Conclusion

Nous avons cherché à dépeindre le contexte de production de nos récits, par l'étude de l'histoire, de la condition, du milieu et de la mémoire des familles dans lesquelles ils ont été conçus et circulent. Nous avons cherché à nous représenter la mentalité de ces familles et plus spécifiquement de celles qui appartiennent à une bourgeoisie ancienne. Nous avons vu que le bourgeois, ou qu'il soit, invitait à faire de lui une figure de stabilité, mais que sa condition exigeait de lui qu'il s'adapte aux contextes dont il dépend économiquement. Sa position est paradoxale dans sa société. Il est citadin, mais réside aussi à la campagne. Partout où il est, c'est un notable, mais sa trajectoire n'est pas sans mobilité résidentielle, ni reconversions, ni ascensions, ni déclassements, etc. Alors, est-il un individu stable ou mobile géographiquement ? Nous retiendrons qu'appartenant à une bourgeoisie ancienne, il vise un équilibre entre les deux positions. La multilocalisation de son mode de résidence lui permet de le tenir. En effet, devoir partir pour ses affaires ou les besoins de sa profession à Paris ou dans une ville de province ou encore à l'étranger ne l'empêche pas de rester lyonnais et stable. La présence de sa famille à Lyon, la sociabilité lyonnaise qui entoure sa résidence secondaire à proximité de la cité et ses engagements associatifs dans les deux localités lui permettent de continuer à rester stable. Pour ce qui concerne sa stabilité sociale, il la vise, mais l'instabilité est sa crainte structurelle, car le bourgeois a l'obligation de solliciter son lien à son milieu tout au long de sa vie et de prévoir la perpétuation de celui-ci pour la génération qui le suit. Elle ne lui est jamais garantie même si les solidarités familiales le protègent sur trois générations du déclassement. Quant à l'ascension sociale, elle a marqué l'histoire de sa filiation et peut toucher sa trajectoire, mais elle se fait discrète. Dans ce milieu, les mobilités sociales, dans un sens ou dans un autre, ne sont pas rendues visibles durant le vivant des individus, hormis dans les cas où l'un d'eux a un rôle emblématique dans l'histoire.

Les familles sont cultivées, faisant valoir des professions et des fonctions pouvant les identifier comme une élite. Elles ont conscience d'appartenir à un groupe social spécifique qui est moins une classe supérieure qu'un milieu autodéfini par des frontières sur lesquelles elles veillent. L'ancienneté de leurs ancêtres est l'étalon qui leur donne leurs places dans ce milieu. Les hommes y sont tournés vers les affaires et les femmes vers l'éducation. Les enfants sont la justification de leur existence à tous deux et les ancêtres, la raison de leurs renoms. Les patronymes évoquent l'ancienneté, la notabilité, mais aussi la vie intellectuelle, sociale et politique de la cité. Ils font partie de sa mémoire collective, et les porter donne le sentiment d'être connu et d'être au cœur de son élite active locale, dès le plus jeune âge.

La bourgeoisie constitue, par les liens interpersonnels qui existent entre ses membres, un milieu, la famille en occupant presque toute la sphère. Les relations y sont ritualisées et hiérarchisées et les espaces organisés de façon à pouvoir maintenir vivants l'histoire et les origines des familles qui le composent. La socialisation y est conçue de façon à retenir les membres de celles-ci dans le but de voir se reconduire leurs valeurs et leurs acquis. La sociabilité y est ample, à la mesure du haut degré de fécondité des familles, du patrimoine et de la notoriété de leurs membres. Mais, ce qui fait la spécificité de ce milieu, ce n'est pas seulement la nature (familiale), ni l'ampleur (le grand nombre de relations du réseau et d'enfants) de celle-ci. Car si l'on prend en compte seulement ces deux facteurs pour l'identifier, on y retrouve les caractéristiques des minorités souhaitant se perpétuer. Mais, si on les associe à un troisième facteur – l'appartenance aux catégories socioprofessionnelles supérieures – on peut mieux en saisir le caractère propre. On peut se demander jusqu'où la bourgeoisie doit se comporter comme un minorité, c'est-à-dire être soumise à la nécessité de produire un grand nombre d’enfants et de veiller à la socialisation de ses membres pour perpétuer son identité dans l'univers social dans lequel elle est inscrite.

Les cadres de la mémoire ont une place institutionnelle dans l'univers quotidien des bourgeoisies anciennes. Ils permettent que chaque pensée et chaque acte du présent évoquent ceux du passé et que les traits retenus par le passé imprègnent toujours le présent. Mémoire généalogique et mémoire affective s'allient pour maintenir l'identité bourgeoise des familles : une identité exprimée par le statut et le rang. Elles maintiennent la conscience généalogique de celles-ci en éveil, et donc leur stabilité et la légitimation de leur place dans le milieu de leur élite.