1 – 3.4. Des rédacteurs de la tradition

Enfin, quelle que soit la pédagogie qu'ils sollicitent – enseignants, grands prêtres ou témoins de leur temps, donneurs de leçons d'histoire ou de morale –, quel que soit le type de restauration à laquelle ils doivent s'atteler, tous font comprendre à leurs lecteurs qu'ils sont animés par un esprit de tradition. Nous allons déterminer ce qu'ils désignent sous ces termes avec leurs propres définitions. Examinons notre corpus de référence.

Notre premier auteur invite à voir dans les souvenirs un objet de culte grâce auquel les familles peuvent trouver un esprit de tradition : cet esprit est, pour lui, porteur de santé et de vigueur. Il explique ainsi les avantages qu'il y a à entretenir ce culte. Plus on remonte loin dans la chaîne des aïeux, plus les descendants s'enracinent et trouvent la stabilité et la confiance. La vie des ancêtres est un exemple et une aide pour ces descendants et constitue un héritage qu'ils devront transmettre à leur tour pour garantir la prospérité de la famille de génération en génération.

Notre second auteur estime que la transmission des renseignements et souvenirs sur sa famille donne une satisfaction même si les générations à venir n'imaginent pas cette satisfaction lorsqu'elles n'ont pas atteint un âge canonique. Il ne prononce pas le terme de tradition mais de transmission. Il invite à constater que le retour sur le passé est, comme pour l'auteur précédent, un bienfait pour tous, quelle que soit la génération à laquelle on appartient. Faire ce retour permet de rendre le devoir de culte qui doit animer chacun, selon lui, et de pouvoir vénérer ses ancêtres au moment où on le souhaite. Le passé est décrit comme un monde très présent : un monde qu'il faut conserver vivant pour pouvoir en témoigner le jour où on le voudra.

Notre troisième auteur n'explique pas d'intentions relatives à la tradition dans son récit. C'est la vérité de ses origines qui l'intéresse dans l'édition de son recueil. Pour autant il explique, dans le cours de l'enquête, la nécessité de la tradition car pour lui, une famille se fait parce qu'elle favorise la continuité en transmettant une tradition à travers les générations. Une famille se fait et une lignée se construit par la continuité de l'éducation, du mode de vie des parents et de l'argent. Il est nécessaire qu'il y ait des garçons et des filles qui transmettent la tradition, qui soient perméables à celle-ci. Il faut plusieurs générations pour faire une famille. Toutes les deux ou trois générations, un membre de la famille s'occupe en effet de la conservation des documents de famille, sinon, ils disparaissent. Mais, des relations doivent avoir lieu dans et hors du milieu d'origine : c'est plus complexe, mais il faut du sang neuf ou on a une perte. Ainsi pour l'auteur, la continuité est le fil conducteur de la tradition, mais elle n'est pas son seul attribut, car celle-ci a besoin aussi de nouvelles perspectives sinon elle se perd.

L'auteur de notre quatrième récit n'a pas non plus explicité les attentes qu'il avait vis à vis de ses lecteurs dans l'écriture. Nous avons vu que son désir avait été de faire un objet historique . Il n'a, dit-il, absolument pas eu de souci éthique, ni une intention de ce type . Il voulait simplement voir les choses telles qu'elles étaient. Mais il ajoutera en toute fin de notre entretien que son épouse et lui-même n'avaient pu écrire ensemble cette histoire de famille que parce qu'ensemble, ils partageaient un même esprit de famille : Bien sûr, si j'ai pu le faire avec ma femme, c'est qu'il y avait une alliance qui l'a rendu possible, un esprit de famille que je partage avec elle. Sinon, je n'aurais pas pu le faire. Pour faire cela, il faut qu'on ait les mêmes manières de concevoir la famille . Ainsi, partager un même esprit de famille, cela voulait dire pour ces auteurs avoir les mêmes manières de concevoir la famille.

Les auteurs de nos cinquième et sixième récits ne parlent pas directement de tradition non plus, ni d'esprit à l'œuvre dans la famille, mais invitent à voir la part de continuité venue des aïeux dans l'identité de chaque individu de la famille, une part qui resterait méconnaissable et échapperait à la compréhension de soi sans une exploration du passé.

Ainsi, les auteurs de notre corpus de référence expliquent que leur geste d'écriture cherche à montrer à leurs descendants les bienfaits qu'ils obtiendraient à concevoir leur famille dans la dimension de sa continuité entre générations : 4 sur 6 d'entre eux donnent le nom de tradition à cette dimension. Chez les autres auteurs de notre corpus, on retrouve la même motivation. Par exemple, on peut voir l'un définir la forme d'écriture qu'il a voulu donner à son récit comme un mémoire puis comme un essai. Il invite explicitement ses lecteurs à connaître le mobile de son action, à savoir son souci de la tradition. Pour lui, la tradition a un sens très déterminé : elle tisse le lien entre le passé, le présent et l'avenir. En effet, il a le sentiment que la conjoncture dans laquelle il vit donne aux nouvelles générations une conception trop restrictive du concept de tradition et qu'elles pourraient se laisser abuser par celle-ci. Un autre auteur spécifie aussi explicitement que ses attentes visent l'hérédité des traditions. Il explique à son fils aîné qu'il souhaite voir le souvenir du passé lui servir parfois de leçon et d'exemple et plus généralement celui d'un passé révolu qui doit devenir un objet de culte.

Nos auteurs se font-ils les agents de la tradition parce qu'ils se trouvent à une certaine étape de la trajectoire intergénérationnelle de leur lignée patrilinéaire, les amenant à souhaiter transmettre les acquis des générations qui les ont précédés, ce qui ne s'était pas encore passé ? En effet, suggère Maurice Garden, l'invocation de la tradition est le signe que la mobilité sociale adopte une nouvelle forme, et que l'histoire familiale prend une autre dimension, toutes deux nécessitant de transmettre le legs de la lente période de construction de la famille jusqu'à ces temps présents 327 . C'est donc paradoxalement la prise de conscience de modifications dans les orientations de la trajectoire de leurs familles qui pousse nos auteurs à vouloir que la tradition puisse servir les générations à venir.

La tradition produit un certain esprit ; mais pour le découvrir et s'en imprégner, il faut d'abord qu'elle puisse être considérée comme le fruit de la foi des anciens dans leurs propres expériences et non le souhait du retour de leur passé, parce que celui-ci porterait de meilleures valeurs ; la marge entre les deux tendances est étroite. Nos auteurs cherchent à la proposer, comme Platon la définit, c'est-à-dire comme le résultat d'une accumulation des connaissances dont ils ont hérité à travers les générations et qui a déposé des savoirs qu'un seul ne peut découvrir tout seul. Nous irons plus loin avec l'analyse de contenu, pour mieux comprendre les représentations qui mobilisent ces souhaits de tradition.

Conclusion

Tous nos auteurs invitent leurs descendants à regarder le passé comme une source fonctionnelle pouvant leur être utile pour leurs temps. Mais, ils ne souhaitent pas rendre le passé meilleur que le présent. Ils veulent témoigner de son efficacité pour apporter toutes les satisfactions souhaitables à la construction identitaire attendue par chaque membre de la famille, quel que soit l'âge qu'il peut avoir, quelle que soit la génération à laquelle il appartient. Mais, ils le constatent discontinu et sujet à caution, et se mobilisent pour sa restauration. Ils ne s'opposent donc pas à l'avènement de nouveaux modes de vie familiale ; au contraire c'est l'alliance de ceux-ci avec le fil conducteur de la continuité qui fera la réussite de l'avenir de la famille, selon eux.

Plus sociologiquement, on peut y lire les adages qui se rappellent à chaque nouvelle génération dans la bourgeoisie, comme le dit Béatrix Le Wita : 'Tu n'existes que parce qu'il y en a d'autres au-dessus'. On ne naît pas de rien”. Pour avoir des origines, le passé doit être construit selon des lois qui transcendent les générations. L'histoire de la famille est une forme qui permet cette transcendance. Elle procure la légitimité et l'ancienneté qui, à l'étape de la trajectoire sociale de nos auteurs, sont nécessaires au maintien de la continuité de leur condition sociale.

Nos auteurs entendent donc leur retour sur le passé, en termes de tradition, comme l'explicite l'un d'entre eux : un lien avec le Passé, donc une certaine incitation à la Continuité mais aussi une ouverture au Progrès qui s'offre à prolonger et à renforcer le Passé. Autrement dit, la tradition est le trait d'union entre le passé et le présent ou l'avenir proche. On ferait erreur de croire que la tradition est chose figée, puisqu'elle se construit au fil du temps. Elle ne néglige aucun apport ; elle s'en nourrit, bien au contraire (...) . La tradition est, comme la définit Claude Lévi-Strauss, un modèle intemporel qui, paradoxalement, intègre les mouvements du temps comme une étape du devenir de l'histoire 328 .

Notes
327.

. GARDEN Maurice Préface, ZELLER Olivier, SAINT-ROMAIN Michel de (1979), Les Brac, Racines, Alliances, Fortune : une famille consulaire lyonnaise de l'Ancien Régime à la IIIème République, tome 1, p. XVI.

328.

. LEVI-STRAUSS Claude (1962), opus cit., p. 282.