1 – 1.3. Des cadets

Nous avons voulu examiner le rang de nos auteurs dans leur fratrie. Nous supposions qu'ils devaient être majoritairement des aînés, faisant l'hypothèse que l'écriture généalogique travaillant à la transmission d'un héritage familial devait être une tâche d'aîné. Après observation, il est clair que ce n'est pas le cas (Tableau 2).

Tableau 2 : Rangs des auteurs dans leur fratrie
Auteurs/
Rangs dans leur fratrie
1 2 3 4 260 5 6 7 8 9 10 11
à la naissance 5/9 8/8 1/3 1/7 3/5 13/13 5/8 3/3 1/1 3/3 6/7
à l'âge adultede la fratrie 4/8 6/6 1/3 1/7 3/5 10/10 3/5 2/2 261 1/1 2/2 5/6
à l'âge adulte des frères 2/3 5/5 1/2 1/2 3/3 8/8 2/3 1/1 1/1 1/1 262 5/6

Sur les 11 auteurs, il y a deux aînés (un homme et une femme) et un enfant unique (un homme). Les 8 autres sont donc des cadets et des benjamins. Dans notre corpus de référence, ils sont respectivement cinquième de neuf, dernier de huit, aîné de trois, aînée de sept, troisième de cinq et dernier de treize. Mais, pour évaluer la position d'aîné, on ne doit pas s'arrêter au seul rang à la naissance. Observons si les décès de frères et sœurs avant l'âge adulte 263 changent les données. Des cadets sont-ils devenus des aînés par les effets de restructuration des fratries après le décès de ceux qui les ont précédés ? Non, aucun auteur n'a été déplacé jusqu'au rang d'aîné. Mais, si nous réduisons la fratrie aux seuls frères, pour le cas où les enjeux de l'écriture généalogique concernent plus le patronyme ou les pères ou encore les hommes, nous trouvons sur les 8 auteurs de sexe masculin, 1 fils unique de plus : ainsi, parmi eux, il y a 1 aîné, 2 fils uniques et 5 cadets ou benjamins. Si l'on comprend les auteurs des deux sexes dans leur rapport à leurs seuls frères arrivés à l'âge adulte, les aîné(e)s ou enfants uniques comptent pour moitié du corpus : plus exactement 5/11.

Ainsi, in fine, les auteurs sont majoritairement des cadets et benjamins par leur rang de naissance. L'écriture généalogique n'est pas l'œuvre des aînés de famille, ni même des aînés des fils. La variable du sexe ne modifie pas les interprétations : que l'on soit homme ou femme, si l'on est cadet ou benjamin, on a plus de chances de devenir l'auteur du récit du passé de sa famille. Pourquoi ne trouve-t-on pas les aînés en priorité ? Quels enjeux amènent les autres à se trouver désignés plus spécifiquement ?

Considérons la remarque de Béatrix Le Wita. Les benjamins, dit-elle, remettent à leurs aînés le souci de la transmission tant que ces derniers sont encore en vie. Ils ne s'autorisent pas à parler des ancêtres en leur nom propre tant que des aïeux sont encore là pour le faire et se réfèrent alors au savoir des plus anciens survivants 264 . Si cette préséance est adoptée entre générations, ne pourrait-elle pas se pratiquer entre membres d'une même fratrie ? Nos auteurs, qui étaient des cadets ou benjamins par leurs rangs de naissance, se trouvent-ils être, au moment où ils écrivent, les plus anciens survivants de leur fratrie, voire de leur génération (de leurs cousins), ce qui permettrait de comprendre pourquoi ils ont pris la plume eux et pas leurs aînés ? Ils seraient les derniers à pouvoir témoigner de ce passé ! Examinons la composition des fratries au moment de l'écriture des récits (Tableau 3).

Tableau 3 : Survie des fratries des auteurs à la date de publication des récits
Auteurs /
Fratries survivantes
1 2 3 4 5 6 7 265 8 9 10 11
Frères et sœurs 3 0 2 6 4 0 1 1 0 0 5
Frères plus âgés 1 0 0 0 2 0 1 0 0 0 2
Frères plus jeunes 1 0 1 2 0 0 0 0 0 0 0

Ce n'est pas le cas : la préséance n'est pas structurellement remise au plus âgé de la fratrie survivante pour l'écriture des récits. 6 sur 11 auteurs au moins ont encore une fratrie vivante au moment où ils finissent leur récit généalogique. 4 ont encore un ou des frères vivants plus âgés. Ainsi, on ne devient pas auteur lorsqu'on est né cadet ou benjamin parce qu'on prend le rôle d'aîné à la fin de sa vie.

Si les auteurs ne sont pas des aînés, ne seraient-ils pas des fils d'aînés (ou de fils uniques) ? En effet, ils pourraient estimer avoir un rôle à tenir, ou encore être engagés dans un enjeu de postérité plus particulièrement aigu, appartenant à une branche aînée.

Notes
260.

. Nous avons choisi de tenir compte ici du rang de l'épouse de notre quatrième auteur et non de celui de ce dernier. En effet, dans ce chapitre, la pertinence est mise sur des enjeux intrafamiliaux et intergénérationnels. C'est pour cette raison que notre intérêt porte sur l'épouse. Nous étudierons l'identité de l'auteur lui-même, lorsqu'il s'agira de cerner les données relatives aux professions, aux négociations conjugales de la mémoire familiale et aux motivations de l'écriture.

261.

. L'aînée a 3 ans lorsqu'elle décède. Elle tombe malade le jour de la naissance de sa sœur cadette.

262.

. Ce frère décédera aux environs de 30 ans.

263.

. Nous avons considéré comme “âge adulte” 20 ans, une moyenne entre 21 et 18 ans.

264.

. LE WITA Béatrix (1988), opus cit., p. 148.

265.

. Nous ne savons si le frère aîné sans postérité est décédé quand l'auteur publie son récit. Il a de toute façon encore sa sœur aînée.