1 – 1. Le profil identitaire des auteurs

1 – 1.1. Des hommes

Sur 11 récits, 9 ont été nommément écrits par des hommes 244 . Mais, parmi ces 9, l'un a été l'objet d'une étroite collaboration entre époux 245 . Pourquoi des hommes plus que des femmes se donnent-ils pour tâche de raconter l'histoire de leur famille sous les formes de nos récits ? Pour avancer sur cette question, nous avons examiné les travaux de Josette Coenen-Huther sur les modes de narration du passé familial des individus dans leurs rapports avec la variable du sexe 246 . Ils font l'hypothèse, en effet, que les récits oraux sur le passé offrent des caractéristiques spécifiques selon qu'ils sont racontés par des hommes ou par des femmes à l'exception de deux traits : tous recensent autant de personnages familiaux les uns que les autres et tous en mentionnent très majoritairement davantage de sexe masculin que de sexe féminin 247 .

Nous apprenons avec ses conclusions que les hommes décrivent leurs parents plutôt comme des personnages publics, connus pour leurs réalisations dans différents domaines (politique, science, religion…) ou pour leurs qualités particulières (voire leurs défauts notoires). Leurs récits témoignent d'un intérêt plus vif pour ce qui entoure la famille et d'une sensibilité aux statuts sociaux. Ils évoquent plus fréquemment des symboles matériels – maison ou entreprise familiale – et portent une préférence pour les mythes fondateurs strictement dateurs. Ils inscrivent les événements familiaux dans un mouvement historique.

Pour les femmes, il faut différencier les femmes inactives des actives. Les femmes inactives n'ont pas, selon l'auteur, la même façon de construire leur mémoire orale que celles qui ont une profession ou activité régulière. Les récits des premières se montrent plus attentifs aux ancrages géographiques ou inversement – pour le regretter – aux absences d'insertion territoriale liées à la mobilité spatiale, aux déracinements et à l'exil : ils s'attachent à la stabilité et à la sécurité. Ils décrivent les caractéristiques essentielles des lignées ou les hauts faits de certains ancêtres sous la forme d'anecdotes fortement stylisées ou de mythes fondateurs ; mais, ces anecdotes renvoient plus à l'origine de traits familiaux qu'à celle d'une histoire chronologique. Ils donnent une place prioritaire aux sentiments et aux relations interpersonnelles et privilégient le vécu. Ils sont inscrits en dehors de toute historicité et ne sont pas placés spontanément dans une perspective transgénérationnelle. Enfin, ils font une place un peu plus grande aux femmes.

Les femmes qui ont une profession ou une activité régulière parlent, comme les précédentes, d'ancrages géographiques, mais insistent davantage, comme les hommes, sur l'ouverture sociale de leur groupe de lignées et sur l'influence des contextes. En effet, elles recensent un nombre de personnages publics supérieur à celui des ménagères. Elles se placent dans une perspective historique. Enfin, elles parlent plus de la vie des générations antérieures que de leurs propres souvenirs.

A la suite de ces résultats, nous pouvons déduire que les récits de notre corpus sont construits selon les traits spécifiques d'une narration masculine. En effet, ils organisent l'histoire familiale selon un mouvement historique , ils préfèrent les mythes fondateurs strictement dateurs , ils sont sensibles aux statuts sociaux , ils évoquent des symboles matériels , etc. Leur caractère écrit ne semble pas modifier radicalement les marqueurs différentiels isolés par Josette Coenen-Huther. Notre hypothèse est donc que les formes du récit généalogique sont mieux adaptées à la tendance des hommes qui veulent raconter l'histoire de leur passé qu'à celle des femmes.

Observons l'identité sexuelle des auteurs bourgeois de la Renaissance italienne et de ceux français des Temps modernes : il s'agit d'individus de sexe masculin 248 . Cependant, les échantillons sont trop restreints pour dégager une tendance générale. Mais, dans le second échantillon, on constate qu'un auteur fait la généalogie de son épouse. Comme nous l'avons évoqué dans l'introduction, cette épouse a eu plusieurs frères et sœurs morts en bas âge. Elle n'a plus qu'un frère arrivé à l'âge adulte, mais il n'est pas marié, et a encore deux sœurs. On sait que son mari est avocat comme son père. Examinons aussi les nouvelles populations : globalement, encore au XXsiècle, selon les études que nous avons exposées dans la partie précédente, on trouve nettement plus d'hommes que de femmes en quête de leurs généalogies.

Poussons plus loin la réflexion. Considérons les travaux de Béatrix Le Wita sur la mémoire familiale de la bourgeoisie parisienne. Selon elle, deux mémoires concourent à la transmission dans cette bourgeoisie : une mémoire généalogique et une mémoire affective. Dans la première, on peut citer les filiations et descendances des hommes comme des femmes de la famille, quel que soit le sexe qu'on ait. Ainsi, on voit que du point de vue de la narration orale de la mémoire, rien n'empêche les bourgeois des deux sexes d'avoir des attitudes communes vis-à-vis de leur mémoire généalogique, ce qui infirme les hypothèses générales de Josette Coenen-Huther ; celle-ci n'a pas mis en rapport la variable du sexe et la mémoire statutaire. Mais, pour ce qui concerne la production de cette mémoire, Béatrix Le Wita n'en dit rien.

Examinons les caractères de la seconde mémoire : la mémoire affective. Selon Béatrix Le Wita, les narrateurs de la bourgeoisie, notamment de sexe masculin, présentent davantage des éléments féminins de la famille du passé que des éléments masculins. Cette caractéristique contredit les conclusions de Josette Coenen-Huther. Pour comprendre ces contradictions, on peut se poser un certain nombre de questions avec Béatrix Le Wita : les narrateurs bourgeois n'ont-ils pas besoin de développer davantage que d'autres une mémoire affective et notamment les hommes ? Si les femmes sont très présentes dans les récits oraux bourgeois, est-ce parce que, dans ce milieu, comme le suggère Béatrix Le Wita, elles sont les transmettrices orales privilégiées du statut de bourgeois ? Mais, si tel était le cas, ne véhiculeraient-elles pas tout autant la mémoire des hommes que celle des femmes de leur famille ? Est-ce donc plutôt, comme invite à le considérer aussi l'auteur, parce qu'elles laissent le souvenir d'une présence affectueuse et chaleureuse qui exerce un poids plus important sur eux que dans les autres catégories, relativement à l'univers de rigueur dans lequel ils ont à vivre ? Ou bien – et cela peut s'ajouter – est-ce parce qu'elles règnent davantage sur la sociabilité et l'éducation des enfants que dans un autre milieu 249  ? En effet, la mémoire bourgeoise n'a-t-elle pas besoin de tout ce qui désigne une sociabilité , comme le dit l'auteur ?

Pour chercher à répondre à ces questions, il faut observer de plus près ce que dit Béatrix Le Wita sur les caractéristiques de cette mémoire affective. En effet, explique-t-elle, si, dans la mémoire généalogique, on peut citer des personnages familiaux également dans les deux branches, dans celle affective, on raconte d'abord les souvenirs de l'univers maternel. Si la première connaît autant les maternels que les paternels, la seconde oriente ses préférences vers les maternels 250 . Mais, elle fait remarquer clairement que, lorsqu'il s'agit de raconter le passé, ce sont les souvenirs de la mère qui prennent le premier rang 251  ; ainsi, les éléments féminins, ce sont les maternels ou/et les femmes des maternels !

Pour apporter des exemples de ce rapport privilégié aux maternels, elle cite cet homme qui parle de son passé familial en ces termes : ce qui m'intéresse avant tout dans l'histoire familiale, c'est l'enfance de ma mère, de mes oncles et tantes  ; il poursuit en disant que c'est dans cette lignée qu'il trouve l'ancêtre mâle 'glorieux' : 'son grand-père maternel' . Béatrix Le Wita mentionne aussi les paroles du fils de cet homme qui se situe en rapport à sa branche maternelle (à la sienne) ; il donne une explication à cette préférence identitaire : il y avait les Essarts, nom du château de la famille maternelle. Ce sont les étés de mon enfance. C'est la principale raison . Béatrix Le Wita cite encore un autre enquêté qui, lui, se trouve totalement pris dans la succession 'des mâles' de sa famille (mais) n'oublie pas que c'est par sa mère qu'il est un héritier . Enfin, elle évoque une femme qui se sent l'héritière des fondateurs de la dynastie des hommes de sa famille, mais qui évoque longuement leurs épouses et mères dont en premier sa mère et sa grand-mère maternelle, sa grand-mère paternelle venant en troisième position 252 . Ainsi, les éléments féminins apparaissent dans deux cas comme les maternels, mais dans le dernier cas, on voit plutôt la présence de femmes, même si là encore ce sont celles de maternels. Quoi qu'il en soit, nous retiendrons l'impact des maternels comme facteur pertinent pour notre réflexion.

Ces données ont amené Béatrix Le Wita à se demander à plusieurs reprises s'il fallait voir dans ces caractéristiques une règle générale de toute mémoire ou une particularité bourgeoise. Nous avons cherché à répondre à cette question avec les travaux de Josette Coenen-Huther. En effet, selon celle-ci “la probabilité de se souvenir de ses ascendants maternels est plus élevée que celle de se souvenir de ses ascendants paternels 253 . Il y a deux raisons à cela, explique-t-elle. D'une part, les désirs et les pratiques de perpétuation du passé sont fréquemment plus forts chez les femmes que chez les hommes. Et, d'autre part, les premières manifestent leur attachement à leur famille étendue vivante de façon nettement plus prononcée que les hommes. Elles véhiculent plus largement des informations qui touchent leurs collatéraux. Les enfants sont ainsi très majoritairement plus en contact avec les lignées des origines de leur mère qu'avec celles des origines de leur père et connaissent mieux leurs maternels. C'est pourquoi, la mémoire de tout individu est habitée davantage par le champ familial des maternels. Nous pouvons suivre Béatrix Le Wita lorsqu'elle suggère que le fort organisateur qu'est la sociabilité familiale, dans la bourgeoisie, peut renforcer la présence des éléments féminins dans la mémoire des hommes.

Ainsi, les bourgeois sont emprunts de deux mémoires, l'une qui ne sacrifie aucune branche, ni celles des hommes, ni celles des femmes, mais qui est froide et comptable et est l'émanation de mémoires tout autant masculines que féminines, et l'autre qui préfère la présence des femmes et des maternels, sensible et vivante. Alors, ne pourrions-nous pas poser la question de la compensation de l'une par l'autre, mais à l'inverse de la proposition de Béatrix Le Wita – ce qui ne la contredit pas pour autant, mais ajoute une nouvelle perspective – qui nous permettrait de rejoindre les conclusions de Josette Coenen-Huther ? En effet, ne serait-ce pas plutôt la mémoire généalogique qui chercherait à apporter une compensation à la mémoire affective ? La première, pouvant être fixée par l'écriture, ne viserait-elle pas à conserver dans le souvenir des vivants les hommes et les paternels, contre l'usure naturelle et culturelle de la seconde 254  ? Mémoire orale et mémoire écrite ne suivent pas les mêmes orientations. Notre hypothèse est que nos récits généalogiques combattent avec l'écriture les tendances fortes de la mémoire affective des membres de la bourgeoisie ; si ce sont les hommes qui en sont les auteurs privilégiés, c'est parce qu'ils sont plus concernés, du fait qu'ils appartiennent à la catégorie de ceux qui subissent l'oubli. L'écriture de la mémoire constitue donc le moyen de compenser les inclinations de la mémoire orale. Elle permet d'assurer à la fois le souvenir des hommes et des lignées paternelles et encore plus particulièrement des lignées patrilinéaires : les grandes oubliées de la mémoire affective. Elle vise à rendre ce souvenir équivalent au souvenir des femmes dans la mémoire des descendants.

Cependant, nous devons nous demander si cette écriture ne veut pas aller plus loin, soit jusqu'à faire gagner à long terme la mémoire des paternels et peut-être surtout celle des patrilinéaires. En effet, les lignées patrilinéaires sont aussi des lignées patronymiques. N'est-ce pas à cause de cette équivalence que la préséance est donnée aux lignes de porteurs d'un même patronyme dans nos récits ? Le patronyme est un organisateur tout aussi central que celui de la sociabilité familiale dans la bourgeoisie. Ne doit-il pas alors être particulièrement cultivé par les producteurs de la mémoire, ceux-là mêmes qui portent la responsabilité du renom qui leur est attaché ? Existe-t-il, alors, dans le milieu bourgeois comme dans toute élite – traditionnelle ou non – une lutte des hommes pour une occupation de la mémoire de la descendance ?

Il reste à nous interroger plus finement sur le profil des trois femmes auteurs et coauteurs de nos récits. Sont-elles plutôt des femmes actives comme peut le laisser penser Josette Coenen-Huther ? C'est le cas pour 2 sur les 3. L'une a eu une activité professionnelle – elle a dirigé un atelier de nitrine après le décès de son premier époux médecin, dans les années 1790 – et l'autre (la coauteur de notre quatrième récit) une activité bénévole qui l'a amenée à fonder, dans les années juste après la guerre de 1939‑1945, puis diriger les bibliothèques des hôpitaux parisiens. Ainsi, l'indicateur d'activité de Josette Coenen-Huther a sans doute une certaine pertinence, mais le nombre de cas est trop restreint pour aller plus loin dans notre analyse.

Conclusion

Nos récits sont écrits presque exclusivement par des hommes. On a pu comprendre que leur forme – généalogique – était tout particulièrement adaptée aux caractères spécifiques de la structure des récits du passé de narrateurs de sexe masculin. On a pu constater aussi que ceux-ci étaient les premiers intéressés, dans la mesure où ils trouvaient une compensation des tendances naturelles et culturelles à mieux retenir la mémoire des éléments féminins du passé familial ; ils avaient le moyen d'apporter à la mémoire de leur descendance un équilibre des souvenirs entre les branches paternelle et maternelle. Nos récits luttent contre une loi de transmission de la mémoire très majoritairement commune à tout individu et une tradition orale très active et nécessaire des femmes du milieu bourgeois pour maintenir la sociabilité de leur famille ; aux hommes, la forme écrite, aux femmes, la forme orale ! Les récits retiennent la mémoire des hommes, des paternels et des patronymiques qui, sans eux, tomberaient dans l'oubli : en direction des patrilinéaires la mémoire généalogique (écrite) et en direction des matrilinéaires, la mémoire affective (orale) ! Il reste à nous demander si la fonction symbolique du patronyme, dans notre contexte occidental européen, n'invite pas davantage les hommes à se pencher sur leur imaginaire familial : l'usage ne leur permet pas de changer de nom. Nous le reverrons lorsque nous analyserons le contenu de nos récits.

Notes
244.

. Rappelons que la variable du sexe n'a pas été prise en compte a priori dans la composition de l'échantillon. En effet, rappelons que notre enquête n'a pas pu nous amener à réunir un nombre conséquent de femmes auteurs de récits généalogiques. Aussi, nous avons considéré que ce fait était le reflet de la structure de notre population.

245.

. D'ailleurs, lorsque nous avons cherché à rencontrer cet auteur, c'est son épouse qui s'est présentée comme interlocutrice compétente : est-ce parce que l'objet du récit est l'histoire de sa propre famille à elle ou parce que le grand âge de son mari (88 ans) l'amenait à prendre le relais ? Dans tous les cas, son implication nous a décidée à tenir compte d'elle, même si elle n'était pas signataire.

Dans ces 10 récits, il faut noter que 2 adresses ont une signature féminine. La première est composée par une cousine de l'auteur du récit, la seconde par sa sœur aînée. Pourquoi les auteurs ont-ils laissé l'écriture de leurs adresses à ces deux femmes ? Le second auteur n'a d'ailleurs pas renoncé à sa propre adresse : il y a donc deux adresses.

246.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), chapitre 2, opus cit. On peut aussi voir l'étude de Catherine Bonvalet, Dominique Maison et Laurent Ortalda (1999) sur les caractéristiques différentielles de discours masculins et féminins de narrateurs contemporains sur leur famille, au cours d'entretiens. Les hommes parlent davantage de l'histoire familiale que les femmes. Ils citent les membres de leur fratrie, leurs ascendants directs et collatéraux, et les situent géographiquement. Ils l'abordent “sous l'angle du ‘souvenir' et des ‘racines'“. Voir “La place des univers familiaux, résidentiels et professionnels dans la structure du discours. Analyse textuelle des entretiens de ‘Proches et parents'“, in La famille et ses proches. L'aménagement des territoires, p. 225.

247.

. L'auteur précise, en effet, que 87 % des personnages familiaux mentionnés par les hommes, sont de sexe masculin ; les femmes en citent, elles, 67 %. Et l'auteur d'ajouter : “les hommes l'emportent ainsi jusque dans la mémoire !”. Voir Coenen-Huther Josette, opus cit., (1994), p. 48. Nous n'avons pas cherché à calculer le taux différentiel de présence masculine et féminine dans nos récits selon le sexe de leurs signataires, les femmes étant en nombre insuffisant pour obtenir des résultats pertinents.

248.

. André Burguière ne dit pas avoir choisi son échantillon en fonction d'une problématique sur l'identité sexuelle, non plus.

249.

. LE WITA Béatrix (1983), Mémoire familiale et mémoire généalogique de quelques familles de la bourgeoisie parisienne, p. 250 à 258, mais aussi (1988) art. cit., p. 116.

250.

. LE WITA Béatrix (1988), opus cit., p. 118. L'auteur n'a pas effectué de comparaisons systématiques entre les nombres de personnages masculins et féminins cités oralement par les hommes et par les femmes de son corpus.

251.

. LE WITA Béatrix (1983), opus cit., p. 193

252.

. LE WITA Béatrix (1988), opus cit., p. 152-153.

253.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), opus cit., p. 238 (en italique dans le texte).

254.

. Il aurait fallu établir une comparaison entre des récits généalogiques parisiens et nos récits lyonnais pour nous assurer qu'il n'y ait pas de différence entre les deux mémoires généalogiques écrites. Les récits généalogiques étant un genre, nous n'avons pas effectué une telle comparaison, la pertinence ici, étant de comprendre le mode de construction spécifique de la mémoire écrite de la bourgeoisie.