1 – 3.3. Des restaurateurs de l'héritage paternel

Nos auteurs souhaitent donc faire la lumière sur le passé et en fixer les traits pour leur descendance. Nous nous sommes demandée si leurs souhaits étaient directement en rapport avec les événements qui se sont imposés à eux dans le cours de leur existence et qui ont réduit leurs chances. Examinons ce rapport au vu de ce que les auteurs peuvent dire ou suggérer dans leur adresse ou au cours des entretiens.

Selon notre premier auteur, les historiens de la France post-révolutionnaire ne lui ont appris à lui et à sa famille qu'à maudire leur mémoire familiale et à ne pas ressembler à leurs ancêtres : une vision manichéenne des événements de la Révolution a faussé leur lecture de l'histoire des ascendants de la famille, estime-t-il. En effet, son grand-père paternel a été arrêté et guillotiné et l'histoire de la France l'a fait considérer comme un contre-modèle. Toute l'histoire de sa lignée en a été bouleversée et l'image des pères troublée. Aussi l'auteur veut-il raconter ce qu'il connaît de sa famille pour aller à l'encontre de cette malédiction que l'histoire a jetées sur sa famille et retrouver la vérité des faits. La connaissance du passé est bien un souhait global pour lui, en direction des générations à venir, mais elle est en même temps une démarche ayant pour but de produire, à leur intention, une vision restaurée de l'histoire de leur famille.

Notre second auteur, lui, n'a pu rendre un culte à sa famille et témoigner de sa vénération pour ses ancêtres en transmettant tous les renseignements qu'il souhaitait. Il n'a pu satisfaire entièrement son désir, car il n'a pas su interroger son père sur sa vie et sur ses souvenirs au bon moment, durant les sept années qu'il a vécu à ses côtés. Il le regrette amèrement et s'en attribue entièrement la responsabilité : il n'a aucune raison à se donner pour expliquer son absence de curiosité à cette époque et craint que sa descendance ne se trouve, à son tour, devant ce même sentiment. Ainsi, il veut faire mieux connaître sa famille, mais il se propose surtout d'anticiper sur un comportement que ses descendants pourraient bien avoir à son image ; il redoute de les voir, eux aussi, oublier le passé familial et être empêchés de rendre leur culte aux ancêtres, lorsqu'ils seront en âge de le faire. Il décide de réunir les savoirs et les souvenirs qu'il a, malgré son insatisfaction de voir l'effacement définitif de ceux qui auraient pu provenir de ses parents.

Notre troisième auteur, lui, se confronte aux distorsions de sa mémoire patrilinéaire. Il souhaite faire la lumière sur sa filiation. Au siècle dernier, on se permettait des fantaisies généalogiques pour assurer le prestige de ses lignées , dit-il. C'était la maladie du XIXe siècle . Ce qu'il veut aujourd'hui, ce sont les faits avec leurs preuves : l'état de la famille, ça c'est fondateur (...) on est ce qu'on est dans la vie. Les armoiries ça reste ; ce n'est pas un signe de race, mais d'ancienneté . En effet, l'auteur, à la suite de longues années de recherche sur les généalogies familiales, ne trouve aucune preuve du rattachement de la lignée de ses pères à une lignée illustre du même patronyme, comme l'a toujours cru sa famille et comme le croient encore plusieurs de ses cousins.Ainsi, cet auteur dit dans notre enquête qu'il souhaite que ses enfants aient connaissance de l'histoire de leur famille et que la vérité soit apportée sur sa filiation. Mais, dans le récit, il s'exprime seulement sur le deuxième point. Veut-il rectifier la vérité aux yeux de ses enfants ? Ou bien adresse-t-il ses preuves d'abord à ses cousins, se pensant encore issus d'une autre filiation, pour être entendu ?

L'auteur signataire du quatrième récit a voulu retrouver les faits concernant la vie du bisaïeul de son épouse sur lequel ses beaux-frères et belles-sœurs ont une vision faussée, ce qui amène des dissensions dans la famille. C'est le premier qui a émergé des Bétiny , explique la coauteur. Mais l'ampleur de la fortune qu'il a laissée pose des questions sur sa légitimité. Les maisons de famille de ses descendants sont sur les terres qu'il a achetées, celles de la coauteur de même. Rappelons que celle de l'auteur est à leurs frontières. On racontait n'importe quoi sur lui et il n'y avait personne qui savait. Mes beaux-frères et belles-sœurs ne savaient rien . Le récit n'a aucune adresse qui explique cela. On verra seulement que le souhait final des auteurs est la conservation de la mémoire du fondateur de la fortune.

Notre cinquième auteur est inquiet de constater que la légitimité de la famille se trouve dans son ascension sociale et pas, comme depuis toujours, dans l'élection de ses enfants par Dieu. Il voit en effet un danger dans la déchristianisation qui atteint les campagnes, car celles-ci étaient le dernier lieu dans lesquelles la religion pouvait se perpétuer et laisser trace de la mémoire des générations passées anonymes : avec l'ascension sociale, la mémoire de la filiation plus modeste risque d'être oubliée.

L'auteur (de la préface) de notre sixième récit invite ses lecteurs à découvrir la multiplicité des personnages, des fonctions et des lieux qui ont constitué leur mémoire familiale. Il désire qu'ils ne puissent dénier les signes vivants de leur héritage, et plus particulièrement ceux qui proviennent du bourgeois qu'a été leur ancêtre enracineur. En effet, il écrit en plein moment où le soupçon pèse sur toute appartenance à la bourgeoisie (1971).

Ainsi, les auteurs de notre corpus de référence offrent leurs savoirs et souvenirs pour faire de la mémoire familiale un héritage symbolique à l'attention de leur descendance, malgré les contextes contradictoires dans lesquels ils se trouvent. Il en est de même pour les autres auteurs de notre corpus. On peut lire chez l'un d'entre eux, dans sa première lettre à son fils aîné, qu'il a été privé lui-même de père dès sa jeunesse et se trouve en difficulté, à ce jour, pour réunir les données relatives à son passé. Ces pertes de la mémoire sont un regret, car le souvenir du passé est utile et doit être l'objet d'une affection filiale. Il désire conserver le peu qui reste et transcrire ce qu'il a vécu lui-même. Un autre auteur, féminin, voulait ne pas perdre la mémoire de la vie professionnelle de ses père et grand-père, car les critiques d'art et historiens apportaient parfois sur eux des informations qu'elle n'estimait pas justes ou à propos. Il lui fallait pouvoir transmettre ses références pour contredire.

Nos auteurs se sont donnés pour tâches de mettre à jour leur mémoire familiale en apportant les rectifications et compléments nécessaires à leurs yeux ; c'est toujours la mémoire paternelle qui est en jeu. Avec les sources qu'ils ont et celles qu'ils découvrent, ils cherchent à lui donner une fonction d'héritage recevable par leur descendance. Ils sont des révélateurs pour être des restaurateurs de cette mémoire, dans l'intention de mettre fin à des dommages ou des regrets dont ils prévoient les conséquences pour leur postérité. Ils souhaitent empêcher l'effacement de leur mémoire mais avec, réduire les causes qui l'ont provoqué.

En effet, c'est bien le présent, comme le dit Maurice Halbwachs, qui vient réveiller le désir de refaire surgir le passé. Les auteurs ont tous une raison de penser que leur passé leur a manqué pour satisfaire leur présent et que les bénéfices qu'ils en auraient eu vont manquer aux générations futures. C'est pourquoi ils veulent fixer la mémoire et révéler l'héritage qu'elle comporte. Ils veulent contrecarrer les conséquences des pertes de la mémoire familiale avec le peu qu'ils ont acquis et dont ils se souviennent. Leur objectif est de mettre ou de remettre de l'ordre dans la mémoire familiale. Leur souci est que ces pertes n'engendrent pas d'effets néfastes sur les générations à venir comme elles ont pu le faire sur la leur. Ils se trouvent tous poussés à devenir les restaurateurs de l'héritage paternel parce qu'ils se sont heurtés à des enjeux sociaux et familiaux les ayant renvoyés à des contradictions devant lesquelles ils se sont trouvés impuissants et le sont encore au moment où ils écrivent. Le patronyme est-il un véhicule symbolique de l'identité si puissant qu'il porte avec lui indéfiniment les enjeux qui ont traversé le temps de la famille ? Est-ce pour cette raison que l'héritage patrilinéaire est particulièrement visé dans un récit généalogique ?

La mobilisation des auteurs envers la restauration de leur héritage paternel vient à l'âge où l'on fait son testament, c'est-à-dire où l'on règle ses dettes, répond à son devoir de mémoire concernant le passé, et transmet ses attentes concernant l'orientation de son héritage. L'écriture de leurs récits leur donne les moyens de pouvoir, en même temps, résoudre des contradictions qui les ont perturbés, acquitter leurs dettes, se soumettre à leur devoir de mémoire et concevoir le modèle de la famille de leur désir à léguer.