1 – 1. Le mythe de la famille

Au commencement des recueils 361 et seulement au commencement, plusieurs narrateurs signifient leur attachement à la famille. Ce terme – la famille – apparaît avant même que ne débute l'histoire familiale proprement dite : on le trouve sur la couverture, dans l'adresse, dans l'introduction ou en exergue. Nous allons définir ce mythe qu'est la famille pour ces narrateurs et décrire les représentations avec lesquelles ils souhaitent qu'on la considère.

Sur 11 narrateurs, 6 ont exprimé explicitement leur attachement à la famille dans notre corpus de récits : ce peut être par une simple exergue mais aussi par une longue réflexion. A quelle famille ces narrateurs montrent-ils tant d'attachement au commencement de leur recueil ? Les représentations de chacun aboutissent-elles à un consensus de telle manière que l'on pourrait voir se dessiner un modèle de famille désirable dans le milieu de bourgeoisie ancienne 362  ? Examinons notre corpus de référence. Nous trouvons 4 narrateurs s'étant situés ainsi.

  • Récit 1 : C'est dans l'adresse à ses enfants et longuement que le narrateur évoque la famille de ses souhaits. Son estime va aux familles où le culte des souvenirs se maintient.
‘“C'est pour vous, mes chers enfants, que j'écris cette histoire de notre famille. Je le fais d'abord, parce que j'estime que les familles, où se maintient le culte des souvenirs, y puisent cet esprit de tradition qui les rend saines et vigoureuses ; et quel meilleur moyen d'entretenir ce culte que celui de fixer à un certain moment pour les générations à venir les traits principaux des générations disparues ? De plus, lorsqu'on peut dans la chaîne des aïeux remonter plusieurs siècles en arrière, la claire notion qui en résulte d'un enracinement profond dans notre vieux sol national y ajoute un élément de stabilité et de confiance, très propre à surexciter des énergies bienfaisantes”. “Enfin, si la vie des ancêtres ne nous apporte pas des exemples de piété, de travail et d'honneur, ne sera-ce pas pour leurs descendants un puissant adjuvant à recevoir, pour le transmettre à leur tour à leurs enfants, un héritage aussi précieux, assuré de la prospérité des familles : generatio rectorum benedicetur ?” (I/3).’

Ainsi, pour le narrateur, en début de récit, la famille est un lieu dans lequel on peut ou non pratiquer un culte aux souvenirs. Pour lui, les familles dans lesquelles on le pratique, assurent leur continuité. En effet, en fixant pour les générations à venir les traits principaux des générations disparues , des bienfaits en chaîne surgissent, véritables gages de continuité.

Ces bienfaits sont les suivants :

  • d'abord, la santé et la vigueur car les familles peuvent puiser dans les souvenirs, l'esprit de tradition ;
  •  puis, la stabilité et la confiance grâce auxquelles les familles trouveront des énergies productrices elles-mêmes de bienfaits. Ces deux qualités appartiennent à ceux qui peuvent remonter plusieurs siècles en arrière la chaîne des aïeux, car ils reçoivent une impression d'enracinement profond dans le vieux sol national.
  • et enfin, lorsque la vie des ancêtres apporte “des exemples de piété, de travail et d'honneur”, un héritage précieux et assuré de la prospérité.

Ainsi, pour ce narrateur, la famille est un acteur collectif ordonné comme un espace ouvert au temps puisqu'on peut y remonter dans le passé et pronostiquer son avenir. Elle est localisable puisqu'on peut la repérer par la profondeur de ses racines, est partageable puisqu'elle peut appartenir à plusieurs individus, est un lieu cultuel dédié aux souvenirs familiaux et enfin est mémorisable, car on peut en fixer les traits principaux.

  • Récit  2 : Dans ce récit, le narrateur témoigne de la conception qu'il a de la famille dans son adresse. Il le fait en même temps qu'il indique les raisons qui l'ont amené à écrire sur la sienne.
‘“Je me propose de consigner ici les quelques renseignements que je possède sur nos ancêtres Collas et Conavis et certains de mes souvenirs personnels sur nos parents plus proches (...). Je désire seulement les transmettre à mes enfants et petits-enfants pour leur faire connaître mieux encore la famille. Je ne possède malheureusement que peu de renseignements sur les ancêtres. (...) Je considère cette transmission comme devant faire partiedu culte dû par tous à la famille et comme un témoignage particulier de la vénération que je garde pour chacun de ceux qui ontfait partie de la nôtre “ (1/1).’

Ainsi, pour ce narrateur, au début du récit, la famille est aussi un acteur collectif défini comme un ensemble que l'on peut s'approprier, et partageable puisque chacun en est une partie. Il est aussi l'objet d'un devoir cultuel 363 .

  • Récit 3 : Dans ce récit, il n'y a pas exactement de réflexion sur la famille ni de souhait la concernant. Il y a la question de sa différence avec la race. La famille est l'attribut de la bourgeoisie et la race celui de l'aristocratie.
‘“Les armoiries de notre famille sont : 'd'argent au chevron de gueules, accompagné de trois glands et trois olives de sinople, un gland et une olive couplés et liés de gueules' (...).
Sommes-nous de même race, ou est-cenotrefamille qui a repris ces armoiries en les modifiant légèrement ?” (1/9).’

Pour le narrateur, famille et race sont distinctes. La race est un attribut d'appartenance lignager, la famille un attribut encore indéfini mais qui est un acteur collectif et comme pour les narrateurs précédents, aussi un objet d'appropriation et de partage (1/8) 364 .

  • Récit 6 : Sur la couverture du recueil, une exergue reprend un énoncé des notes de l'ascendant enracineur de la famille : “que la famille soit un faisceau”. La famille est ainsi définie métaphoriquement comme un acteur collectif composé de personnes différentes mais pouvant transmettre ensemble une lumière.

Conclusion

Donc, au commencement de ces récits, 4 des narrateurs de notre corpus de référence se trouvent attachés à une famille définie comme une entité mais composite. Il en est de même pour 2 autres narrateurs de notre corpus ayant, aussi, dit leur attachement à la famille. On peut ainsi observer un narrateur qui voit la famille – celle des grandes familles – comme un ensemble d'êtres que l'on ne peut pas détacher de ses ancêtres, comme un arbre qui ne peut croître coupé de ses racines. La tradition est le trait d'union entre son passé et son présent ou son avenir proche. On peut aussi en présenter un autre qui la considère d'abord comme une filiation : un lieu de perpétuité, par la transmissibilité du nom et du sang, mais aussi par l'hérédité des traditions et le culte de ce qui n'est plus  ; les relations qui s'y tissent sont celles de fils portant de l'affection aux souvenirs qu'elle possède.

Pour chacun d’eux, la famille est, ainsi, une mais divisible en parts. Elle a son unité propre mais est composée de parties qui sont les membres lui étant attachés, véritables parts d'elle-même. Le lien qu'elle a avec ses membres est un lien d'appartenance réciproque : elle est objet de possession et en même temps possède. Cette entité occupe un espace puisqu'elle a un dehors et un dedans, mais les individus qui la composent peuvent être dehors et dedans à la fois. Elle n'est pas inscrite dans la chronologie du temps, même si elle peut traverser le temps et être traversée par lui et, avoir des générations. Les autres attributs diffèrent selon les narrateurs. Les métaphores sont nombreuses.

Avec de tels traits, les narrateurs donnent à la famille de leurs souhaits une représentation mythique, au sens de Roland Barthes, c'est-à-dire que leur énonciation introduit leurs lecteurs dans un univers construit sans limites définies, car toujours extensibles dans l'espace et dans le temps et appelant à l'infini. Ils font des membres d'une famille des parties divisibles en nombre potentiellement illimité, mais indétachables du tout que celles-ci composent et servent ainsi d'abord à délimiter les contours du groupe avant ceux des individus. Ils élèvent le premier au-dessus des seconds en le glorifiant et en exigeant de ceux-ci qu'ils en fassent un objet sacré ou au moins hors du commun.

Le signifiant famille renvoie donc à un groupe d'appartenance mais non délimité par des frontières. En effet, il n'évoque ni temps, ni lieu, ni patronyme, ni même la famille des narrateurs. Cependant, il définit une structure autonome opératoire bienfaisante prête à offrir son cadre et ses règles pour accueillir tous les membres qui voudraient bien se considérer comme lui appartenant. Il la fait traverser le temps et l'espace sans être altérée ni par l'un ni par l'autre. Cette famille est-elle la représentation de l'idéal familial attendu dans le milieu bourgeois ? Est-elle le fruit des attentes imaginaires de certains narrateurs plus que d'autres, dans la mesure où seulement certains récits lui donnent une attention particulière ? Sa présence ne paraît pas dépendre d'une catégorie spécifique de la bourgeoisie.

Quoi qu'il en soit, la sémiologie nous a appris que le mythe a pour charge de fonder une intention historique en nature, une contingence en éternité 365 “. En effet, dit Roland Barthes, le mythe prive l'objet dont il parle de toute histoire ; en lui, celle-ci s'évapore et laisse place à la jouissance sans se demander d'où vient ce bel objet 366 . Ainsi, les récits généalogiques de ces narrateurs ont pour intentionnalité de transformer les représentations de leurs lecteurs sur leur famille en des représentations naturelles. Au moment où ils vont fixer l'histoire de la famille, ils privent paradoxalement le concept même de famille de sa propre histoire sociologique et le déforment pour lui octroyer une valeur d'éternité 367 .

Mais, à cette entité mythique qu'est la famille, nos narrateurs n'y feront plus allusion au-delà de la couverture, de l'adresse ou de l'introduction. En effet, le terme n'apparaîtra plus que comme un déterminant ou comme un qualificatif, toujours subordonné à un autre terme. Il sera, dès les premiers mots de la narration historique, attaché à des patronymes, à des origines, à des chefs, à des pères, à des histoires, à des papiers, à des souvenirs, à des liens, à des propriétés, à des tableaux, etc.

Notes
361.

. En termes sémiotiques, nous dirions que pour le commencement des recueils, nous trouvons cette signification dans la phase de manipulation et sinon, de toute façon dans la figure centrale du parcours figuratif de tous les textes : la figure de la famille.

362.

. Dans la mise en discours des récits,la famille est un acteur collectif qui évolue au fur et à mesure du déroulement de chaque programme narratif. Au commencement de ces récits, l'acteur n'est associé à aucun patronyme. Ce qui se modifiera après définitivement.

363.

. Dans cette fin d'adresse, le partiel est une figure récurrente. Nous la trouvons lorsque le narrateur déclare que la transmission doit faire partie d'un culte et, dans le même énoncé, pour évoquer que la famille est composée de plusieurs parties qui sont les membres de la famille du narrateur. La famille est un tout divisible, un tout composite, mais un tout quand même. En fin du recueil, on verra que la figure représentée comme “ceux qui font partie de la nôtre” laissera place à un autre : “ceux qui nous ont précédés dans la vie” (105/32) ; les membres de la famille, dans cet énoncé, ne sont plus des parties d'un tout – une entité famille – mais sont pris en compte comme des personnes qui précèdent dans la vie.

364.

. Le sujet de l'énonciation (nous) est, dans ces premiers énoncés, tenu séparé des attributs en question (race ou famille ?) pour mieux suggérer que l'auteur ne dit rien de définitif sur leur appartenance à l'une ou à l'autre.

365.

. BARTHES Roland (1957), opus cit., p. 229.

366.

. BARTHES Roland (1957), ibid., p. 239.

367.

. Pour comprendre ce mouvement de déformation, il faut rappeler que “le mythe dit une chose en parlant d'une autre”, comme le dit Jean François Gossiaux, mais d'ajouter que ce n'est pas pour autant qu'il cache quelque chose, car son signifié est manifeste. Il produit une réalité propre apparaissant comme indiscutable car il n'est pas perçu comme mythe. GOSSIAUX Jean François (1984), “Mythologie du nom de famille”, in Dialogue, 84, p. 33. Plus radicalement, explique Roland BARTHES, le mythe ne cache rien ni n'affiche rien : il déforme”. Sa fonction est plutôt de déformer que de faire disparaître. BARTHES Roland (1957), opus cit., p. 215.