1 – 2.3. Des fils (filles) de lignée patrilinéaire en ascension sociale

Maintenant que nous avons appréhendé la problématique de l'intégration à Lyon de la lignée patronymique dans son rapport avec les autres lignées et que nous avons vu ses aspects géographiques, mais aussi l'importance de sa modalité sociale, nous voulons examiner de plus près celle-ci. Nous allons l'observer les trajectoires sociales des lignées de la filiation de nos auteurs et plus particulièrement de la branche patrilinéaire. En effet, nous nous demandions si celle-ci était ou avait été en ascension sociale, et si, dans ce cas, comme le disait l'histoire de la généalogie, elle pouvait contenir les attributs qui pouvaient permettre de voir naître en elle le besoin de considérer son identité généalogiquement.

Examinons l'ascension des lignées patrilinéaires de nos auteurs à travers les variables du diplôme et de la profession (Tableaux 15 et 16).

Sur 11 auteurs, 9 ont fait des études supérieures : soit tous les auteurs de sexe masculin 308 . 7 diplômes dépassent au moins de 5 années le baccalauréat : 2 auteurs sont polytechniciens, 1 inspecteur général des Ponts et chaussés, 2 ingénieurs, 1 docteur en droit, 1 docteur en médecine. Les 2 autres ont au moins 3 années après le baccalauréat. Les 2 femmes auteurs n'ont pas le baccalauréat ; celle co-auteur est licenciée. 6 sur les 9 auteurs de sexe masculin ont un diplôme plus élevé que leurs pères respectifs (ou beau-père pour le quatrième auteur), 2 équivalents et 1 légèrement inférieur (le père ayant passé un doctorat adulte alors qu'il avait une licence, le fils étant ingénieur).

Les professions de chacun sont, pour les hommes, respectivement officier, ingénieur en chef des chemins de fer, directeur d'une affaire d'équipement hospitalier, directeur dans le Génie maritime, professeur de droit à l'Université catholique et fondateur (directeur) d'un quotidien, médecin spécialiste, professeur de lettres classiques en école privée, notaire, entrepreneur. Pour les femmes : seule, 1 sur les 2 travaille : comme fabricante de nitroglycérine 309 . Ainsi, chez nos auteurs, le secteur privé est largement plus représenté que le secteur public et le salariat s'impose massivement. Au début de la vie de nos auteurs de sexe masculin, on compte 6 salariés sur 9. Aux trois quarts de celle-ci, on en observe un de plus ; un autre se retrouve sans emploi. Leur appartenance au salariat n'est pas le fait d'une époque spécifique. Il est difficile de déterminer la pente sociale qu'a prise la trajectoire professionnelle de cette génération par rapport à la précédente, avec ces seules informations. Nous reprendrons l'analyse plus avant.

Pour ce qui concerne les pères des auteurs, 6/11 ont fait des études supérieures : 1 docteur en médecine spécialisée, 1 docteur en sciences politique, 3 licenciés et 1 ayant effectué des études de philosophie et de théologie. Leurs professions proviennent exclusivement du secteur privé : ils sont propriétaires, entrepreneurs, négociants, notaires, gynécologue, artistes, dont 3 ont été désignés comme rentiers à partir d'un moment de leur vie.

Parmi les 11 grands-pères paternels, 4 sont diplômés du supérieur : 2 ont une licence et 2 sont docteurs. Ils sont entrepreneurs ou fabricants (5 d'entre eux), négociants, avocats, notaire, chirurgien, médecin chef de service des hôpitaux, professeur et directeur de l'Ecole vétérinaire, professeur à l'Université catholique, artiste. Leurs professions appartiennent aussi principalement au secteur privé.

On observe que 2 grands-pères maternels sont diplômés du supérieur : école navale et médecine. 5 ont une profession : ils sont professeur en médecine et chef de service des hôpitaux, fabricant joaillier, négociant de soierie, imprimeur et régisseur. Les autres n'ont pas exactement de profession : ils ont des fonctions ou sont propriétaires (rentiers). En fait, ils appartiennent à l'aristocratie ou à la noblesse.

En ce qui concerne les 11 arrière-grands-pères en lignée patrilinéaire (arrière-grands-pères I), il n'y en a que 2 qui ont effectué des études supérieures : ils ont une licence. Leurs professions viennent toutes du secteur privé. Ils sont, respectivement, avocat-magistrat, agent de change, notaires, propriétaires-exploitants, entrepreneurs, artisans, négociants. On commence à trouver, à ce degré de génération, des professions d'artisan et de cultivateur, mais aussi des professions identiques à la génération des grands-pères.

Pour les autres bisaïeuls, les niveaux du diplôme sont semblables et les professions ne diffèrent pas. Ce qui diffère c'est l'enjeu de l'appartenance à l'aristocratie et à la noblesse des maternels (arrière-grands-pères paternels II et arrière-grands-pères maternels I et II).

On voit donc que, du point de vue du diplôme et de la profession, la pente des trajectoires sociales intergénérationnelles de nos auteurs sont en ascension, mais que celle-ci n'est pas graduelle et linéaire car on peut y voir des phases de stabilité et pour la génération de nos auteurs des positions paradoxales. Pour rendre compte des enjeux de cette progression plus finement, nous allons observer de près les pentes sociales des trajectoires des patrilinéaires de nos auteurs de référence. Nous les considérerons à partir de l'ancêtre qui fut l'enracineur dans la cité lyonnaise jusqu'à nos auteurs.

L'arrière-grand-père de notre premier auteur est né en 1733. Il est le 14enfant d'un notaire lui-même fils de notaire dans le Rhône. Il ne fait pas d'études et part travailler dans une fabrique de chapeaux à Lyon. Quelques années plus tard, il s'associe avec son beau-père, chef de l'entreprise, puis avec son beau-frère et reprend celle-ci à son compte avec son fils 310 . La société prospère et permet d'acheter des biens immobiliers ; elle exporte. Mais, lors de la Révolution en 1793, ce bisaïeul, qui a alors 60 ans, entre au comité de surveillance d'une section comme commissaire pour prendre part à la résistance de la ville. Il sera arrêté puis guillotiné place de l'Hôtel de Ville. Ses biens seront confisqués, à l'exception du logement laissé à son épouse et à ses enfants. Son fils aîné, le grand-oncle de l'auteur, travaille à la restitution des biens familiaux et remonte avec ce qu'il en reste, la fabrique. Mais, en 1802, il s'en retire pour laisser la place à ses deux frères, dont un seul, le grand-père de l'auteur, finalement continue la tâche.

Celui-ci se lie en 1810 avec deux associés, dont l'un deviendra en 1812 son beau-père. Leur fortune en 3 ans devient considérable.A 45 ans, il abandonne la direction de la fabrique. Sans doute a-t-il vécu après de ses rentes. Son second fils, le père de l'auteur, a alors 9 ans. A 26 ans, il prend une maison de soierie, mais il n'y réussit pas très bien et achète un domaine dans la Loire, où il s'installe, tous ses goûts (étant) pour la vie à la campagne . Il eut une existence de gentilhomme campagnard”. L'auteur, son 5enfant, montera à Paris pour faire ses études supérieures et deviendra polytechnicien. Il entrera dans l'armée comme officier et ses idées politiques le pousseront à s'engager dans les affaires de l'Etat. Mais, sa carrière en pâtira : elle s'arrêtera au grade de colonel. Certains de ses enfants se sont établis à Paris, mais lui reviendra, à sa retraite, dans sa maison de famille près de Lyon.

On voit, ici, que seul l'auteur a effectué des études supérieures et son diplôme est au plus haut degré de la hiérarchie : polytechnicien. Ses ascendants antérieurs à Lyon sont déjà notaires sur deux générations, donc déjà des notables dans leur région d'origine. Ceux qui vécurent dans la ville font une rupture professionnelle et travaillent dans les affaires, les deux plus anciens trouvant alliances conjugales et professionnelles en même temps pour des affaires prospères et le père de l'auteur s'en préoccupant un temps, mais devenant rentier. Le plus ancien quitte aussi sa région d'origine. La fortune a été accumulée au fur et à mesure des générations. Il y a bien eu ascension sociale. Nous ne savons pas quel était l'état de la fortune au décès du père de l'auteur. Au vu des indices recensés, nous n'avons rien vu qui indique une descente sociale relativement au niveau de vie. Mais, que penser de la régression professionnelle de l'auteur ? Peut-elle avoir produit un sentiment de déclassement sur celui-ci ? Ce sentiment a-t-il pu favoriser ou provoquer l'écriture ?

L'histoire de l'ascension sociale de la lignée patrilinéaire de notre deuxième auteur n'est pas totalement lyonnaise. L'arrière-grand-père de celui-ci est né en 1733 dans un petit village d'Ardèche. Il exploite une propriété comme les trois générations qui le précèdent. Son fils, seul garçon, rompt avec le mode de vie de ses pères et part à Saint-Etienne pour monter une fabrique de rubans qui prospéra et dans laquelle rentra l'aîné de ses garçons (le frère du père de l'auteur). Son petit-fils, le père de l'auteur, quitte Saint-Etienne pour aller faire une licence de droit à Paris. A son retour, il achète une étude de notaire dans une petite ville, près de Lyon, qu'il ne quittera qu'à son vieil âge pour rejoindre son fils venu s'installer à Lyon pour y faire ses études.

L'auteur, le dernier de la famille, fait sa licence de droit à Lyon et y devient notaire, mais son étude eut des difficultés financières qui l'obligèrent à s'associer et à finir sa carrière comme clerc 311 . Dans cette lignée, auteur et père ont fait les mêmes études et eu la même profession. L'ascension sociale due à l'aisance financière se fait à la génération qui les précède. C'est aussi après une rupture de la continuité professionnelle et résidentielle que se fait l'ascension. Comme dans le cas précédent, l'auteur a un revers professionnel.

L'ascension sociale de la lignée de l'auteur de notre troisième récit commence avant son bisaïeul. Elle est réalisée par l'aspirant chirurgien, son aïeul au 5degré, qui migra à Lyon pour passer un concours. Celui-ci naquit en 1719 en Languedoc. Il était le fils et le petit-fils de bourgeois notables de village. Il réussit le concours lui permettant d'être reçu garçon puis maître chirurgien de l'Hôtel Dieu à Lyon et aura tous les bénéfices ayant trait à sa charge.

Son fils, né à Lyon en 1761 fera des études de droit, et deviendra procureur. Son petit-fils, né à Lyon en 1789, fait les mêmes études et devient, lui, avoué. Puis Pierre-Claude Elisabeth, dit Elisée, l'arrière-grand-père de l'auteur, toujours lyonnais, continue dans la même lignée, mais se lance dans une carrière d'avocat brillante : son chiffre d'affaires, qui est inscrit sur son carnet, indique une progression constante (p. 17). Puis 25 ans plus tard, après avoir été bâtonnier de l'ordre, il devient magistrat, mais des engagements politiques l'obligent à se retourner vers son premier choix (p. 16-30).

Le grand-père de l'auteur, lyonnais toujours, fera aussi sa licence de droit et deviendra avocat. Quant à son père, il quitte le destin robin de ses quatre ascendants précédents, pour faire une licence ès science-chimie et entrer dans les affaires : il monte une entreprise d'emballage, mais se retire vers l'âge de 55 ans sur ses terres, pour s'installer finalement dans la propriété qu'il avait achetée, dans l'Allier, vivant de ses rentes. L'auteur, son fils, entre dans l'entreprise de son père puis en achète une autre pour son compte. Mais, les difficultés de gestion l'obligent à prendre une retraite anticipée.

Ainsi, cet auteur est bien issu d'une ascension sociale de sa lignée patrilinéaire. Cette ascension commence à une génération plus ancienne que celle des précédents auteurs. Mais, si les capitaux s'accumulent progressivement, ils sont le fruit d'une acquisition lente. On remarque une stabilité du diplôme sur trois générations et deux ruptures dans le choix de ceux-ci, l'une avec l'ascendant enracineur et l'autre avec le père de l'auteur. Celui-ci devint rentier, le signe d'une aisance certaine. Là aussi, l'auteur s'est trouvé confronté à des difficultés d'ordre professionnel.

L'ascension sociale de la lignée de notre quatrième auteur commence avec l'ascendant qui installa la famille à Lyon. Celui-ci, le trisaïeul de l'auteur, naquit en 1779 dans un village de l'Ain. Son père était le fils d'un journalier et est devenu laboureur. Mais, il décède avant même la naissance de son fils.Cet ascendant fut boulanger et exerça cette profession au moins jusqu'à l'âge de 30 ans. Il devint par la suite minotier et négociant en grains et émigra à Bourg.Quand il a 50 ans, il a une situation aisée ; il est à Lyon et est alors qualifié de propriétaire rentier. Son seul fils resté vivant, François Félix, l'arrière-grand-père de notre auteur, naît en 1808 et quand il arriva avec son père dans la Cité, il était enfant ou très jeune homme. Il fut le premier de la lignée à faire des études supérieures : une licence de droit. Puis, il devint notaire à Lyon. Il reprit une étude qui lui assura de confortables revenus d'abord, puis participa à partir de 1855 aux transactions immobilières provoquées à Lyon par le percement de la rue Impériale , ce qui apporta à son étude, une activité exceptionnelle. Malgré la faillite de son beau-père, il constitua une fortune considérable. Il acheta de nombreux biens immobiliers dont une immense propriété qu'il utilisera pour ses rentes, mais aussi comme propriété de plaisance. Les enfants des auteurs de ce récit y ont leurs propriétés de famille aujourd'hui, ainsi que la fratrie de ceux-ci et de nombreux membres de la parentèle.

Le 4enfant, devenu fils aîné, fut aussi notaire et reprit les affaires de son père. Son propre fils (le père de l'auteur) témoigne dans ses mémoires des mondanités qu'il voyait se dérouler chez ses parents” et de leur grand train de vie. Il sera aussi notaire à Lyon. Suite au témoignage de sa fille, l'auteur, on apprend qu'il aura une mauvaise santé et il se voit obligé de prendre du repos souvent. Il en souffrira. On apprend que depuis l'enracineur, la fortune se divise, mais on ne sait pas pourquoi. Est-ce la cause de cette maladie ?

Sa fille aînée, l'auteur, donc, fit une licence d'anglais. Elle quitta Lyon pour Paris avec son époux et ses deux enfants en 1945, pour remplir les obligations du poste de son époux (ingénieur polytechnicien) : elle y prépara un diplôme de bibliothécaire puis mit en place un service de bibliothèque dans les hôpitaux parisiens qu'elle dirigea. Les deux auteurs reviendront, après, résider plusieurs années à Lyon, puis repartiront à Paris. Aujourd'hui, Ils vivent dans la capitale, mais maintenant que lui est définitivement à la retraite, ils passent les saisons d'été et vacances scolaires dans leur propriété de famille, à la lisière des propriétés de leurs enfants et parentèle dans l'Ain. Mais, ils s'inquiètent de voir la fortune se morceler avec le temps et avec elle les relations familiales.

Dans cette lignée, l'ascension sociale est l'objet même du récit et se remarque donc facilement. On y voit deux hommes responsables d'elle – deux hommes qui n'hésitèrent pas à quitter leur région d'origine et firent des affaires – un, le trisaïeul de l'auteur, dont on verra que l'épouse avait de l'ambition et savait éduquer leur fils et ce dernier qui fit des études et inaugura une lignée de notaires. L'aisance atteint ses limites supérieures avec le trisaïeul.

Dans la lignée patrilinéaire de l'auteur de notre cinquième récit, la fortune arrive avec la migration et l'installation du grand-père de l'auteur dans un bourg proche de son village (Ain). Il y monta un gros commerce en puisant aux ressources de sa famille restée au village et en vendant dans les grandes villes environnantes dont Lyon. Il y construisit une grosse maison puis une seconde. Ses fils et petits-fils furent médecins, tous deux spécialistes à Lyon. S'il y a bien une ascension sociale dans cette lignée avec une migration et une aisance financière, on ne perçoit pas de déclassement à cette génération. Est-ce parce que celui-ci n'a pas été perçu par nos informateurs ? Est-ce parce que l'auteur n'est pas, comme les précédents, le signataire d'un récit écrit, mais seulement d'un récit oral ou que l'enjeu est différent dans la mesure où Lyon n'est pas le centre de son récit ? A moins que l'on ne suppose qu'il soit touché personnellement par la perte d'un monde où la religion apportait la légitimité, dans la mesure où il a, lui-même, deux fils consacrés.

Dans l'histoire patrilinéaire de l'ascension de la famille de notre sixième auteur, c'est l'arrière-grand-père de l'auteur qui quitte le bourg (Drôme) dans lequel sa famille est notable depuis plusieurs générations. Il fait un apprentissage de passementier loin de chez lui et se retrouve plus tard à Lyon. Il s'engage dans plusieurs entreprises, mais n'y reste pas. Finalement, il revient dans l'une de celles-ci, de nombreuses années après. Il prend sa direction et la fait prospérer. Il investit dans d'autres affaires ce qui l'amène à une très forte aisance financière. Mais, il témoigne avec force de ses peurs permanentes de faire faillite et de ne plus pouvoir assumer les obligations de sa vie de famille. Son troisième fils (le grand-père de l'auteur) entra dans les affaires familiales pour lesquelles il passa plusieurs années en Egypte dans sa jeunesse, mais il semble qu'il n'y ait eu qu'une situation secondaire”. Le fils de celui-ci (le père de l'auteur, second des fils du précédent) s'intéressa à plusieurs affaires commerciales et industrielles dont l'une l'amène en Colombie, mais il eut une singulière malchance dans ses placements, étant trop bon et trop droit pour soupçonner dans certains cas, la malhonnêteté”. Il achète une propriété et semble avoir eu une vie de rentier. Rien ne nous dit que grand-père et père aient fait des études. L'auteur, lui, le dernier de 10 enfants (arrivés à l'âge adulte) fait des études de lettres classiques et devient professeur en établissement privé. Il se trouve en poste à Tours quand il écrit l'histoire généalogique de sa famille. Il est très touché par le contexte sociologique de son époque (son récit est publié en 1971) qui l'interroge sur son appartenance bourgeoise.

Ainsi, dans cette famille, l'ascension est l'œuvre d'un homme qui, ayant quitté son bourg et investi dans le risque et la souffrance, laisse des profits aux deux générations suivantes. Les vies professionnelles de celles-ci sont qualifiées par l'auteur comme secondaire pour l'une et malchanceuse pour l'autre, mais elles n'ont pas empêché une vie aisée. On constate une stabilité sociale plus qu'une ascension sociale. On ne perçoit de déclassement que dans le sentiment qui a touché l'auteur d'être soupçonné à cause de sa filiation bourgeoise, lui un enseignant de l'époque des années 1960-70.

Conclusion

Nous pouvons constater avec l'analyse des pentes sociales des lignées patrilinéaires de notre corpus de référence que, du point de vue du diplôme, les auteurs de sexe masculin sont majoritairement sur une trajectoire sociale ascendante par rapport à leur père. Trois sont sur une trajectoire stable. Ils sont tous au niveau de diplôme le plus élevé de leur lignée.

La comparaison du niveau de leurs activités professionnelles avec celui de leurs pères montre un paradoxe. En effet, l'examen de leurs parcours professionnels indique que les premiers n'appartiennent plus au monde des affaires. Ils sont à leur génération plutôt des hauts fonctionnaires, des cadres supérieurs et des professions libérales et intellectuelles. Leur niveau de vie est devenu dépendant de rémunérations salariales. Aucun ne semble avoir vécu une grande aisance financière, quoiqu'il n'y ait pas été fait allusion directement dans les récits ou dans l'enquête. Du point de vue économique, les auteurs sont sur une pente descendante, même si leurs revenus restent encore très importants pour certains. Les pères des auteurs sont quasiment tous stables socialement relativement à leurs propres pères ; l'ascension sociale est achevée avec eux. Cette pente est en partie le reflet de la conjoncture économique de l'époque des auteurs du XXsiècle qui se trouvent en plus grand nombre dans notre échantillon, mais le contexte ne suffit pas à l'expliquer, car les autres auteurs qui ont vécu au siècle précédent ont subi aussi cette descente.

Nous n'avons pas pu ni voulu apporter les preuves financières de ces vues 312 . Nous avons par contre fait valoir avec les points de vue apportés par les auteurs eux-mêmes ou par leurs descendants que les premiers s'étaient trouvés en position de perdre des avantages acquis : pour notre corpus de référence, nous avons vu que c'était la carrière militaire pour notre premier auteur, une régression dans sa carrière de notaire suite à des problèmes financiers pour le second, une retraite fortement anticipée pour le troisième qui a dû avoir recours alors au soutien de son père, le morcellement de la fortune pour le quatrième, la perte d'un monde où la religion apportait la légitimité pour le cinquième et le soupçon sur son appartenance à la bourgeoisie pour le sixième.

Qu'en est-il pour les autres auteurs ? Nous pouvons situer cette perte d'avantages acquis pour tous. En effet, prenons l'exemple de l'un qui a vu sa carrière à l'Université catholique empêchée d'aboutir comme il l'entendait, à cause de la préférence donnée à un autre professeur qui était plus en vue aux yeux de la direction. Remarquons un autre qui estime que ses fils, à l'heure où il écrit, n'honore pas le nom de famille, ni par leurs professions, ni par leurs alliances.

Ces avantages perdus sont-ils à proprement parlé des déclassements ou des décalages, au sens où en parle Isabelle Bertaux-Wiame ? Nous aurions pu répondre si nous avions pu comparer la position des auteurs avec celles de leurs frères et de leurs cousins, et avec celles de leur descendance, car nous les aurions évalués en rapport à des enjeux internes à la famille. Mais, l'étude était trop complexe à cause du trop grand nombre de variables que nous savions ne pas pouvoir maîtriser, pour l'engager sur un si petit nombre de familles 313 . Il nous fallait pouvoir évaluer la résultante, pour chaque membre des fratries et chaque cousin, des interactions entre niveaux d'étude, niveaux de vie, catégories socioprofessionnelles, origines sociales des deux parents pour les cousins, etc. et la comparer à celle de nos auteurs. Certains auteurs n'ayant pas de fratrie, nous n'avons pas pensé pertinente une telle analyse. Ayant constaté aussi que le rapport à la parentèle n'était pas un enjeu stratégique essentiel pour eux, nous avons conclu que le déclassement, si on pouvait le définir ainsi, se posait d'abord relativement à la filiation patrilinéaire.

Tous nos auteurs ont-ils ressenti ce déclassement comme inquiétant ? Rien ne nous le dit, car très peu se sont exprimés sur ce point ; en tout cas, aucun ne l'a évoqué dans son récit. Aussi, plutôt que de parler d'un sentiment de déclassement, nous nous demandons si le terme approprié ne serait pas plutôt un sentiment d'impuissance. En effet, nous, nous avons constaté un déclassement et eux ont parlé d'une impuissance ressentie face à des événements qui se sont imposés à eux sans qu'ils aient pu empêcher leurs conséquences néfastes sur leur vie et sur celle de leur famille ou descendance, et qui leur ont fait perdre des avantages acquis. Quoi qu'il en soit, il faut avoir été touché par de tels sentiments et en conséquence par des événements qui les ont provoqués, pour être un auteur. Les récits généalogiques ont-ils la visée de réagir à ceux-ci ? Aident-ils à un recalage, à un reclassement ou à une remontée sociale ou au moins à un retour à la stabilité à long terme des auteurs ou de leur descendance ? S'ils n'avaient pas été écrits, celle-ci aurait-elle eu un moins bon sort ? Ni Isabelle Bertaux-Wiame ni d'autres chercheurs ne répondent à cette question. Nous ne l'avons pas vérifié systématiquement, mais au moins à travers la connaissance des niveaux d'études et des carrières des enfants et petits-enfants des auteurs, on ne voit pas de descente sociale globale après la génération de nos auteurs. Les récits généalogiques ont pu avoir leurs effets !

La responsabilité de l'ascension sociale est toujours clairement remise à un ascendant défini dans l'histoire familiale. On est sans hésitation sur son identification : il s'agit de l'ancêtre enracineur, comme l'appelle André Burguière. Cet ascendant a un profil qui montre un homme ayant quitté son village ou son bourg d'origine pour se rendre à Lyon et y entamer une vie qui rompt définitivement avec celle de ses propres ascendants. Il est toujours dépeint comme un homme en rupture de la continuité socioprofessionnelle de sa lignée et ayant accompli de hauts faits en rapport à son contexte sociohistorique, qui le distinguent de tout autre membre de la famille. Ainsi, faut-il avoir eu un ascendant frappé du statut d'exception et méritant pour instruire le procès généalogique de sa famille. Cet ancêtre n'est pas ordonné à un rang dont le degré d'écart avec l'auteur est récurrent. Etre auteur est alors indépendant de la position généalogique que l'on a dans les générations relativement à l'ancêtre enracineur. Nous reviendrons sur ces points plus avant.

Si l'on observe les niveaux d'étude des générations entre l'ancêtre enracineur et le père de l'auteur, on s'aperçoit que l'ascension se fait progressivement par l'ascension des diplômes, mais que chaque ascendant ne gravit pas un échelon à chaque génération : dans toutes les lignées, il y a au moins sur deux ou trois générations reproduction du diplôme, mais jamais de régression. Les ancêtres enracineurs n'ont majoritairement pas de diplôme supérieur (7/11 314 ). Pour les professions, on remarque que presque toutes les ascensions, à partir d'eux, ont commencé dans les affaires (8/11).

Du point de vue des professions des ascendants à partir de l'ancêtre enracineur, il en est de même. Elles gravissent l'échelle avec les affaires ou avec la robe plus discrètement, mais une à trois générations après sont stables. L'aisance financière d'emblée est à son maximum à la génération des ancêtres enracineurs pour les ascensions nées des affaires, soit la très grande majorité de nos cas. Elle est, après, le fruit du profit réinvesti des générations précédentes : profits dont nos informateurs et auteurs nous montrent qu'ils peuvent apporter de nouveaux acquis, mais aussi des fragilités intrinsèques. L'ascension sociale est donc surtout repérable dans l'augmentation des diplômes et plus dans la consolidation du patrimoine économique que dans son accroissement continu. Pour la variable de l'intégration dans la cité, elle vient renforcer la position professionnelle proportionnellement à l'ancienneté des ascendants et de leurs alliés.

Concernant les ascendants en lignées maternelles, nous avons constaté que les niveaux d'études et les professions ne différaient pas de façon significative par rapport à ceux des patrilinéaires. Mais, nous avons remarqué aussi que l'exposé de l'histoire et de la généalogie des maternels ne se faisait jamais en soulignant une ascension sociale. La question, pour les auteurs, n'est pas dans ce point de vue sur elles. Elle porte plutôt sur leurs conditions supérieures et plus particulièrement sur leur appartenance à la noblesse. Ainsi, l'auteur de récit généalogique a une filiation dont la lignée patrilinéaire a été en ascension sociale d'abord, puis stable à partir de son père, avec un ancêtre enracineur ayant apporté l'honneur et la richesse à sa postérité et une ou plusieurs lignées maternelles étant d'une condition bourgeoise supérieure ou noble.

Notes
308.

. Dans la mesure où une logique transcende nettement les rapports aux études et professions des acteurs pour toutes les générations, nous avons pris en compte pour chacun de ceux-ci les données sans faire cas de la variable temps. En effet, on pouvait penser que les auteurs et leurs ascendants nés les plus récemment avaient plus de chance de faire des études étant donné l'évolution continue de l'accès aux études de ces 100 dernières années. Mais, cette variable n'était justement pas pertinente pour la population que nous analysions. La pertinence se trouve dans le degré d'ancienneté des générations.

309.

. Elle est l'épouse en première noce d'un médecin ; celui-ci décède et lorsque la Révolution arrive, le Comité révolutionnaire l'oblige à rouvrir un atelier de nitroglycérine. Rappelons que l'épouse du 4e auteur ne travaille pas mais a monté bénévolement, dès après guerre, un service de bibliothèque pour les hôpitaux parisiens et en est devenue la directrice.

310.

. L'auteur du récit explique que sans doute l'industrie de la chapellerie dans laquelle son arrière-grand-père est entré devait être celle de son beau-père, et que celui-ci a donc épousé la fille de ce dernier. Celle-ci avait 17 ans, alors que lui en avait 32. En effet, dit-il, “Jacques Delérable, au moment de son mariage, habitait la même rue que Benoît Carme et peut-être la même maison”.

311.

. Cette information ne se trouve pas dans le récit généalogique. C'est un petit-fils qui nous l'apprend lors de l'enquête. En effet, celui-ci eut des revers dans sa profession, tels qu'il dut rembourser ses clients, vendre son étude et revenir à la profession de clerc : “à partir de là, il n'a plus été le même homme”, continue-t-il.

312.

. Nous avions des documents permettant de montrer les niveaux financiers de certains membres des familles mais nous n'avions pas d'informations suffisantes pour établir une comparaison systématique. De plus, l'essentiel, au vu de la pertinence de notre sujet, était plus le sentiment qu'avaient nos auteurs et informateurs que la réalité évaluée par la preuve empirique.

313.

. Nous aurions pu appliquer des indices calculés selon la méthode utilisée par Maurizio Gribaudi (1987) pour son étude sur l'immigration des ouvriers à Turin, mais le nombre de familles était trop restreint pour nous lancer dans une méthode aussi lourde. D'autre part, l'objet n'était pas central, car nous avions déjà la preuve d'un sentiment de déclassement, à partir de l'analyse des rapports entre générations ; pour autant, une telle recherche serait sûrement pertinente.

314.

. Nous avons compté comme diplôme supérieur le diplôme de maître chirurgien de l'ancêtre fondateur de notre troisième auteur, délivré en 1751 après concours.