2 – 1.1. La genèse textuelle des récits

Nous avons étudié la genèse textuelle 330 des récits pour découvrir la dynamique créatrice à l'origine de ceux-ci. Etaient-ils bien l'œuvre d'un seul auteur ou bien la fratrie ou encore les collatéraux s'étaient-ils joints à lui pour l'aider ? Sur combien de temps se sont étendus les travaux de rassemblement de la documentation et d'écriture ? Examinons la genèse textuelle des récits de notre corpus de référence.

Notre premier auteur a écrit sa monographie “tout seul , dit l'un de ses petits-fils et d'une traite , à la connaissance d'un second. C'était après son départ de Paris, un an avant sa retraite officielle. Il s'était retiré dans sa propriété de famille à côté de Lyon et avait consacré tout son temps à la conception du récit : Il a beaucoup compulsé les archives : cela lui a pris beaucoup de temps .

L'auteur du second récit, lui, a commencé à s'intéresser activement à l'histoire de sa famille après le décès de sa femme , en 1934, selon l'un de ses petits-fils. Il était devenu un peu mystique et janséniste. Il écrivit à Curis, à côté de Lyon, dans la propriété de famille. Notre consultation des avant-textes du récit montre que l'écriture elle-même s'est effectuée au cours d'une seule année : l'année 1941, celle de la sortie du recueil. Trois avant-textes manuscrits montrent les étapes de la conception. Ils ont tous pour supports des cahiers d'écolier recouverts de papier brun. Le premier est appelé : généalogie et documents divers . Il est composé de copies de lettres, de discours et d'extraits d'actes. En page 3, est dessiné le blason de la lignée maternelle de l'auteur. Le second avant-texte est sans titre. Sont repris les mêmes extraits, mais des généalogies encore incomplètes leur sont ajoutées sur des intercalaires collés. Le troisième avant-texte montre un travail prêt à être recopié. Les généalogies toujours présentées sur des intercalaires sont complètes. Des ratures montrent une relecture du style. Et le blason maternel a disparu. Il n'y a pas de titre non plus. Le document définitif gardera la même structure mais il sera agrémenté de photographies de portraits et de propriétés. Il sera aussi manuscrit. Sur la couverture, est tracé à l'encre et souligné par un trait ondulé : Famille Collas, Conavis, Palluis, Volier, Debroux .

L'auteur du troisième récit nous dit, au cours de l'enquête, que ce fut un travail solitaire . En effet, il a séjourné des mois et des mois dans les archives des lieux où avaient vécu les membres de sa famille. Le principal travail a été de relever les copies d'actes d'état civil et notariés et de les classer, nous a-t-il expliqué. Une pochette a été attribuée à chaque lignée avec des chemises permettant d'ordonner les informations sur chacun des membres de celle-ci. L'auteur attendait la retraite pour mettre en œuvre la matrice à laquelle il avait réfléchi depuis longtemps. La retraite, c'est capital, car c'est le temps où la transmission est possible nous dit-il. Très longtemps, il est resté avec l'intention de donner une simple forme de copies dactylographiées à son œuvre généalogique. Pendant 2 ans, le document est resté en instance de correction. L'auteur disait alors à son frère et à certains de ses cousins qui voulaient qu'il l'édite : Je l'ai fait pour le donner à mes enfants. Moi, je ne veux pas m'en occuper. J'ai écrit pour mes enfants et petits-enfants . Il ne désirait que transmettre l'ensemble des informations à ses enfants, peu importait la forme, pour lui. C'est pour lui l'aboutissement de 25 années de recherche. Il a voulu donner des preuves. Il explique comment il a pensé l'objectif et la structure de l'histoire qu'il voulait transmettre.

‘“C'est l'aboutissement de 25 ans de recherche (...). Il y a très longtemps que j'ai essayé de faire l'histoire des Armand, il fallait le temps que je mette tout en ordre, que je trouve une construction logique (...). Il a fallu que je prévois un plan pour ce livre. C'était compliqué. J'ai découpé en tranches : une histoire, puis une généalogie. Chaque personnage avait une petite biographie ; dans la partie la plus récente, il y en a plus. Ensuite un petit arbre généalogique à la page 21 pour un plan d'ensemble, un résumé général de la situation, jusqu'à mes parents et cousins. En fait je donne des preuves, je fais une étude sur la famille Armand, tout simplement, en donnant les documents de base. La liste de références à la fin, c'est capital à mon avis. C'est ce qu'il y a de plus intéressant : les preuves de la filiation entre Vincent Armand et mon grand-père : tout le livre est basé là-dessus. (...) Et comme c'est une histoire de la famille Armand pour la famille Armand, les ascendances féminines sont nécessaires.”’

L'auteur ajoutera qu'il a apprécié de travailler sur des journaux de ses ascendants car ce sont des documents vivants au contraire des actes d'état civil qui sont des états morts . Il a tous ses documents à Lyon : ceux-ci s'y trouvent classés dans son bureau et sa bibliothèque.

Quant aux auteurs de notre quatrième récit, ils travaillent pendant qu'ils sont à Pressavin, leur propriété de famille proche de Lyon : c'est l'œuvre de l'été, quand la maison n'est pas pleine , dit Madame. Tous les papiers de famille ont été transportés dans leur propriété, lors du déménagement de Gros Bois, la propriété de la mère de Madame, en 1979. Monsieur explique qu'il s'est mis à consulter les papiers de la famille de son épouse avec elle quand il a été à la retraite, car avant il n'avait pas le temps. Il explique les circonstances qui l'ont poussé à l'action.

‘“Quand j'ai été à la retraite, et quand ma belle-mère est décédée, je m'y suis mis. Avant, je n'avais pas le temps. Nous avons eu alors de longues périodes à Pressavin. On a brassé alors des papiers qui n'étaient pas connus, ni utilisables ainsi ; ils étaient éparpillés, à Lyon, chez ma belle-mère, à Gros Bois, dans la maison de famille. A Gros Bois, les papiers ont été trouvés dans une armoire fermée à clef, après la mort de ma belle-mère en 1974. Personne ne connaissait ce qu'il y avait : surtout en ce qui concernait le grand-père Cortet (arrière arrière-grand-père de son épouse).”’

Ils ont fait des enquêtes pour comprendre les éléments qui restaient flous dans l'histoire de leurs ancêtres : les liens avec les congrégations auxquelles ceux-ci appartenaient, les successions, les comptes de l'étude de l'arrière-grand-père, etc. Ils ont bien sûr séjourné longuement dans les archives départementales du Rhône, les archives municipales d'Ouroux, celles des associations auxquelles ont participé les membres de la lignée, etc. Il y a eu sans doute pour 7 à 10 ans de travail”.

Pour le cinquième récit, le discours prononcé lors d'une commémoration, est le résultat des recherches de l'auteur sur sa famille depuis quarante ans, c'est pourquoi, on lui a remis à lui le soin de conter l'histoire de celle-ci à travers celle de la maison de famille. Notre informateur et sa famille n'ont pas d'informations sur l'organisation de cette commémoration. Le texte est arrivé dans les papiers de notre informateur sans qu'il sache comment. C'était juste après la guerre, en 1945, et sans doute l'a-t-on remis à ceux qui l'avaient demandé, dont sa mère, nous dit-il !

Pour notre sixième auteur, nous ne pouvons dire comment il conçut son ouvrage mais par contre que plusieurs de ses cousins et cousines se sont mobilisés pour prendre son relais à son décès venu avant qu'il n'ait mis un point final à sa rédaction. Une cousine, en effet, a écrit l'adresse et avec les autres s'est occupée de faire imprimer et diffuser le récit. Examinons la problématique d'un autre auteur 331 , pour bien percevoir la problématique. Son récit est le fruit de la réunion de 6 lettres écrites à ses enfants entre 1878 et 1918. Quand il signe la première en 1879, il a 30 ans. Les deux premières lettres s'adressent à son fils aîné qui a alors 3 ans et les 4 autres à ses enfants. Ces lettres comprenaient entre 20 et 40 pages. Elles devinrent les 6 chapitres d'un livre de famille , relié après le décès de celui-ci en 1919, grâce à l'intervention de l'une des filles de l'auteur qui les rassembla et les retranscrivit à la main. L'auteur commença alors jeune son récit, mais pensait-il continuer à en écrire 5 autres pendant ces 40 années ? Il souhaitait transmettre très tôt pour éviter de perdre le peu qu'il avait en mémoire à cause du décès de son père venu trop tôt.

Conclusion

On peut constater que la recherche de la documentation mais aussi le choix de la méthode sont œuvre individuelle. Toutefois, l'entourage ne s'en désintéresse pas entièrement, car il peut pousser éventuellement à une publication plus large ou demander à conserver les textes des discours. Qu'en est-il des autres récits de notre corpus ? On constate aussi un investissement individuel et une participation ponctuelle de certains membres de la famille proche. Par exemple, l'un d'entre eux a commencé à sa retraite à lire et à faire dactylographier les agendas de son père. Il venait travailler chez l'un de ses fils et avait mis un autre fils à contribution. Le travail a duré 5 années et a pris la forme d'un ouvrage imprimé et édité. Un autre, de sexe féminin, a réalisé seule l'historique de la lignée de ses pères artistes et l'a laissé sous la forme de feuilles manuscrites.

Les recherches peuvent durer plusieurs années ou bien être très concentrées et se trouver achevées en un an. 8 auteurs sur les 11 ont commencé leur quête et rédigé leur récit, dans la suite, après 60 ans. Les 3 autres ont recueilli leurs données avant : à partir de 20 ans pour 2 d'entre eux et de 30 ans pour un troisième. On peut écrire et avoir sa documentation à Lyon ou bien dans sa maison de campagne. Ainsi, la quête des bourgeois est le travail d'un individu en particulier. Il ne nous est pas apparu que leur quête ait ennuyé leur entourage.

Notes
330.

. L'étude de la dynamique de la genèse textuelle d'une œuvre est la génétique textuelle. Celle-ci a été l'objet des travaux de Jean-Marie Schaeffer (1989), notamment dans Qu'est-ce qu'un genre littéraire ? et dans son article “poétique”, in DUCROT Oswald et SCHAEFFER Jean-Marie (1972), Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. La génétique textuelle est l'étude des avant-textes d'une œuvre. Elle porte sur des états textuels multiples référant à un même projet et fait signe des traces directes de la créativité textuelle. Nous avons consulté de tels avant-textes au cours de notre enquête, soit auprès de nos auteurs vivants, soit auprès des nos informateurs qui les avaient en leur possession dans leurs archives.

331.

. Il ne s'agit pas du récit de notre sixième auteur mais d'un autre faisant partie de notre échantillon.