1 – 3.2. Des instructeurs de la mémoire familiale

Tous les auteurs ont pour objectifs explicites le désir de transmettre les connaissances concernant leur famille et leurs souvenirs (Tableau 2). Tous veulent instruire les descendants de leur passé. Pour le faire, leur pédagogie puise à des sources écrites comme orales, privées comme publiques.

Tableau 2 : Les intentions des auteurs pour écrire leurs récits
Auteurs Motivations
1 L'auteur estime que le maintien du culte des souvenirs apporte santé et vigueur à la famille. Aussi, souhaitant celles-ci pour la sienne, il estime que le meilleur moyen d'entretenir ce culte est “celui de fixer à un certain moment pour les générations à venir les traits principaux des générations disparues”.
2 “Je me propose de consigner ici les quelques renseignements que je possède sur nos ancêtres Collas et Conavis et certains de mes souvenirs personnels sur nos parents plus proches (...)”, explique l'auteur dans son adresse. “Je désire seulement les transmettre (...) pour leur faire connaître mieux encore la famille”.
3 L'auteur veut apporter ses connaissances sur sa lignée patrilinéaire dans une autre logique que celle de ses prédécesseurs : “au XXe siècle, c'est la rigueur intellectuelle. Je ne veux pas de généalogie faussée. Au XIXe siècle, c'était effrayant. Ils voulaient absolument se raccrocher à des lignées prestigieuses”.
4 L'auteur signataire du récit explique que “c'était pour informer” ses beaux-frères et belles-sœurs sur des pans de leur passé familial.
5 Pour l'auteur, les origines de la famille sont un sujet qui lui a toujours tenu à cœur : “je (l')étudie depuis plus de quarante ans, persuadé que c'est un devoir pour nous d'aller chaque jour plus avant dans la connaissance des aïeux qui nous ont fait ce que nous sommes”. (C. Jullian)”.
6 L'auteur de l'adresse termine son introduction en ces termes : “Partez à la recherche du passé familial et vous découvrirez toute une peuplade peut-être inconnue de vous (...) et vous apprendrez par cette analyse le pourquoi de vos réflexes instinctifs et de vos contradictions personnelles (...)”.
7 “Mon dessein est de condenser dans ce Mémoire ce que je sais de mes ascendants Tédor les plus proches, mon père et mon grand-père pour le faire entendre aux générations nouvelles porteuses de leur sang, (...) de transcrire par touches successives ce que j'ai lu, vu et entendu, avec l'appui des témoignages, publics ou privés (et derassembler) quelques souvenirs personnels limités”.
8 L'auteur veut transmettre les souvenirs de famille parce qu'ils “s'effacent rapidement” : “c'est avec peine que je saurai te représenter aujourd'hui quelques lambeaux des traditions que j'ai entendus répéter autour de moi dans ma première enfance”.
9 Cet auteur veut “faciliter à (ses) descendants l'étude de (leur) nombreuse parenté. Il croit “intéressant de conserver les souvenirs qui correspondent (aux) époques de la grande Révolution, de l'ancien régime et du règne de Napoléon Ier (...)”.
10 L'auteur a désiré conserver la connaissance qu'elle avait encore des faits et œuvres de ses père et grand-père artistes et chercher s'ils étaient affiliés avec une lignée d'artistes du même nom deux siècles avant ceux-ci.
11 Cet auteur ne dit rien dans son récit qui puisse permettre de déterminer son intention autre que d'écrire “le récit des principaux événements relatifs à la famille Roelland pendant l'espace de deux siècles”.

Les auteurs disent tous désirer conserver et transmettre le passé familial. Ils ont acquis des savoirs et été témoins de faits passés sur leur famille qu'ils ne voudraient pas voir disparaître de la mémoire de leur descendance. Ils l'expriment chacun avec les représentations de leur époque et leur rhétorique. Pour le premier auteur de notre corpus de référence, il s'agit de fixer les traits des générations disparues à un certain moment pour entretenir le culte des souvenirs, qui maintenu, est un gage de santé et de vigueur pour la postérité ; pour le second, de consigner les renseignements possédés sur leurs ancêtres et certains souvenirs personnels pour simplement faire connaître mieux la famille ; pour notre troisième, d'apporter sa rigueur intellectuelle à la constitution de la généalogie familiale dont une des branches n'avait pas été raccrochée au bon ancêtre ; pour notre quatrième, d'informer sur l'honnêteté d'un ascendant mis en question dans la famille à cause de la fortune considérable qu'il avait acquis ; pour notre cinquième, d'aller plus avant chaque jour dans la connaissance de ses aïeux qui ont fait chaque descendant tel qu'il est ; et pour notre sixième, d'inviter sa descendance à partir à la recherche du passé familial pour y découvrir les inconnus qui l'ont habité et les origines de leur personnalité.

Selon chacun, l'insistance est plus ou moins mise sur les savoirs ou sur les souvenirs, sur la rigueur de la preuve ou sur le témoignage, et sur les deux s'il le faut, pourvu que chaque mode de renseignement puisse prêter ses vertus à la reconstitution de la vérité des faits touchant à la famille. Les auteurs ont eu la volonté de ne pas voir s'effacer les traces du passé familial. On comprend combien l'effacement est une question centrale pour eux, même s'ils ne l'explicitent pas sous les formes que nous avons problématisées.

La fixation des savoirs vise aussi à mettre en lumière la vérité des faits passés. C'est pourquoi, l'écriture généalogique emprunte aux méthodes de la discipline historique. Celles-ci sont porteuses des gages nécessaires à la garantie d'authenticité attendue. Elles offrent aux auteurs des procédures capables de produire consistance, forme et légitimité aux renseignements épars retenus sur leurs pères : Les vertus des archives sont de nous mettre en contact avec la pure historicité 326 . L'historicité, c'est bien leur souci, et non la conception d'une œuvre historique : l'histoire est là pour servir la véracité des faits, mais l'objectif est clairement l'écriture ordonnée de la filiation. C'est cette filiation qui fait leur fil conducteur. C'est d'elle que la descendance devra se souvenir. C'est en elle, qu'elle devra se reconnaître. C'est leurs vœux les plus chers. Ainsi, leur instruction sur l'histoire de leur famille vise la construction de la mémoire de leur filiation et celle de son rattachement aux générations à venir.

Enfin, nous nous sommes demandée si les auteurs avaient souhaité transmettre parce qu'ils avaient perdu leurs conjoints, avant l'écriture de leur récit. En effet, la disparition de ceux-ci aurait pu dégager nos auteurs des enjeux de négociation conjugale de leur propre mémoire. Nous avons vérifié sur notre corpus de référence : cinq conjoints étaient encore en vie au moment de l'écriture des récits. Nos auteurs se trouvaient donc toujours dans une phase vivante de négociation conjugale pour la transmission de leur mémoire à leurs enfants, à l'heure de se mettre en quête et de rédiger.

Notes
326.

. LEVI-STRAUSS Claude (1962), La pensée sauvage, p. 289.