1 – 3.1. Des acteurs tournés vers leur descendance

Les auteurs indiquent tous très précisément pour qui ils écrivent et racontent l'histoire de leur famille (Tableau 1).

Tableau 1 : Les destinataires des adresses des auteurs
Auteurs Adresses des auteurs
1 “C'est pour vous, mes chers enfants, que j'écris cette histoire de notre famille. (...) Enfin, si la vie des ancêtres ne nous apporte pas des exemples de piété, de travail et d'honneur, ne sera-ce pas pour leurs descendants un puissant adjuvant à recevoir, pour le transmettre à leur tour à leurs enfants (...)”.
2 “Je désire seulement (…) transmettre à mes enfants et petits-enfants les renseignements et souvenirs (…)”.
3 “Je l'ai fait pour le donner à mes enfants. J'ai écrit pour mes enfants et petits-enfants. (…) Mais je savais que je ne plairais pas à beaucoup de mes cousins”.
4 Un informateur dit que l'auteur a dû écrire “pour sa descendance”, mais aussi “sans doute à cause de désaccords avec ses beaux-frères et ses belles-sœurs”.
5 L'allocution de cet auteur s'est effectuée au cours d'une commémoration rassemblant les descendants de son grand-père paternel.
6 L'auteur s'adresse aux descendants d'Etienne Guilbert.
7 L'auteur dédie l'ouvrage à ses fils, “parce qu'ils restent les seuls, dans la lignée, sur lesquels repose la pérennité du nom”. Il s'adresse à “la plus large audience dans le cercle familial où le nom de Tédor, même quand il n'est plus civilement porté, a gardé sa prestigieuse image”, (…) “aux générations nouvelles porteuses du sang des pères et grands-pères”.
8 Les lettres de l'auteur sont adressées d'abord à son fils aîné, puis à ses enfants.
9 L'auteur a longtemps conservé des documents de famille pour ses enfants et écrit le recueil pour ses descendants . Il s'adresse uniquement à sa famille.
10 L'auteur a voulu rassembler les éléments qu'elle connaissait sur sa lignée de peintres, pour la postérité.
11 L'auteur ne s'adresse pas explicitement à ses descendants mais elle se fait reconnaître – outre son identité – sous le nom de “grand-mère Dutilleul”.

7 auteurs s'adressent explicitement à leurs enfants et pour 3 d'entre eux, il faut ajouter leurs petits-enfants. Les 4 autres racontent à l'attention d'une descendance. Cependant, il ne s'agit pas de la leur mais de celle d'un de leurs ascendants directs. Pour autant, les deux auteurs vivants de notre corpus ont ajouté oralement, au cours de l'enquête, qu'ils espéraient être lus l'un par sa fratrie et l'autre par ses cousins germains. Ils souhaitaient s'opposer aux représentations que ceux-ci se faisaient de leur famille avec des preuves tirées des faits, un peu comme cet auteur des Temps modernes du corpus d'André Burguière qui faisait la généalogie sur son livre de raison, pour éclaircir des faits d'héritage.

N'est-ce pas logique que les récits soient très systématiquement destinés à la descendance dans un milieu dans lequel l'existence trouve sa justification dans les enfants, comme l'explique Bernard Groethuysen ? Est-ce le signe de la condition bourgeoise de nos récits : ne pas s'enrichir pour soi-même, travailler pour la famille et pour la postérité 324  ? Les enfants, en tant que tels, sont une richesse et pris tous ensemble, une chance de perpétuation du statut de la lignée 325 . On sait que seuls certains reconduiront celui-ci. Les récits sont-il des instruments à l'attention de tous, mais que seuls quelques uns reprennent à leur compte ?

Nous avons vu que lorsque la descendance, globalement, était visée sans lui donner de nom, ce n'était pas celle du couple des auteurs. Comme l'a fait remarquer Yves Grafmeyer, les enfants n'appartiennent pas au seul couple qui les a engendrés, mais aussi plus largement aux lignées dont ils sont issus. Nous verrons plus avant quel est le profil du couple éponyme de la descendance qui compte aux yeux de nos auteurs.

Ainsi, ceux-ci, avant de mourir, déposent leurs savoirs et laissent leur testament, dans un même mouvement, à l'attention de leur postérité. Ils s'apprêtent à devenir des ancêtres dignes d'habiter la mémoire des vivants. Leur statut dans la mémoire de leurs enfants et de leurs petits-enfants importe pour eux ainsi que l'univers au sein duquel ils veulent se retrouver lorsqu'ils feront partie des morts de la mémoire. C'est une propriété des élites que d'avoir, individuellement, le sens de la responsabilité de l'avenir de leurs enfants. La transmission généalogique est une expression de ce sens de la responsabilité.

Notes
324.

. GROETHUYSEN Bernard (1927), opus cit., p. 285-286.

325.

. GRAFMEYER Yves (1993), opus cit., p. 26-27.