faut bien commencer par présenter ce qu'on va ensuite critiquer . C'est au nom des droits de l'individu à choisir ce qu'il entend faire, au nom de l'affinité opposée au statut, au nom de l'universalisme, de l'esprit d'ouverture et de tolérance que les narrateurs ordonnent leur mémoire. En racontant, ils se situent en rupture avec ce qui fait l'essence de leur famille sans pour autant avoir rompu avec elle ou s'opposer à tout esprit familial.” La désapprobation se manifeste plus particulièrement à l'égard des aspects tribaux des modes de fonctionnement familial. Les narrateurs en font valoir deux : d'une part, la rigidité des règles, la soumission de l'individu au groupe et le contrôle des comportements et d'autre part, la fermeture, l'intolérance et l'esprit de clocher. De plus, ils manifestent du recul ou du rejet devant trois grandes caractéristiques de leur famille : l'affiliation d'office, la solidarité organique et ritualiste, le culte de l'entre-soi . En effet, ils s'insurgent contre la conception d'une parenté qui rend l'individu indissolublement attaché à ses ascendants et le fait d'appartenir au groupe de parenté, au détriment d'une affiliation librement consentie. Ils évoquent les réunions familiales comme des routines et font ressortir leur caractère rituel, leur peu de chaleur, leur faible charge affective, accrue par l'ennui (…). Les devoirs qui découlent de l'obligation de s'entraider ne sont pas mieux acceptés” ; les conséquences en sont toujours la dépendance, voire le sacrifice et les conflits. Enfin, ils refusent l'étroitesse d'esprit de leurs parents et la rigidité des règles familiales. Ils réprouvent leur attachement exagéré à leur petit coin ou bien leur incapacité à entrer en contact avec ceux qui n'appartiennent pas à leur micro-culture, ou bien encore, leur précipitation à préserver leur réputation ( craintes relatives aux mésalliances sociales, ethniques, religieuses… et à tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, pourrait porter atteinte à l'honneur familial 239 ).

Notes
225.

. LE WITA Béatrix (1988), opus cit., chapitre 5.

226.

. LE WITA Béatrix (1988), art. cit., p. 112.

227.

. LE WITA Béatrix (1988), ibid., p. 112.

228.

. LE WITA Béatrix (1988), ibid., p. 113.

229.

. LE WITA Béatrix (1988), ibid., p. 115 et 118.

230.

. LE WITA Béatrix (1988), opus cit., p. 152.

231.

. LE WITA Béatrix (1988), ibid., p. 149.

232.

. LE WITA Béatrix (1988), art. cit., p. 112-116

233.

. Nous faisons allusion aux travaux de Maurice Halbwachs (1925).

234.

. LE WITA Béatrix (1988), opus cit., p. 149-150.

235.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), opus cit., p. 53-55.

236.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), ibid., p. 130.

237.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), ibid., p. 129-132.

238.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), ibid., p. 133-134.

239.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), ibid., p. 163-171.