Troisième partie : l'intentionnalité des discours généalogiques bourgeois

Les hypothèses que nous avons avancées jusqu'ici ont permis de mieux approcher les contextes et le statut des récits généalogiques de la bourgeoisie, l'identité de leurs auteurs et leurs pratiques. Mais de nombreuses questions restent encore posées. Nous devons mettre à l'épreuve, maintenant, les contenus de nos récits pour y répondre. Nous allons donc déplacer notre perspective sur ces contenus et les analyser à la fois comme expression d'un genre et comme expression créatrice. En effet, le genre n'identifie jamais totalement un texte. Il identifie tout au plus un acte communicationnel global ou une forme fermée 344 . Nous souhaitons considérer nos récits comme des réalités sémiotiques complexes et pluridimensionnelles 345 , car un énoncé n'est jamais le simple reflet ou l'expression de quelque chose d'existant avant lui, donné et tout prêt. Il crée toujours quelque chose qui n'a jamais été auparavant, qui est absolument nouveau et qui est non réitérable (même si) cette chose n'est jamais créée qu'à partir d'une chose donnée 346 . Nous instruirons notre analyse compte tenu de ces réalités. Nous chercherons dans nos récits leur fonction dialogique car, formant un genre, ils font entendre, ensemble, la voix de nos auteurs mais avec elle, celle de leurs ascendants et celle de leurs lecteurs – leurs descendants – toutes, produisant celle de leur milieu d'appartenance commun. Nous pourrons ainsi traduire les représentations que ce milieu attend de ses membres.

Notre analyse visera à mettre en lumière l'intentionnalité des discours de nos récits, c'est-à-dire la visée du monde grâce à laquelle leurs auteurs ont construit ceux-ci en tant qu'objets, tout en s'étant construits eux-mêmes 347 . Nous avons déjà défini les intentions de nos auteurs. Mais l'intentionnalité subsume les intentions. En effet, ni les motivations à l'origine d'une énonciation ni les finalités de celle-ci ne se résument aux déclarations de son auteur. Avec la recherche de l'intentionnalité, nous souhaitons puiser au-delà de la volonté et de la conscience de l'acte à accomplir.

Nous montrerons que l'intentionnalité des discours de nos récits est de répondre aux enjeux identitaires de familles appartenant à un milieu stable. Nous constaterons, en effet, qu'ils forgent des dispositifs symboliques, au sens de Claude Lévi-Strauss, créateurs d'univers pluridimensionnels visant à construire avec le langage un ordre alliant le singulier et le collectif en appliquant ses lois aux divers contenus de l'expérience accumulée 348 . Nous verrons les modèles métaphorisés à partir desquels ils délivrent les messages qui conviennent à leurs narrateurs et au milieu social dans lequel ceux-ci sont intégrés. Nous observerons comment, tels des récits mythiques, ils instruisent des contradictions dans les valeurs des familles et cherchent à infléchir les savoirs que celles-ci ont sur elles pour inaugurer de nouvelles traditions nécessaires à la continuité de leur identité.

Nous entendrons par tradition la définition qu'en donne Platon, comme nous l'avons déjà indiquée en introduction, c'est-à-dire comme un ensemble de connaissances encore invisibles aux yeux de la descendance, destiné à être transmis et cherchant à déposer des vérités que ne saurait découvrir la réflexion individuelle. En effet, explique Socrate, la tradition vise une vérité qu'un seul individu ne peut trouver tout seul, c'est pourquoi, elle est une opinion à considérer 349 . Une fois écrit, son discours est capable de porter une semence qui donnera naissance en d'autres âmes à d'autres discours, lesquels assureront à la semence toujours renouvelée l'immortalité, et rendront ses dépositaires aussi heureux qu'on peut l'être sur terre 350 . Nous remarquerons que nos récits se veulent opératoires sur leurs destinataires et étudierons les procédures énonciatives qui le permettent.

Nous montrerons que les narrateurs empruntent aux méthodes de l'histoire et de la généalogie pour reconstituer les bases de leur identité familiale ébranlée par des contradictions. Nous verrons qu'ils attendent de leurs sources historiques la garantie d'une authenticité des informations qu'ils présentent et en conséquence leur validation par leurs lecteurs. Mais, on sait, par la déclaration de leurs intentions, qu'ils n'ont pas pour visée de concevoir une œuvre historique : leur souci, c'est l'historicité. Nous mettrons en évidence les procédures qu'ils empruntent pour produire consistance, forme et légitimité aux renseignements épars retenus sur leurs pères, dans leurs souvenirs, dans ceux des témoins ou dans les archives, pour en faire une mémoire transmissible à leur descendance. Mais nous repérerons que ces procédures ne suffisent pas à légitimer leur filiation à leurs yeux.

En effet, comme les historiens le font aussi, ils ont besoin de la généalogie pour faire valoir l'authenticité de leur filiation. L'histoire sert la véracité des faits et la généalogie celle de la filiation. Nous verrons que, dans nos récits, la généalogie est l'armature, pas l'histoire. C'est la filiation qui est l'objectif et non la reconstitution des faits passés, même si celle-ci est nécessaire pour l'authentifier. L'enjeu est le lien. Nos récits désignent tous le lien qui relie chaque membre de la famille à une même armature – la lignée – et qui crée une appartenance commune à un groupe : la mémoire du passé est la mémoire collective de la lignée et donc du groupe d'appartenance de la descendance. Ils visent moins l'exactitude des faits – l'histoire rejoignant ainsi les formes du bricolage – que la production d'une identité constituée comme naturelle 351 .

Ainsi, dans un premier chapitre, nous inviterons à voir que nos auteurs instruisent leurs lecteurs sur la structure identitaire de leurs paternels, à cause d’un discrédit confus portant sur elle, à l'heure de l'écriture. Cette instruction est organisée sous la forme d'un mythe des origines. En effet, le rôle du mythe 352 est de résoudre des incompatibilités en les mettant en scène et en indiquant le médiateur à suivre pour retrouver un nouvel équilibre. Dans ce chapitre, nous exposerons les incompatibilités perçues par nos auteurs, les enjeux à leurs origines et les retentissements que ceux-ci ont eus dans leur histoire propre et qu'ils craignent de voir se poursuivre dans leur descendance. Dans un second chapitre, nous montrerons que les auteurs orientent leurs lecteurs vers de nouveaux mythes, en leur proposant d'autres perspectives sur leurs origines identitaires. Nous mettrons en lumière les preuves qu’ils amènent, à partir de leurs ancêtres ruraux, pour concilier les contradictions et restaurer la stabilité de leur structure identitaire. Puis, dans un troisième chapitre, nous verrons comment ils sortent de l'anonymat les mérites, les modes de vie et les valeurs structurelles de leurs paternels lyonnais, pour apporter la preuve du crédit de leur famille dans leur cité ; nous examinerons la place spécifique de leurs ascendants enracineurs et les modèles de référence identitaire proposés. Enfin, dans un quatrième chapitre, nous constaterons qu’ils mettent en évidence leurs devoirs de mémoire et dettes, et créent une relation transférentielle, au sens de l'anthropologie psychanalytique, entre eux et leurs descendants, grâce au mode testamentaire de leur écriture, pour s'attacher des héritiers de la nouvelle tradition. Nous décrirons les procédures énonciatives qui visent à solliciter une adhésion de leurs lecteurs à leurs attentes et à leurs savoirs, et une affiliation à leurs ancêtres communs véhiculant le modèle identitaire qu’ils souhaitent.

Pour définir l'intentionnalité de nos récits, nous nous sommes appuyée sur les procédures d'analyse de contenu issues de la sémiotique greimassienne. Nous démontrerons nos hypothèses en nous soutenant plus particulièrement de quatre règles méthodologiques. Nous les avons mises à l'épreuve dans tous nos récits, mais nous n'en indiquerons leurs caractères techniques que sur des traits précis nécessitant une explication à cause de la complexité de la représentation analysée 353 .

Premièrement, nous observerons les écarts entre :

Deuxièmement, nous avons puisé, dans les parcours figuratifs 357 des textes, les repères qui révèlent l'évolution des comportements des familles à travers les générations et les transformations des narrateurs, à l'égard de leurs objets de valeurs et des personnes auxquelles ils sont liés. Nous montrerons aussi, à l'aide de ces parcours, que nos récits offrent plusieurs niveaux de lecture dans l'objectif de résoudre des contradictions.

Troisièmement, nous avons considéré les structures énonciatives de nos textes, c'est-à-dire exploité les procédures 358 dont l'énonciation fait subtilement usage pour laisser entendre les attentes qu'elle a sur l'orientation identitaire à concevoir pour la famille. Nous indiquerons les valeurs que les narrateurs souhaitent que leurs descendants retiennent de leur histoire familiale et les attachements qu'ils veulent voir privilégier pour eux.

Quatrièmement, nous avons pris en compte les stratégies que les auteurs déploient pour emporter l'adhésion et la confiance de leurs lecteurs. En effet, même s’ils ont la volonté explicite de voir ceux-ci se référer à leur récit, ils ne croient pas pour autant à une adhésion immédiate à leurs attentes. Nous repérerons les représentations communes par lesquelles narrateurs et destinataires trouvent les liens qui leur permettent de se faire confiance mutuellement 359 .

La démonstration exige de mettre en évidence une phase descriptive, pour chaque étape du procès narratif de chacun des six récits de notre corpus de référence. Nous y exposerons les enjeux véhiculés tels qu’ils ont été énoncés par les narrateurs. Pour ce faire, nous les présenterons nous-même, récit après récit, et citerons à l’appui les principaux termes sous lesquels nous les avons trouvés exprimés 360 . Chaque phase descriptive fera l’objet d’une conclusion interprétative et chacune de ces conclusions profitera, du fait de la méthode, des précédentes pour découvrir de plus en plus précisément la complexité et la pertinence du message instruit derrière la trame de l’histoire de ces familles.

Notes
344.

. SCHAEFFER Jean-Marie (1979), opus cit., p. 130.

345.

. SCHAEFFER Jean-Marie (1979), ibid., p. 80.

346.

. Mikhaïl BAKHTINEindique après des exemples ce qu'il entend par chose donnée : “la langue, le fait réel observé, le sentiment éprouvé, le sujet parlant lui-même, ce qui se trouvait déjà dans sa conception du monde, etc.”. Voir TODOROV Tzevetan (1981), Mikhaïl Bakhtine : le Principe dialogique, suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine, p. 80. T. Todorov cite ici M. Bakhtine (30, 299).

347.

. GREIMAS Algirdas Julien et COURTES Joseph (1979), Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, p. 127.

348.

. LEVI-STRAUSS Claude, (1971), L'homme nu, p. 577.

349.

. PLATON (Ÿ 428-346), opus cit., 274 c, p. 164

350.

. PLATON (Ÿ 428-346), ibid., 276 a - 277 b, p. 166-168.

351.

. BARTHES Roland (1957), Mythologies, p. 215.

352.

. LEVI-STRAUSS Claude, (1958), opus cit., p. 258.

353.

. Nous mènerons l'analyse en note de bas de page pour ne pas alourdir le texte.

354.

Manipulation et sanction sont deux phases du procès narratif d'un texte. Structure actantielle et structure actorielle sont deux systèmes différents organisant les acteurs d'un texte, au regard de deux structures différentes, l'une narrative et l'autre figurative. Nous pouvons rappeler que selon Algirdas Julien Greimas, le sujet opérateur du procès principal du texte se transforme entre la phase de manipulation et la phase de sanction, et qu'en même temps sa manière de concevoir l'univers se transforme aussi. Pour ce qui concerne le second écart à analyser, nous verrons comment les acteurs évoluent en observant quels rôles (d'actants) l'énonciation leur donne, selon les procès dans lesquels ils sont inclus.

355.

. Nous disons auteurs, ici, mais dans l'analyse de contenu, nous parlerons de narrateurs. Les deux termes ne se confondent pas, le second étant le sujet de l'énonciation de l'intentionnalité et donc débordant le premier.

356.

. Nous ajouterons en conclusion de chaque chapitre, les résultats des analyses du contenu de deux autres récits de façon à bénéficier toujours de données relevées dans 8 récits sur 11, mais à ne pas trop submerger la mémoire du lecteur. Ces deux autres récits seront chaque fois l'objet d'un choix élaboré à partir de la pertinence de l'objet du chapitre.

357.

. On entendra par parcours figuratif“un enchaînement isotope de figures, corrélatif à un thème donné”. Cet enchaînement, fondé sur l'association des figures – propre à un univers culturel déterminé –, est en partie libre, en partie contraint, dans la mesure où, une première figure étant posée, elle n'en appelle que certaines, à l'exclusion des autres.

358.

. Il s'agit de l'analyse du dispositif de l'énonciation dans l'énoncé : soit dégager les rapports de l'énonciation aux sujets et objets sémiotiques avec lesquels celle-ci crée la visée du monde dans laquelle elle se met et met le lecteur.

359.

. Nous mettrons donc à l'étude la structure persuasive de nos récits et le contrat fiduciaire qui lie les énonciateurs et les énonciataires de chacun de ceux-ci. Nous relèverons les performances persuasives des premiers et les compétences épistémiques des seconds, A. J. Greimas donnant à ces derniers un rôle d'acteur dans l'énonciation.

360.

. Le lecteur peut avoir l’impression d’une redondance entre la présentation des enjeux et les citations, mais nous avons voulu rassembler en un même espace l’analyse et l’exemple, souhaitant servir en même temps d’une part, l’accompagnement du lecteur par une énonciation cohérente de la progression logique de l’analyse et d’autre part, l’illustration porteuse de la preuve.