2 – 1.3. Les sources autographes

Deux catégories de sources sont prises en compte dans les récits. C'est tout d'abord les actes d'état civil, officiels 334 et notariés – recopiés ou photographiés – dans les Archives communales, départementales et paroissiales, les inscriptions sur les maisons et les frontons des caveaux (de famille), les contributions scientifiques ou politiques des membres des familles, les notes, essais et ouvrages, les renseignements empruntés aux historiens ou à des hagiographes, les articles de journaux, des sources venues d'autres membres de la famille. Mais ce sont aussi des mémoires, livres de comptes, généalogies brèves, lettres, testaments moraux et autres documents autographes constituant des témoignages de la vie des ascendants. Nous avons voulu recenser les sources autographes auxquelles ont puisé nos auteurs pour témoigner des faits qu'ils ont avancés dans leur récit. Nous appréhenderons ainsi la dimension et la composition des archives familiales.

Nous allons voir que les renseignements qui sont extraits de ces sources pour composer les récits suivent quatre objectifs aussi essentiels les uns que les autres, à savoir ordonner et valider les faits, témoigner de qualités attribuées à des ascendants, situer les cadres sociaux des époques et lieux qui ont vu vivre ceux-ci, et enfin attester du bien-fondé des vues des auteurs sur les valeurs apportées par l'histoire ou par l'héritage familial. Examinons notre corpus de référence.

L'auteur de notre premier recueil a d'une part exploité le contenu de lettres : des lettres échangées pendant la Révolution française entre son arrière-grand-père, alors engagé dans l'armée en 1793 – les Chasseurs de la Montagne – et le fils aîné de celui-ci ; une lettre de ce même bisaïeul écrite de sa main juste avant son exécution, la même année, et remise à son épouse le soir de celle-ci ; la lettre d'un inconnu à l'attention de ce bisaïeul reçue en 1799 ; des lettres échangées entre les deux fils aînés de celui-ci de 1812 à 1825 ; la dernière lettre du grand-père de l'auteur à ses enfants en guise de testament moral en 1853 ; les lettres du second fils de l'auteur à sa mère, fils qui mourra à la guerre de 1914-1918. D'autre part, l'auteur a repris des extraits de notes écrites par son grand-père sur la dénonciation ayant mené le père de ce dernier à la guillotine. Enfin, il a pu décrire l'état d'esprit dans lequel se trouvait son fils aîné au front pendant la guerre de 1914-1918, à la veille de sa mort grâce au carnet de campagne tenu par celui-ci.

On trouve dans notre second récit les extraits de trois mémentos : celui d'une tante de l'auteur en 1890, de son père en 1894 et de son frère en 1927 ; des échanges de lettres importants entre le père de l'auteur et ses beaux-parents et entre ce père et deux de ses enfants, après le décès de son épouse (la mère de l'auteur) et de deux de ses filles ; puis une lettre de 1886 à sa fille au sujet de la maladie de sa petite-fille ; des lettres de son frère aîné à leur père au sujet de ses études puis d'autres relativement à la maladie de son épouse ; une lettre de son avant-dernier frère à leur père, pour lui annoncer son projet d'entrer au séminaire en 1879.

L'auteur de notre troisième récit a mis en ordre les lettres qu'il a recueillies : les extraits de lettres, j'aurais pu en mettre plus. (...) J'ai mis tout ce que j'avais des documents de famille . Il a consulté par l'intermédiaire d'un lointain cousin les mémoires d'un gendre de l'un de ses ancêtres directs, allié à la famille en 1810 : une partie lui a servi à dresser le portrait de celui-ci et de son épouse Il a bénéficié aussi de notes de famille concernant son trisaïeul écrites par le fils de celui-ci ayant vécu de 1789 à 1863 ; d'une note indiquant le nom du dénonciateur d'un ascendant direct pendant la Révolution française en 1793 ; de précisions mentionnées sur un dossier vide appelé : Lettres de Magdeleine Mogin à son fils Pierre-Gilbert pendant ses études de droit à Paris 1808, 1809, 1810, 1811  ; d'un catalogue de tableaux du beau-père du même trisaïeul ; d'un thème latin composé par le bisaïeul pour la fête de son père en 1832 ; de faire-part de mariage de 1892 ; de petites généalogies de familles différentes du XIXe siècle ; d'un bulletin de décès de 1938, etc.

Les auteurs de notre quatrième récit ont beaucoup emprunté au journal du père de Madame, intitulé : Les souvenirs de jeunesse de Félix Bétiny , commencé en 1948 pendant une maladie qui a arrêté celui-ci durant 6 ans, et fini en 1914. Madame a dactylographié un été ce journal (75 pages). Mon père écrivait sur sa famille et sur ses cousins. Il y a des photos et une généalogie. Ils avaient aussi les mémoires d'un trisaïeul par la voie maternelle de ce père, intitulé Souvenirs de 60 ans écrits entre 1840 et 1845, à Londres et Montréal. Plus exactement, ils en avaient une copie dactylographiée : elle avait 500 à 600 pages 335 . Ils possédaient aussi un livre de famille écrit entre juin 1878 et juin 1918” (131 p.), par un grand-oncle, mais diffusé seulement en 1977 336 .

Quant à l'auteur de notre cinquième récit, il a bénéficié des publications philosophiques, sociales et scientifiques d'un évêque appartenant à une branche collatérale d'un aïeul, et d'un vieux papier de famille lui apprenant des informations sur la famille alliée de son trisaïeul. Nous supposons qu'il a pu bénéficier des mémoires de sa sœur qui avait écrit depuis petite fille. L'auteur de notre sixième récit, lui, il s'est inspiré de deux documents autographes pour parler de son trisaïeul en lignée patrilinéaire : un cahier retranscrivant son arrestation et sa captivité en 1794, recopié par un des descendants de celui-ci, notaire dans le village des origines familiales, et une conférence faite en 1952 par un cousin aussi notaire, dans ce village. Pour informer sur son bisaïeul, il a disposé de quelques pages que celui-ci avait laissées dans sa vieillesse, sous le nom de Notes en dehors de mon testament en 1863. Enfin, un livre intitulé Prédestinée , Paris, Plon, 1896, écrit par le Marquis Costa de Beauregard sur la petite-fille de ce trisaïeul, a permis de compléter la biographie de ce dernier. Ce marquis était un beau-frère d'une cousine paternelle de notre auteur.

Conclusion

A l'examen de notre corpus de référence, on a écrit aussi dans les lignées patrilinéaires aux générations qui précèdent celle de la production d'un récit généalogique : ce sont des notes, des mémoires, des lettres testamentaires, mais peu de généalogies, plutôt des témoignages sur soi et sur sa famille. Pour le reste de notre corpus, il en est de même, à l'exception d'un. On trouve, par exemple, un auteur qui avait auprès de lui le journal et des notes diverses de son père dont il a produit de larges extraits comme ceux écrits entre 1903 et 1928. Il avait aussi de nombreuses lettres attestant des échanges épistolaires de son père avec sa famille et ses amis poètes. Un autre auteur avait pu recueillir les souvenirs les plus anciens de sa famille à partir d' une note des actes paroissiaux relative à ses ancêtres paternels qui lui vient de son père. Il avait aussi une autre note qui lui venait de l'un de ses cousins rapportant que la famille à l'origine était liée à d'autres du même nom, établies aussi à Lyon, mais depuis plus longtemps, dont l'une avait été anoblie sous le Premier Empire et dont le membre le plus connu a été procureur général à Lyon puis maire de la ville sous la Restauration. L'exception est un auteur qui, hormis les notes généalogiques relatives à sa branche maternelle, n'avait pas de documents autographes provenus de ses patrilinéaires, seulement un ou deux objets. Il ne peut d'ailleurs pas remonter au-delà de son grand-père, dans les générations. Par contre, lui-même avait tenu un journal durant sa vie de 1778 à 1865, soit trente ans avant la signature de son récit, intitulé Voyages au temps jadis . Il en a repris quelques éléments.

Ainsi, nos auteurs bénéficient de sources autographes, même si celles-ci sont inégalement abondantes selon les cas et ne touchent que quelques ascendants de la lignée ; on a observé que tous les enracineurs ont une place favorable dans ces sources, mais ils n'ont pas écrit eux-mêmes, à l'exception d'un seul. On trouve, par contre, 5 fils d'enracineurs sur les 11 et un seul petit-fils qui ont rédigé des premières listes généalogiques, toujours mentionnées comme parcellaires, ou des notes de famille. Il faut attendre nos auteurs dans 5 cas (ceux-ci pouvant être aussi fils d'enracineur). L'élément pertinent provient du fait que tous les premiers généalogistes – qu'ils aient conçu de simples listes, qu'ils aient produit des notes sur leur vie ou leur famille ou bien qu'ils aient été les auteurs de nos récits généalogiques – ont été des fils (ou filles) de parents ayant contracté des alliances hétérogames, dans lesquelles les mères sont de condition supérieure à leurs époux. Ainsi, l'écriture de la généalogie, qu'elle produise des listes simples ou des récits, invite à constater la présence d'une ascendance dans laquelle les branches paternelle et maternelle n'appartiennent pas aux mêmes couches sociales et ne véhiculent pas les mêmes valeurs et représentations. Nous pouvons être rassurée sur notre souci de pouvoir comparer – du moins sur ce point-là – des populations nouvelles présentant de simples listes généalogiques et la nôtre faisant valoir des récits plus complexes. Mais, il reste à nous demander comment se fait le choix : entre liste et récit. En effet, quelles différences y a-t-il entre les généalogistes qui écrivent dès la première fois dans leur lignée un récit et ceux qui ont eu un ascendant généalogiste, même si c'était pour rédiger une brève liste ? Les seconds auraient dû déjà avoir une conscience généalogique d'eux-mêmes, par héritage de leur ascendant. En avaient-ils une, restée vague ? Mais, la conscience généalogique s'hérite-t-elle ? A-t-elle pu s'amenuiser entre l'ascendant généalogiste et eux ? Les alliances hétérogames successives ont-elles pu alors avoir cet effet ? Ou bien encore, les motivations pour l'une ou l'autre des formes généalogiques dépendent-elles des effets attendus par les auteurs ? Nous reprendrons les questions plus avant.

Enfin, de nombreuses lettres ont été conservées. Toutes celles citées concernent des événements forts vécus par les familles, qu'ils aient été sociaux ou familiaux : c'est le cas de 7 familles. Il faut ajouter les documents scientifiques, littéraires et artistiques, d'une certaine notoriété, publiés par des ascendants directs : mais, c'est seulement le cas de 3 familles. On trouve encore de nombreux papiers officiels ayant appartenu à des ascendants, comme les inventaires professionnels et familiaux, les diplômes, les passeports, les papiers militaires, les nominations, les testaments, les rapports de police, etc. Nous ne les avons pas dénombrés.

Toutes ces sources internes à la famille, constituent des matériaux de construction des récits généalogiques dont la particularité est de pouvoir témoigner de la vie privée et intime des ascendants de la famille, sans les inconvénients des aléas du souvenir reposant plus sur une mémoire orale : le matériau du bricoleur, dirait Claude Lévi-Strauss 337 . Nos auteurs ont eu à leur service des morceaux de vies à partir desquels, avec les actes d'état civil et notariés, ils ont pu reconstituer l'histoire de leur famille pour en faire une mémoire généalogique pour la descendance. Comment sont arrivés ces morceaux de vie jusqu'à eux, nous n'en avons pas fait l'objet de notre enquête, mais la question vaut d'être posée, car beaucoup de papiers de famille sont brûlés ou jetés par les générations passées, indiquent certains de nos informateurs.

Aujourd'hui, ce matériau du bricoleur pris dans les tombées des archives est aussi l'objet de toutes les attentions de l'historien de la vie privée. Les généalogistes amateurs et les historiens ne procèdent pas avec les mêmes méthodes. Là où les premiers puisent leurs données dans des papiers anciens selon leurs besoins en extrayant ce qui les intéresse, les autres doivent d'abord classer et s'ils doivent déclasser, ils indiquent par une référence le nouveau lieu de son classement : ils visent la cohérence d'un ensemble. Les premiers sont parfois pris comme des prédateurs au regard des seconds soumis aux contraintes des archives. Voici ce qu'Olivier Zeller regrette d'avoir trouvé dans les fonds qu'il a étudiés, après le passage, à la toute fin du XIXe siècle, du premier généalogiste de la famille Brac : “Il eut le tort de tout visiter – ou presque – pour extraire ce qui présentait un intérêt généalogique. Son principe de travail consistait à créer des dossiers, personnage par personnage, famille alliée par famille alliée. (...) La sentence, le testament ou la lettre qui établissait une filiation était réservé, classé, cité ; le reste était rejeté en vrac. Ainsi, put être établie la généalogie qui, dactylographiée, fut le point de départ de l'historique des Brac ; mais à quel prix ! Amputées, les quelques liasses qui subsistèrent avaient perdu leur cohérence. Elles étaient même devenues à peu près incompréhensibles. Mais surtout l'ensemble ne formait plus qu'un gigantesque puzzle 338 .

Notes
334.

. Nous comprenons les actes et les rapports figurant sur les registres de commerce, des hôpitaux, des prisons, les témoignages en justice, les actes de sociétés, les baux d'appartements et de commerces, les inventaires de mobiliers, les passeports, les actes de tutelle, d'émancipation, les nominations, les diplômes, etc.

335.

. Les auteurs avaient publié, une année avant ce récit de notre corpus, une synthèse de ces mémoires et avaient achevé celle-ci une année avant la sortie de ce dernier au printemps 1987, sous le titre de “La vie de Benoît Cortet : d'après ses 'Souvenirs de 60 ans'“ : “nous avons rendu cette copie utilisable pour permettre de la regarder rapidement”, expliquent les auteurs.

336.

. Ce livre de famille fait partie de notre corpus de récits généalogiques au titre d'une autre famille.

337.

. LEVI-STRAUSS Claude (1962), chapitre 1er, “La science du concret”, opus cit., pp. 12-49.

338.

. ZELLER Olivier (1986), “Une famille consulaire lyonnaise de l'Ancien Régime à la IIIe République : les Brac. Racines, Alliances, Fortune, 4 volumes, 1er vol., p. 12.