2 – 1.2. Les modèles exemplaires

Tous les auteurs ont puisé à des modèles les formes de leur recueil sans que pour autant ils en aient obligatoirement eu le sentiment. En effet, aucun d'eux ni leurs descendants ne nous ont dit explicitement que d'autres documents avaient pu leur servir d'exemples pour donner structure à leurs récits. Pour eux, leurs méthodes de travail ont été l'œuvre de choix personnels et solitaires même si des notes généalogiques anciennes en leur possession leur avaient permis d'avancer plus vite dans leurs recherches : les auteurs en avaient héritées ou les avaient reçues de collatéraux. Examinons comment s'est présentée, pour chaque auteur de notre corpus de référence, l'idée d'emprunter au genre généalogique pour écrire l'histoire de leur famille.

L'auteur de notre premier récit avait en sa possession une généalogie en lignée matrilinéaire, de la famille du nom de son arrière-grand-mère en lignée maternelle, écrite par un cousin notaire en 1893. Il s'agissait d'une famille de banquiers qui avait été anoblie sous Louis XVIII. Nous avons consulté l'ouvrage. Il a une quarantaine de pages épaisses ; sa couverture est en cuir élimé 332 . L'auteur a repris à l'ouvrage un chapitre entier consacré à sa lignée maternelle.

Notre second auteur avait en sa possession un récit généalogique sur la famille de son épouse. Celui-ci avait été édité juste avant la guerre par le frère de cette dernière qui était archiviste et appartenait avec sa sœur à la branche aînée d'une famille de noblesse robine. L'ouvrage est composé de deux tomes et relié par une couverture de cuir rouge. L'un de nos informateurs pense qu'il a pu avoir une influence sur son grand-père. Mais il n'est pas sûr. Avait-il déjà des généalogies du côté de sa mère de lignée noble ? Nous ne le savons pas mais cela est vraisemblable car il y a en annexe de son récit une généalogie très détaillée de celle-ci. D'autre part, rappelons-nous, il avait introduit dans sa première version, en début de son recueil, le blason maternel.

Notre troisième auteur, lui, avait des contre-modèles de référence. Il a toujours baigné dans la généalogie, aux côtés de son grand-père maternel issu d'une lignée aristocratique savoyarde. Mais il ne voulait pas prendre modèle sur les auteurs du XIXe siècle car ils n'étaient pas fiables. Il ne voulait pas non plus s'inspirer du livre Brac, parce que celui-ci ne suivait pas le même objectif que le sien ; il s'agissait d'un ouvrage scientifique et ce n'était pas ce qu'il voulait faire. L'association 333 à laquelle il adhère lui a enseigné la rigueur intellectuelle. Il a participé à l'écriture de plusieurs ouvrages sur l'histoire de guillotinés de la Révolution. Il a pris plus particulièrement modèle sur l'un des adhérents les plus actifs et les plus cultivés de son association. Par exemple, ils ont travaillé à se donner une règle pour composer l'unité des généalogies. Il a appris à ne pas polémiquer, à noter simplement. On a des ancêtres des deux côtés. Ils ont eu des idées qu'on n'a pas, mais il n'y a pas de raison qu'on les juge. Du côté de ma femme, il y a eu un révolutionnaire de grande réputation. Du côté de ma mère, il y en avait un qui était député conventionnel ! On ne polémique pas là-dessus ; on note . Il avait dans le placard de sa bibliothèque plusieurs récits généalogiques conçus par des collatéraux et par des amis.

Les auteurs de notre quatrième récit ont eu l'idée d'écrire les histoires des ancêtres de Madame lorsqu'ils découvrirent au déménagement de la propriété de la mère de celle-ci en 1979 un placard rempli de papiers de famille. Ils y avaient trouvé notamment des mémoires écrits par un grand-père dont personne n'avait entendu parlé, comme s'il avait été rayé . Celui-ci avait vécu entre 1781 et 1845 et était un trisaïeul maternel de Madame appartenant à sa branche paternelle. Il était le fils d'un échevin donc d'une famille anoblie et avait épousé une femme de lignée noble. Il avait écrit sa vie et l'histoire de sa famille après avoir dû partir à l'étranger, seul, durant plusieurs années, sur la fin de sa vie. Le journal s'intitule Souvenirs de 60 ans .

Pour notre cinquième auteur, nous n'avons pas d'information pour situer s'il s'est inspiré de modèles exemplaires. Par contre notre sixième auteur avait en sa possession des sources autographes qui lui venait de sa branche paternelle – nous verrons en détail lesquelles dans notre chapitre suivant – mais il avait aussi un ouvrage complet écrit sur certains membres de sa famille maternelle appartenant à la noblesse et l'ascendance de sa mère ainsi que des éléments généalogiques sur plusieurs d'entre eux.

Examinons l'influence des modèles encore à travers un autre auteur, les deux derniers ayant laissé peu de traces à nos informateurs pour l'analyser. Celui-ci a expliqué que les notes généalogiques, circulant déjà dans la famille, avaient été extraites par sa mère de tableaux communiqués par un cousin de celle-ci, l'illustration de leur famille, dans les années 1840. Il énonce ainsi explicitement dans l'adresse de son recueil (1892) les modèles qui l'ont inspiré et poussé à écrire son récit généalogique. Ce sont ces premières notes qui lui ont donné l'idée de les compléter et d'en faire d'analogues pour sa famille paternelle.Enfin, un travail sur une grande famille de Saint-Chamond, lui a fourni des indications précises et nombreuses : il s'agit en fait d'une maternelle dont est issu un de ses arrière-grands-pères, qui a été anoblie en 1777.

Conclusion

Ainsi, tous les auteurs instruits précédemment, à l'exception de celui du récit oral pour lequel nous ne savons pas, empruntent les cadres de leur mémoire familiale à ceux provenant de la noblesse, que celle-ci soit robine ou aristocratique. Si nous considérons les autres auteurs de notre corpus, il en est de même, sauf l'auteur qui dressa la généalogie des peintres, pour lequel, là non plus, nous n'avons pu savoir. Ainsi en est-il, par exemple, pour l'un qui explique dans son récit qu'il a un exemplaire d'un livre généalogique sur l'une des lignées lyonnaises d'échevinage de sa lignée maternelle et des papiers sur une autre. Il possède aussi un recueil de la généalogie d'une lignée maternelle aussi anoblie par échevinage de son épouse. Un autre auteur a dans sa famille maternelle un ouvrage écrit sur l'histoire de la famille de son arrière-grand-père, des verriers anoblis. Donc, 9 auteurs sur 11 – soit tous les auteurs qui ont rédigé des récits à l'attention de leur descendance – ont puisé les cadres de leur mémoire paternelle dans ceux de la mémoire de leurs maternels nobles. Ces derniers sont majoritairement les patrilinéaires de leur mère mais aussi des maternels de la lignée de celle-ci. Même dans les 2 cas sur les 9 dans lesquels la mère n'est pas de condition noble, ni par le père ni par la mère, on trouve une branche maternelle plus ancienne qui l'est et c'est dans celle-ci que les auteurs ont puisé leurs modèles.

Les auteurs héritent donc, en grande majorité par leur mère et plus généralement par les maternels de leur filiation, des cadres qu'ils donnent à la conscience généalogique de leur branche paternelle. Ils produisent les formes de leur conscience bourgeoise avec celles issues de la noblesse. En conséquence, ils mettent paradoxalement en valeur l'histoire de leur lignée patrilinéaire en s'inspirant de structures offertes par leurs lignées maternelles. Ces lignées continuent ainsi leur influence sur la mémoire familiale de la descendance, mais là, elles servent leurs lignées alliées, les patrilinéaires. On peut constater que la démocratisation du genre généalogique ne se fait pas sans loi de transmission. On n'écrit pas dans une élite pour la première fois sans avoir hérité des modèles d'une élite de condition supérieure. Ne devient pas auteur de récit bourgeois qui veut ! On hérite du genre par les femmes.

Notes
332.

. Notre informateur n'a pas pu nous dire comment était l'ouvrage qu'avait en sa possession son grand-père, car il a trouvé le sien chez un bouquiniste, par hasard. Il y a 3 exemplaires de cette généalogie chez les descendants ; chez un de ses cousins issus de germain, notaire, chez son frère aîné et chez des cousins en lignée matrilinéaire.

333.

. Il s'agit d'une association lyonnaise dont l'objectif a été motivé par l'avènement du bicentenaire de la Révolution. Un certain nombre de familles lyonnaises dans les lignées desquelles il s'était trouvé des membres guillotinés durant la Révolution, avaient créé cette association, alors appelée : “Lyon 89, Association lyonnaise pour la connaissance des événements qui marquèrent la Révolution française à Lyon et pour la commémoration de son bicentenaire”. Lyon 93 est le nom d'une collection éditée par l'association, ambitionnant “de publier une série d'ouvrages sur les différents aspects de la vie des Lyonnais entre 1788 et 1799”. Le troisième tome de la collection a été l'œuvre de l'auteur.