1 – 1.2. Des narrateurs dans leur soixantième année au moins

Tous les auteurs étaient au moins dans leur soixantième année au moment de la publication de leur récit 255 . La moyenne approche même plus les 70 ans que les 60 ans. Sauf exception, le temps et la durée de leur écriture a précédé ou suivi de près la cessation de leurs activités professionnelles (ou de celles de leurs époux) 256 . Il leur a fallu souvent plusieurs années pour réunir leurs données et rédiger (Tableau 1).

Tableau 1 : Age des auteurs à la publication de leur récit et moyenne
Auteurs 1 2 3 4 257 5 6 258 7 8 9 10 11 moy.
Age à la publication des récits
61

77

65

81

59

65

74

69

80

60

60

68

Observons les âges des auteurs aux différentes étapes de leur écriture et plus particulièrement les 6 cas de notre corpus de référence. L'auteur de notre premier récit avait 59 ans quand il paraphait l'adresse de sa monographie et 61 ans quand il sortait la première édition. Il prendra sa retraite officiellement à 63 ans, mais déjà bien avant, il avait quitté Paris et se trouvait plus disponible pour travailler à ses recherches généalogiques dans sa propriété de famille. Il est déjà grand-père d'un petit-fils. Notre second auteur, lui, semble avoir consacré l'année de ses 77 ans à l'écriture de son histoire généalogique : les avant-textes que nous avons consultés comme l'adresse de son recueil étaient tous datés de la même année. Il avait déjà tous ses 14 petits-enfants. Le troisième auteur avait 63 ans quand il a fini la version dactylographiée de son récit et 65 ans à la date de la version imprimée. Un petit-fils du nom venait de décéder (à la naissance) dans l'année qui avait précédé sa première version et une petite-fille était née dans celle qui avait précédé sa version imprimée. Ses recherches généalogiques avaient commencé bien avant : il avait 20 ans quand il s'adressa pour la première fois aux Archives départementales et à de très lointains cousins pour se mettre en quête du berceau de sa lignée patronymique. Après une suspension, il avait repris ses recherches au moment où ses activités professionnelles s'étaient réduites puis arrêtées, vers l'âge de 50 ans. Mais, l'écriture elle-même a bien été postérieure à 60 ans. Quant au quatrième auteur, il avait 81 ans et son épouse 74 ans lorsque le recueil a été achevé. Mais, le travail avait commencé auparavant. L'auteur venait de prendre sa retraite. Au  décès de la mère de son épouse, des documents avaient été mis à leur disposition. Il avait alors 72 ans et son épouse 65 ans. Leur première petite-fille avait alors 18 ans. Ils avaient 12 petits-enfants.

Enfin, pour ce qui concerne les deux autres auteurs de notre corpus, l'un explique dans son allocution que l'étude de sa généalogie dure depuis plus de quarante ans ; il avait donc moins de 20 ans quand il commença à s'intéresser à celle-ci et 59 ans quand il la transmit à sa famille. L'autre décède avant d'avoir mis un point final à son récit. Il avait 65 ans et était encore en activité. Il ne lui restait que l'adresse à écrire.

Conclusion

Ainsi, dans notre corpus de référence, l'histoire familiale prend toujours forme accomplie dans ou après la soixantième année, même si l'œuvre de reconstitution peut avoir commencé avant. C'est donc lorsque les auteurs ont quitté les obligations de la vie professionnelle qu'ils se consacrent à la formalisation de leur histoire familiale. Il en est de même pour les autres auteurs de notre corpus général. On peut par exemple voir l'un d'entre eux signer à 80 ans son recueil et expliquer qu'il avait conservé pour ses enfants les documents et notes que lui avaient remis sa mère et un membre d'une branche alliée lorsqu'il avait 60 ans. Il a déjà des petits-enfants. Un autre achève l'écriture de son manuscrit un an avant sa mort, alors qu'il avait 69 ans. Mais, il avait 29 ans lorsqu'il termina sa première lettre qui fut le premier chapitre de sa monographie, 30 ans à sa deuxième lettre, 35 ans à sa troisième, 57 ans sa quatrième et 69 ans à ses deux dernières. L'auteur était marié depuis 5 ans et avait déjà 3 enfants lorsqu'il acheva sa première lettre.

Ainsi, est-ce le temps qui passe, le seuil d'un âge, le retrait de la vie active, qui engagent des personnes à se mobiliser vers la reconstitution du passé ? Maurice Halbwachs fait l'hypothèse que si les personnes âgées s'intéressent au passé bien plus que les adultes, ce n'est pas tant parce qu'elles ont plus de souvenirs de leur enfance. Elles sentent plutôt que, dans leur société, on les estime en raison de ce qu'ayant longtemps vécu, elles ont beaucoup d'expérience et sont chargées de souvenirs. Leur âge semble leur donner, comme dans les sociétés tribales, la fonction de gardien de la tradition. Elles ont, dit-il, le temps et le désir et n'ont pas mieux à faire d'utiliser tous les moyens dont elles ont toujours disposés pour reconstituer le passé 259 .

S'il en est ainsi, les auteurs qui avaient déjà commencé les recherches généalogiques à l'âge adulte se devaient-ils d'attendre d'avoir atteint l'âge auquel l'estime sociale autorise à se pencher sur le passé, pour donner forme définitive à leurs récits ? Etait-ce le temps qui leur avait manqué, avant l'âge de la retraite, car le désir était bien présent ? Les autres n'avaient-ils eu aucun désir avant l'âge canonique ? Quelle fonction a l'approche de la mort ou sa fréquentation ? Ne rend-elle pas simplement pressant le point final du récit ? La poursuite de notre description du profil de nos auteurs nous permettra d'avancer un peu plus dans les réponses à ces questions.

Notes
255.

. Nous entendons ici publier dans le sens restreint de rendre public pour la première fois, quels qu'en soient le mode et le contexte.

256.

. L'âge du retrait des activités professionnelles est relatif aux professions des auteurs et de l'époque de l'écriture. Par exemple, il est différent pour un officier de l'armée et pour un chef d'entreprise de la fin du XIXe siècle.

257.

. Le signataire du récit a 81 ans à la publication de celui-ci et son épouse 74 ans.

258.

. Ce récit est posthume ; il a été diffusé dans l'année du décès de son auteur.

259.

. HALBWACHS Maurice (1925), Les cadres sociaux de la mémoire, p. 104-105. Ces hypothèses ont été largement reprises par les observateurs des généalogistes de notre époque.