1 – 2.4. Des fils (filles) de mères de condition supérieure aux pères

Etant donné le profil généalogique que nous commençons à voir se dessiner pour identifier nos auteurs, il nous reste à examiner les alliances des parents de nos auteurs. Jusqu'où et en quoi la condition supérieure de maternels était-elle un facteur pertinent pour voir naître une conscience généalogique ? On voyait très clairement des alliances hétérogames chez les ancêtres enracineurs. Mais, l'écart entre leur génération et celle des auteurs ne nous permettait pas d'imaginer une influence. En revanche, nous nous sommes posée la question pour leurs parents. Etaient-ils dans la même configuration ? En effet, nous voulions comprendre si la différence entre les modes de vie sociale de la lignée patrilinéaire de nos auteurs et ceux de leur lignée maternelle pouvait porter avec elle des enjeux d'incompatibilités qui les amenaient à se forger une telle conscience. Par exemple, on pouvait penser qu'ils devaient être soumis à des enjeux de loyauté s'ils souhaitaient entrer dans la continuité de leurs deux lignées. Pour répondre à nos interrogations, il nous fallait étudier les effets de la négociation que leurs parents avaient engagée, concernant la transmission de leurs mémoires familiales 315 .

Examinons les alliances des pères de nos auteurs. Nous allons voir, en effet, que tous les pères, dans notre corpus de référence, ont épousé des femmes appartenant par leurs lignées paternelles ou/et maternelles à une catégorie sociale supérieure, dont 4 sur les 6 à la noblesse 316 . Situons chacune de leurs alliances.

Le premier auteur donne très peu d'informations sur le mariage de son père. Celui-ci épousa la fille d'un greffier au Tribunal de commerce de Lyon, appartenant à la noblesse, qui, dira-t-il, était en même temps un fin lettré, nourri aux sources les plus pures de l'antiquité classique, et un archéologue distingué .

‘“Au début de 1852 il épousa Gabrielle d'Arras, née en février 1830, fille de M. d'Arras, greffier au Tribunal de Commerce de Lyon, qui était en même temps un fin lettré, nourri aux sources les plus pures de l'antiquité classique, et un archéologue distingué.
Peu de temps après son mariage, Pierre Delérable acheta de la famille Ducoing la propriété de Mareuil, où il vint se fixer. C'est là qu'il éleva sa nombreuse famille dont on trouvera le détail et la descendance dans un tableau généalogique annexé.
Un deuil cruel vint troubler une existence qui jusque-là s'était écoulée sans nuages. Le 14 décembre 1875, sa femme mourait prématurément : mère de famille admirable, de qui on peut vraiment dire qu'elle possédait toutes les qualités de la femme forte de l'Ecriture.” (P. 17).’

L'auteur ne fera aucune autre allusion à sa mère dans son récit. Mais, il a choisi le nom de celle-ci pour l'associer à celui de son père dans le titre de son recueil et pour être l'éponyme de sa descendance.

Pour le père de l'auteur du deuxième récit, son mariage fut contracté avec une famille de la noblesse, aussi. Celle-ci résidait à Lyon, mais avait aussi plusieurs propriétés.

‘“En octobre 1850, il épousa Fleury-Joséphine Cécile Conavis, dont les parents habitaient à Lyon, rue des Marronniers n° 6, et avaient une propriété à Grigny où ils allaient de courant mai à fin août, et une autre à Frontenas, où ils passaient les mois de septembre et octobre pour les vendanges.
La propriété de Grigny qui appartenait à Grand-Mère Conavis était exclusivement d'agrément ; celle de Frontenas qui appartenait à Grand père était en partie d'agrément et en partie de rapport. Elle comprenait notamment quatre vigneronnages et des prés plus la maison de maître et un jardin.
Le mariage avait été projeté entre l'Aumônier de l'hôpital de Belleville, ami de mon Père, et le Curé de Bagnols, ami de la famille Conavis ; les premières entrevues eurent lieu sur l'initiative de ces deux amis.
Ma mère ne s'est jamais bien remise de ses couches après ma naissance : elle restait étendue sur une chaise longue une grande partie de la journée ; mais elle ne sortait ni ne descendait au jardin (…).
Elle ne laissait rien transparaître de ses souffrances physiques ou morales.” (P. 17). ’

C'est la consultation d'un cahier manuscrit chez un petit-fils de l'auteur, sur lequel étaient dessinées les armoiries de la famille maternelle, qui nous a amenée à enquêter plus profondément sur l'histoire familiale de celle-ci et à nous entendre confirmer que celle-ci avait bien été anoblie : sa filiation est mise en annexe et le père de l'auteur s'y trouve aux côtés de son épouse. Nous en verrons le sens plus avant. L'auteur parlera plus loin de sa mère, mais c'est pour faire part de sa mort tragique à 43 ans, en même temps que celle de deux de ses sœurs encore enfants, à la suite d'une épidémie de typhoïde ; l'auteur avait alors 9 ans.

Dans notre troisième récit, il n'est porté aucune mention sur les parents de l'auteur, les propos relatés sur la famille s'arrêtant au grand-père de celui-ci. Son père est désigné une seule fois en fin d'une généalogie paternelle. Sa mère a son ascendance en dernière page (juste avant les annexes). Elle appartient à une famille d'aristocratie savoyarde. Le lecteur finit sa lecture du récit sur elle.

Pour l'alliance du père de notre quatrième auteur ou plutôt de son épouse, le récit n'en dit rien, l'histoire généalogique des parents et grands-parents de celle-ci n'y étant pas contée. Mais, notre enquête nous a amenée à prendre connaissance de sa filiation maternelle : cependant, nous avons eu du mal à nous assurer de la supériorité de sa condition sociale. L'auteur est la petite fille d'un médecin chef de clinique lyonnais de réputation et professeur à la faculté de médecine, et arrière-petite-fille du côté paternel d'un marchand de soie à Lyon et du côté maternel d'un grand industriel français du nord dont l'entreprise est une multinationale aujourd'hui.

Comme pour la famille précédente, il n'est pas question de l'alliance des parents de l'auteur de notre cinquième récit dans celui-ci. Nous avons, par contre, pu consulter des documents concernant cette famille maternelle dans les archives privées de celle-ci et repris des informations dans un autre de nos récits. La lignée patronymique s'est établie à Lyon deux générations avant celle de la mère de l'auteur, soit une famille intégrée géographiquement dans la ville depuis beaucoup plus longtemps que la lignée patrilinéaire de l'auteur. La mère de l'auteur est la dernière de 8 enfants, son père ayant lui-même 8 frères et sœurs et son grand-père, 19, une famille dont le patronyme, localement, est bien connu. On apprend par le premier récit de notre corpus de référence dans lequel une alliance a eu lieu avec un membre de cette famille que le père de ce grand-père était maître boulanger à Lyon puis rentier.

‘“(…) d'une très grande intelligence et possédant un véritable génie des affaires (et avoir) amené le commerce à un haut degré de prospérité. (Il) laissait en mourant une fortune considérable, près de 700 000 francs, fortune entièrement acquise par son travail.” (P. 66). ’

Ainsi, cette famille alliée jouit déjà d'une notoriété certaine quand le père de l'auteur demande sa main. Mais, il ne faut pas oublier que celui-ci est aussi déjà un médecin gynécologue de grande réputation, certes non né à Lyon, mais connaissant déjà un réseau, son père s'y étant rendu très souvent pour les besoins de ses affaires (dans l'Ain) 317 .

Le père de l'auteur de notre sixième récit, s'allie avec une famille appartenant à la noblesse : une famille possédant des propriétés dans lesquelles elle accueillait largement. L'auteur se souvient des moments exceptionnels qu'il vécut à l'époque où il s'y retrouvait avec ses cousins.

‘“Il se maria peu après la mort de sa mère, en 1885 (comme d'ailleurs son frère Louis et sa sœur Marguerite), épousant sa nièce à la mode de Bretagne, Jeanne Delmas de la Bossardière.
Le ménage habita d'abord à Lyon Saint-Just, puis au 2 avenue Vailloud, dans une grande maison qui domine la Saône, enfin en 1907 à Champvert, propriété de Laurent Dugas. Vers 1886 ou 1887, Melchior Guilbert acheta dans le sud du Morvan la propriété de Pierrefitte (…).
Vers le même temps, son beau-père Delmas avait acheté la propriété de Concley, à deux ou trois kilomètres de là : les terres se touchaient, les contacts étaient journaliers (…). La famille passait là la plus grande partie de l'année (…). C'était la belle époque. Sans luxe ni ostentation, bien sûr, mais la vie était large, les fêtes familiales ou amicales nombreuses : pique-niques pittoresques à la manière d'autrefois, où les victuailles étaient apportées par un break, ou même quelquefois en char à bœufs. On faisait la cuisine en plein air, et le boute-en-train était l'aîné (…). Laurent Delmas et sa fille Jeanne Guilbert étaient les plus gais et les plus vivants, Madame Delmas et Melchior Guilbert plus réservés.” (Notice 13).’

On voit bien, avec cette description, le milieu qu'est la famille maternelle de l'auteur et l'on peut retenir que son dernier énoncé est une métonymie expressive de l'enjeu concernant l'hétérogamie : Laurent Delmas et sa fille Jeanne Guilbert (le grand-père maternel et la mère de l'auteur) étaient les plus gais et les plus vivants, Madame Delmas et Melchior Guilbert (la grand-mère maternelle et le père de l'auteur, tous deux issus d'une filiation bourgeoise) plus réservés  !

Qu'en est-il des alliances des autres auteurs de notre corpus ? Aux 4 qui ont été contractées avec des familles de la noblesse, il faut en ajouter 4 et aux 2 autres contractées avec des familles bourgeoises de condition supérieure, 2. Ajoutons les exemples de deux cas. Nous empruntons le premier à la catégorie des auteurs s'étant alliés avec une femme appartenant à la noblesse, mais cette fois à une noblesse par la branche maternelle.

On est en 1897, le père de l'auteur épouse la fille d'une lignée de fabricants joailliers lyonnais et entre dans l'entreprise en qualité d'associé. Comme le dit son fils dans son récit : le contrat habituel de mariage se double d'un contrat de société qui accorde au gendre droit de cité dans la maison Brabant . Ce mariage lui apporte la sécurité pour son ménage, mais devient une cage murée pour lui. Il vivra au côté de son travail une vie intellectuelle, littéraire et artistique très animée, reprenant une thèse, éditant des poèmes, peignant, etc.

‘“Les choses (…) vont aller vite. Elles se passent par l'entremise de Francisque et d'Amélie Chollet pour sa part, et pour l'autre partie, de M. et de Mme Facier. Mme Facier est la belle-sœur de M. Léon Molinat, associé d'Emmanuel Brabant, le futur beau-père. Y assistent outre les intéressés et leurs hôtes, Francisque et Amélie Chollet, Emmanuel Brabant accompagné de son fils Auguste, jeune étudiant en droit, et M. Joannès Vatoux, frère de Mme Facier.”’

Plus loin, l'auteur indique :

‘“Le contrat habituel de mariage se double d'un contrat de société entre Emmanuel Brabant et son gendre, qui accorde à ce dernier droit de cité dans la maison Brabant, en remplacement de M. Léon Molinat, jusqu'ici associé, et qui s'en retire pour raison d'âge. L'établissement prendra désormais la dénomination de : Maison C. Vatoux-Brabant et Tédor, Fabricants Joailliers-Orfèvres.
Bien que mal dans sa peau dans cette 'cage murée qu'est un magasin', selon sa propre expression, le bénéficiaire du contrat reconnaîtra par la suite que son beau-père lui avait fait une position pécuniaire enviable, en lui assurant le moyen d'élever une nombreuse famille, puisqu'il naîtra du mariage huit enfants.” (P. 99).’

La lignée maternelle de son épouse appartient à une famille noble de verriers. Sa parentèle compte des membres de la société intellectuelle parisienne reconnus. Le grand-père est réputé au niveau national pour ses vitraux (2 rosaces de la cathédrale de Chartres, des vitraux de l'église de Belém, un vitrail du bateau le Normandie , etc.). La lignée patrilinéaire compte des orfèvres sur trois générations et est bien implantée à Lyon. Le père de l'auteur, lui-même, était orphelin et sans fortune personnelle. Il était le fils du premier enracineur venu à Lyon de la Drôme et est devenu professeur puis directeur de l'Ecole vétérinaire de Lyon. Il avait fait une licence de droit, puis s'était inscrit au barreau de Lyon pour devenir avocat, mais dit l'auteur, il n'y exerça pas car il manqua de relations :Il entra dans la banque et y améliora sa position, ce qui lui permit enfin de s'établir en ménage. L'auteur reconnaît que son père entra dans un monde mieux nanti qui allait élargir ses horizons et lui donner une position devenue enviable. Mais, de conclure ainsi son chapitre sur le mariage de ses parents : A l'évidence, mon père n'était pas fait pour le commerce, celui-ci fut-il rehaussé d'un éclat de vaisselle plate et de pierres précieuses ! (P. 124).

Pour le second exemple d'une alliance de notre corpus, nous l'avons choisi de condition bourgeoise supérieure. Dans le récit lui-même, lorsque l'auteur mentionne le mariage de ses parents, il formule d'emblée des réserves explicites. Son père est le 10enfant d'un marchand marinier venu de Givors (Rhône) très aisé, s'installer à Lyon. Il poursuit dans les affaires, mais sa santé fragile l'amène à vivre comme rentier. Voici en quels termes l'auteur parle du mariage de son père ; on est en 1843 :

‘“Mon oncle et ma tante Thomas demeuraient alors quai de la Feuillée n° 81 (actuellement 61, quai Saint-Vincent) au premier étage de la maison Chomel. La propriétaire Madame Cortet, née Chomel, occupait elle-même le deuxième étage avec sa famille. Cette circonstance devait amener le mariage de mon père avec Mademoiselle Marthe-Catherine-Coralie Cortet. Les négociations, entamées à la fin de janvier 1843 furent conduites avec une rapidité que je ne saurais approuver. Le contrat fut passé le 15 février 1843, devant Maître N (…).” (P. 25, lettre de 1879).’

Le père de l'auteur avait donc épousé une femme de riche bourgeoisie lyonnaise. Celle-ci était la fille d'un marchand de soie lyonnais devenu rentier et la petite-fille d'un négociant en coton et denrées coloniales venu d'un village de la Loire s'installer à Lyon. Ce dernier avait fait alliance avec une famille établie à Lyon depuis à peu près un siècle (et qui) y avait amassé dans le commerce et la banque, une fortune considérable (…). (P. 26, lettre de 1879).

L'auteur fait part du contrat de mariage de ses parents et le commente à l'adresse de ses enfants avec sévérité laissant voir les enjeux du mariage hétérogame que fut celui-ci.

‘“Le régime adopté est le régime exclusif de la communauté. Ma mère se constitue personnellement un capital de 12 000 F. Elle reçoit de ses parents, comme avancement d'hoirie, un trousseau estimé 6 000 F. et une somme de 80 000 F. en espèces ; enfin sa cousine Mademoiselle Marthe Moris, nièce de Madame Jean-Marie Chomel, née Valin et alors âgée d'une soixantaine d'années lui donne 10 000 F. en stipulant une rente annuelle viagère de 500 F. La dot était donc de 108 000 F. abstraction faite de cette dernière charge temporaire. Mon père, pour le cas de prédécès, assurait à ma mère par voie de donation :
1) une rente viagère annuelle de 10 000 F. ;
2) la pleine propriété du mobilier qui garnissait le domicile commun.
Qu'il me soit permis maintenant pour l'instruction de mes fils et avec tout le respect que je dois à mon père, de ne point approuver ce contrat dans son entier. Le régime exclusif de communauté eut ici le tort de ne point associer la mère aux économies ou aux bénéfices éventuels du ménage, et les donations ou constitutions de rente par lesquelles très souvent on pense racheter ce défaut, présentent elles-mêmes un double inconvénient ; d'une part, celui d'être fixé irrévocablement et sans relations constantes avec les variations possibles du patrimoine ; d'autre part, celui d'être imputable sur la quotité disponible et de l'entamer plus ou moins gravement, avant même que le père de famille ait pu se demander s'il ne devait point puiser dans ses pouvoirs testamentaires le moyen de fortifier une autorité paternelle déjà trop désarmée par nos lois.” (P. 27).’

Ainsi tous les pères épousent des femmes de condition sociale supérieure, dont 7 sur les 11 sont de condition noble.

Conclusion

Au vu de la récurrence de ces alliances hétérogames, nous retiendrons comme un facteur pertinent que l'écriture généalogique bourgeoise est l'œuvre de fils ou filles ayant une filiation dans laquelle le père est bourgeois et la mère de condition supérieure bourgeoise ou appartenant à la noblesse. Quel sens donner à ce rapport entre écriture généalogique et alliance hétérogame ? Nous faisons l'hypothèse, comme le suggère Maurice Halbwachs, que les pères ayant pénétré dans une sphère sociale plus élevée, ont pu oublier leur famille d'origine et se sont identifiés étroitement avec le groupe domestique dont l'accès leur a ouvert un monde plus considéré 318 . Les fils ont pu alors chercher à compenser cet oubli et cette identification en remettant la mémoire patrilinéaire en scène et en la restaurant par la mise en valeur de ses membres. Venus après une telle configuration familiale, les auteurs ont pu se trouver consciemment ou inconsciemment plus sensibles à l'enjeu d'appropriation symbolique des enfants pour la continuité des traditions familiales, et donc s'investir dans la transmission 319 .

Au vu de leur position sociale et de leur profession, les parents de nos auteurs ont chacun une mémoire familiale de type statutaire, selon les catégories de Josette Coenen-Huther. Dans un tel cas, on sait par les travaux de celle-ci que leurs deux mémoires ne peuvent pas coexister dans l'héritage symbolique de leurs enfants, que leurs porteurs soient homogames ou légèrement hétérogames, et ce d'autant plus lorsqu'ils appartiennent à une élite. En effet, une élite ne s'accommode pas volontiers de se voir concurrencée ou rabaissée, ne serait-ce que d'un échelon, par des familles moins prestigieuses qu'elle ; seul le mieux-né des conjoints a droit à une mémoire statutaire et en conséquence à une mémoire de continuité. En conséquence, l'autre conjoint adopte, sauf exception, une attitude de discontinuité par rapport à sa propre famille 320 .

Dans le cas des parents de nos auteurs, on doit donc trouver des pères qui ont étouffé leur mémoire de continuité – c'est-à-dire une mémoire indiquant qu'ils faisaient partie d'une chaîne et qu'ils désiraient la voir se perpétuer – au profit des mieux-nées qu'étaient leurs épouses. Ce facteur vient s'accumuler aux précédents pour insister sur la problématique de l'effacement de la mémoire patrilinéaire.

Dans le corpus que Josette Coenen-Huther analyse, la mémoire statutaire est le plus souvent le fait de l'homme 321 . Ce sont des épouses qui s'élèvent par leur mariage et mettent leurs racines entre parenthèses pour s'approprier la culture de la famille dans laquelle elles entrent. Dans un tel dispositif, les hommes peuvent compenser l'esprit de famille plus marqué de leur épouse par leur avantage au plan de leur origine sociale 322 . Dans le cas des parents de nos auteurs, il n'y a pas de tels jeux de compensation. Etant la mieux-née , la femme est la pourvoyeuse de la mémoire statutaire de ses enfants et ce fait redouble la tendance naturelle de toute transmission spontanée de mémoire familiale. Etant donné ces faits et lois, nos auteurs ont hérité de la mémoire de leur branche maternelle. S'ils ont écrit l'histoire de leur lignée paternelle, c'est pour compenser la rupture de continuité de la mémoire de leur père et pourvoir leur famille paternelle d'une mémoire de continuité.

Mais, on peut se demander comment les auteurs ont pu aller à l'encontre de cet oubli, car leur mémoire aurait dû donner la priorité à leurs maternels. Comment et quand leur est venu le souhait de compenser la posture de leurs pères ? La modalité de leur alliance modifie-t-elle leur rapport à la mémoire de leur passé ? Leur arrivée à l'âge canonique amoindrit-elle l'impact de la différence sociale de leurs parents pour une perspective se tournant vers leurs propres enfants ? Il fallait un déclencheur qui les ait conduits à se tourner vers leurs paternels, à un moment donné de leur histoire. Et ce déclencheur devait se comprendre en rapport à ce contexte d'hétérogamie parentale.

Tous les frères et sœurs de nos auteurs se trouvaient dans la même position relativement à leurs parents et pouvaient comme eux écrire, du moins plutôt parmi les cadets, ce qui n'a pas été le cas. Alors quels enjeux ou quelles sollicitations particulièrement fortes ont poussé nos auteurs, plus spécifiquement ? Est-ce leur sentiment d'impuissance concernant leur propre trajectoire sociale qui a pu vibrer à l'impression d'effacement touchant leur père, ce qui a provoqué un sentiment de loyauté envers ce dernier ? Ou bien, ce sentiment les a-t-il engagés à chercher une légitimation de leur position déstabilisée, par l'intermédiaire de leur lignée patrilinéaire ? Nous continuerons le débat plus avant.

Avant de clore ce chapitre, nous devons ajouter, pour montrer la complexité des enjeux, que si les auteurs sont les fils ou filles de pères étant montés socialement par leurs alliances, ils sont aussi les fils ou filles de mères descendues socialement par ces mêmes alliances. Ils (elles) se trouvent donc dans une configuration qui les fait monter socialement d'un côté et les fait descendre de l'autre.

Dans ce jeu de négociation, chaque branche tente donc de se faire une place dans la mémoire familiale. Une fois écrite, son souvenir pourra aller bien au-delà de la mémoire spontanée de leurs descendants. Aussi, comme le dit l'un de nos informateurs dans notre enquête :

‘“Quand une branche fait un livre, on se penche sur celle-ci et on oublie l'autre. Il y a toujours un dominant et un dominé. Comme pour ma belle-mère : les Seguin, on a tout ce qu'il faut sur eux, mais pas sur l'autre lignée”.’
Notes
315.

. Mais aussi, on pouvait penser que les auteurs eux-mêmes avaient fait des alliances spécifiques, car il avait bien dû y avoir chez eux aussi une négociation de leur mémoire avec leurs épouses, pour qu'ils aient transmis la leur. Il nous a été difficile d'en juger, n'ayant pas anticipé sur une telle hypothèse et donc n'ayant pas retenu d'indicateurs à proposer pour évaluer leurs alliances. La question méritait d'être examinée. Nous ne ferons que la poser. Dans tous les cas, avec les seuls éléments que nous pouvions réunir, nous avons supposé fortement que les alliances étaient soit une homogamie, soit une hétérogamie ascendante, mais avec la même configuration que celle des parents, du moins pour les auteurs de sexe masculin. La transmission de leur mémoire, si elle pouvait rencontrer une rivalité, pouvait donc l'emporter dans le cas d'un fort désir. Dans tous les cas, nous n'avons pas repéré d'alliance pouvant laisser penser à une condition inférieure des conjoints.

316.

. Dans les critères d'estimation des bourgeoisies catholiques anciennes, la noblesse reste une condition supérieure à la bourgeoisie. L'estimation de la supériorité de la condition d'une lignée bourgeoise sur une autre a été mesurée sur des échelles d'influences en cours dans le milieu bourgeois : nous avons considéré l'aisance financière des parents par le contrat de mariage ; l'ancienneté dans la cité par le multi-établissement des ascendants à Lyon ; la notoriété par la participation aux activités sociales et politiques, et par la présence du nom de famille dans le Tout Lyon ; la noblesse des alliés ; la supériorité des professions des ascendants, etc. Au moins trois critères devaient pouvoir être présents.

317.

. Nous avons consulté un opuscule édité à l'occasion des noces d'or de ce grand-père. Les discours tenus à ces noces et les commentaires montrent une famille de grande bourgeoisie catholique faisant partie de la notabilité lyonnaise et aisée.

318.

. HALBWACHS Maurice (1925), opus cit., p. 170.

319.

. BERTAUX Daniel et BERTAUX-WIAME Isabelle (1988), Life stories, p. 21. Les auteurs précisent que “si un mariage consacre formellement l'union de deux familles, il est courant (et inscrit dans la situation) que ces deux familles soient dans un rapport de rivalité sourde dont l'enjeu réel est, dans le long terme, l'appropriation symbolique des enfants”.

320.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), opus cit., p. 235-236.

321.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), ibid., p. 236.

322.

. COENEN-HUTHER Josette (1994), ibid., p. 237-238. Les guillemets du terme de culture sont dans le texte de l'auteur.