1 – 2.2.1. Les causes des épreuves

Voici quels sont ces événements, comment ils arrivèrent et ce qu'ils ont représenté pour les narrateurs.

  • Récit 1 : Dans ce récit, c'est la Révolution qui vient remettre en question le lien de la famille à son pays. Avant elle, en effet, la famille se définissait par son attachement à la France. Elle y consacrait tous ses membres. Après, cet attachement ne paraît plus suffire pour définir l'identité de la famille. Car le patriotisme est une valeur qui n'appartient plus seulement à ceux qui sont issus de l'Ancien Régime. Les partisans du nouveau régime, sont aussi attachés à la France ! L'identité familiale ne peut plus puiser son origine dans cet attachement.
‘“Vous connaissez sans doute l'abominable conspiration historique ourdie contre la Vieille France, depuis les temps qui ont suivi immédiatement la grande Révolution. Elle a été justement flétrie par l'illustre historien Fustel de Coulanges, quand il a écrit : “Le véritablepatriotisme n'est pas l'amour du sol, c'est l'amour du passé, c'est le respect pour les générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu'à les maudire et ne nous recommandent que de ne pas leur ressembler. Ils brisent la tradition française et ils s'imaginent qu'il restera un patriotisme français “(II/6).’

L'identité de la famille ne peut plus tenir de l'état d'assujettissement à des rois et des services que celle-ci pouvait rendre à la France et dans le même temps à la foi : ce temps n'est plus. Le nouveau régime est bien installé, ses points de vue politiques et historiques aussi. Le respect pour les générations qui ont aimé cette Vieille France, est devenu sujet à caution. En effet, la France post-révolutionnaire, explique le narrateur, a retenu les événements de son histoire, de telle manière qu'elle a obligé sa famille à partager en deux l'amour adressé à la Vieille France – l'amour du sol et l'amour du passé – et à opposer ce qu'elle a divisé. Le narrateur se pose la question des fondements actuels de son identité familiale. Celle-ci est en péril et avec elle, la prospérité. Nécessité il y a donc de se poser la question de l'avenir de sa famille : définir le patriotisme pourrait permettre de redéfinir la fonction identitaire de la famille. Pour un colonel, la question est de poids !

  • Récit 2 : Dans ce récit, le narrateur est le premier de la lignée patronymique à n'avoir pas hérité d'une propriété, ni, en conséquence fait hériter ses enfants et petits-enfants. Il est le premier à ne pas être en position de leur transmettre un tel bien. Que ce soit le domaine 387 de Boulieu, le château de Bagnols, les propriétés de Frontenas et de Grigny, et plus proche, celle de Dracé, aucune n'est advenue jusqu'à lui. Aussi, il ne pourra pas transmettre de patrimoine ni les effets de sa jouissance à sa descendance. Son père et sa mère n'avaient pas hérité de propriété non plus, mais très longtemps ils avaient joui de l'agrément et du rapport de la propriété de Frontenas ainsi que de l'agrément de celle de Grigny, et d'autre part, ils avaient acheté Dracé. Le narrateur, lui, n'a pas reçu cette dernière dans le partage et n'en a pas achetée 388 . Le comportement à avoir concernant la transmission, n'a plus de modèle à sa génération. Il ne peut plus s'appuyer sur les pratiques et les actes qui liaient jusqu'à présent chaque propriétaire à ses descendants et à ses héritiers. L'identité familiale se trouve en question, non seulement quant à sa mémoire mais aussi quant à ses valeurs.

Voyons comment le texte met en scène la fin du temps des propriétés. Il n'y a plus de propriétés dans la lignée patrilinéaire depuis la génération du grand-père du narrateur. En effet, c'est la sœur aînée du grand-père, explique le narrateur qui, peut-être bien, a eu l'exploitation familiale des origines.

‘“Pour des raisons que j'ignore, Ambroise ne continua pas l'exploitation du domaine qui, peut-être bien, fut cédé à sa sœur et à son beau-frère, ses aînés” (5/1).’

Dans les lignées maternelles, l'arrière-grand-père du narrateur (le grand-père paternel de sa mère) possédait et habitait le château de Bagnols et avait une propriété d'agrément et de rapport à Frontenas, et son épouse, une propriété d'agrément à Grigny (p. 15). Il transmet à son fils aîné le château et au grand-père du narrateur, en contrepartie, la propriété de Frontenas.

‘“Lucien, notre Grand-Père, est né le 22 prairial an VIII (1er janvier 1800) et s'est marié avec Stéphanie Palluis, le 30 janvier 1828. Son Père, Claude-Marie, possédait et habitait le château de Bagnols, qui, en partage, fut attribué à Auguste. Lucien eut, en contre partie dans son lot, notamment la propriété de Frontenas, qui était en partie d'agrément, mais surtout de rapport” (99/2).’

Mais la propriété de Frontenas fut au décès de ce grand-père, licitée, puis saccagée et enfin, vendue :

‘“Au décès de Grand'Père cette propriété fut licitée et achetée par tante Brun qui la saccagea, faisant abattre les plus beaux arbres du jardin et négligeant l'entretien des bâtiment, comme du jardin.
Ses enfants la vendirent à l'autorité Diocésaine” (99/20).’

En effet, la liquidation de l'héritage de ce grand-père s'est achevée avec la vente de la propriété de Frontenas par les enfants de la tante du narrateur 389 .

Remarquons que les mises en scène de ces trois successions n'ont pas le même ton et montrent une progression dans l'intensité émotionnelle, chez le narrateur. En effet, l'énoncé traduisant le transfert de jouissance de la propriété de Frontenas à la tante Brun et à ses enfants a une force évocatrice que n'ont pas les transferts de Boulieu et de Bagnols. Il occupe dans la narration beaucoup plus de place que les deux autres. Est-ce parce que la jouissance de cette propriété s'est faite sans respect et donc sans respect pour ceux qui l'avaient occupée ? Ou bien est-ce parce que le narrateur l'avait fréquentée enfant et montrait plus d'émotion à la voir disparaître ?

La transmission de Boulieu est contée comme la production d'une logique de continuité même si celle-ci s'est faite hors de la lignée du narrateur. Celle de Bagnols, au contraire, porte le poids de l'inégalité du sort : le château paternel étant la partie légitimée de l'héritage et Frontenas le fruit d'une contrepartie 390 .

  • Récit 3 : Dans ce récit, l'événement est la remise en question du rattachement de la famille aux Armand de Barry. Rien, dans la mémoire familiale, dit le narrateur, ne peut apporter la preuve de ce rattachement, à l'exception d'un signe : l'argenterie en possession de la famille, au XVIIIe siècle, était frappée des armoiries de ces Armand 391 . Dans tous les cas, rien ne prouve, jusqu'à présent, donc que cette lignée soit de la même famille que celle du narrateur.
‘“Nous ne le saurons sans doute jamais. Toutefois, elles étaient sur notre argenterie à la fin du XVIIIe siècle” (1/14).’

Aussi, le narrateur est en question sur ses origines et en conséquence il le devient sur celle de ses armoiries. L'identité de la famille est donc entamée par un doute désormais structurel. Devant cette découverte, le narrateur a donc cherché d'où pouvaient venir ses armoiries. Cela pourrait lui permettre d'en déduire d'où il vient. Il a recensé toutes les hypothèses plausibles. Il y en a plusieurs mais aucune n'a donné de preuve sérieuse. L'évidence est là et doit être prise en compte, dit-il dans son introduction : la continuité de la filiation entre sa lignée patronymique et la très ancienne famille Armand de Barry reste sans fondement. En contestant cela, le narrateur a rendu sa famille comme orpheline. Mais surtout, il lui a enlevé ce qui lui donnait sa position symbolique, à savoir son appartenance à une aristocratie des plus anciennes.

  • Récit 4 : Dans ce récit, la famille a subi les effets des partages successifs de la fortune depuis la mort de Scholastique Bonaventure Pavois, c'est-à-dire depuis 100 ans. La fortune immobilière s'est ainsi vue rétrécir jusqu'à devenir seulement des éléments et ne plus être reconnaissable : on apprend ce destin dans les derniers mots du récit :
‘“Ainsi en 1887, cinquante ans après que F.F.B., en devenant notaire en 1838, avait pu commencer l'édification d'une grande fortune immobilière, cette fortune se trouvait sérieusement rétrécie ; ses héritiers en conservaient néanmoins des parts très importantes.
Depuis cette dernière date, en 100 ans, des partages entre des descendants exceptionnellement nombreux, partages assortis de quelques aliénations en nombre d'ailleurs limité, ont continué à en modifier profondément la physionomie” (p. 10 et 11).’

Après les temps de Scholastique Bonaventure, tel un manteau précieux et protecteur qui se défait en lambeaux, la fortune est tombée en morceaux de plus en plus petits. C'était comme si aucun investissement n'avait plus été possible depuis cette mort 392  ! Au fur et à mesure des partages, l'identité de la famille perd ce qui faisait son unité.

  • Récit 5 : L'événement qui vient radicalement transformer la vie de la famille à ses commencements, est la déchristianisation des campagnes, venue de l'extension des villes. En effet, les campagnes n'ont plus désormais la possibilité de voir sortir de l'ombre ses enfants, grâce aux vocations religieuses. Ces vocations permettaient de donner à la famille une notoriété mais nourrie de modestie et d'humilité ce qui convenait à son identité terrienne. Aujourd'hui, la notoriété de la famille ne peut plus être atteinte que par la mobilité géographique vers les grandes villes et par l'ascension sociale de ses membres dans celles-ci. L'identité familiale ne peut plus s'organiser sur l'amour que l'on avait à la fois de Dieu, de la famille, de son prochain et de son petit domaine familial. Désormais, ces amours sont antinomiques.
  • Récit 6 : Les idées avancées sur la bourgeoisie du XIXe siècle ont remis en question l'évidence de l'image bigarrée que se faisait la famille d'elle-même : elle avait un bourgeois dans sa filiation patronymique et c'est lui qui lui avait donné la notoriété. Etre bourgeois était devenu suspect. Jusqu'à ce jour, la diversité sociale et géographique des membres de la famille n'avait pas créé de différences de valeurs. La filiation bourgeoise devait être désormais considérée pour elle-même et être validée autrement que par le sang car toute identité familiale était soupçonnée.

Conclusion

Ainsi, des événements ont ébranlé l'identité des familles et fait cesser les équilibres établis précédemment. Pour les autres familles de notre corpus, il en a été de même. Ainsi, pour l’une de celles-ci, on peut voir l’incertitude sur l’origine sociale de la filiation avant l’aïeul (bourgeoise ou noble) et pour une autre l’avènement du capital comme source d’enrichissement reconnue par l’Eglise.

Les événements sont, en résumé, pour notre corpus de référence :

  • la Révolution
  • la disparition des propriétés de famille
  • la mise en cause de l'origine aristocratique de la lignée patrilinéaire
  • la succession des partages
  • la déchristianisation des campagnes
  • la suspicion sur la bourgeoisie du XIXe siècle

Ces événements proviennent d'origines diverses imposées par les mouvements de l'histoire, l'évolution des mentalités, le partage des successions et les silences de la mémoire, mais ils engendrent tous des problèmes identitaires mettant en jeu les positions sociales des familles. Ils surprennent par la radicalisation de leurs effets. Ils sont arrivés sans que rien n'ait pu être prévu. Ils sont venus du dehors de la famille mais aussi du dedans, ce qui n'a pas empêché leur imprévisibilité. Ils ont apporté avec eux la division et une limite radicales. Ils sont incontournables. Après n'est plus comme avant. Et ce qui n'était que présent, se voit relégué dans le passé. Tous ces événements ont privé les familles de la jouissance des biens qui leur procuraient leur équilibre.

L'identité de chaque famille est ainsi décrite comme menacée de perdre les caractères qui l'avaient définie à ses tout premiers commencements : des tensions sociologiques s'expriment entre deux modes de vie dont le premier est mis en scène comme révolu et le second comme non intégrable dans le premier. Comme les sociétés ou les peuples, les familles bourgeoises ont leurs mythes et traitent leurs tensions sociologiques par les moyens de ceux-ci. Elles vivent aussi des tragédies ou des drames, mettant en péril leur identité, à certains moments de leur histoire. Leurs structures sont aussi aux prises avec les événements de l'histoire, au sens de Claude Lévi-Strauss 393 .

Les événements sont réels ; mais pour autant, les familles avaient-elles avant eux, un équilibre identitaire tel que dépeint par les récits ? Sont-ils instruits uniquement à cause des bouleversements sociologiques qu'ils ont produits ? Ne servent-ils pas d'autres buts, comme l'indique Bronislav Malinowski, à savoir transmettre une réalisation claire de l'idée de fatalité inévitable et inflexible à la descendance 394  ?

En conclusion, nos récits généalogiques, tels des mythes, ont pour fonction de mettre en scène, de façon exemplaire, les rapports de forces constants qui existent entre les données de l'histoire et les lois de structure qui définissent les équilibres que les familles se donnent pour se maintenir ou que les sociétés ou groupes déterminent à l'intention de celles-ci. Ils traduisent, à l'attention des lecteurs, les résistances de leur structure familiale à l'intégration des événements qui se sont imposées à leurs ancêtres.

Enfin, nos auteurs ont-ils été plus sensibles que d'autres membres de leurs lignées ou de leur génération, à ces rapports de force ? Ont-ils plus ressenti que d'autres les résistances de leur famille à l'intégration des événements décrits ? Ou bien, nos récits sont-ils le fruit inconscient de l'esprit humain, à l'œuvre dans toute structure sociale, au sens de Claude Lévi-Strauss ? Continuons d'observer nos récits et la structure mythique qu'ils construisent. Mettons maintenant en lumière les pressentiments et les réactions émotionnelles de nos narrateurs, devant les événements 395 .

Notes
387.

. L'analyse de la figure de la propriété, permet de voir qu'au moment de sa cession, la propriété des premiers ancêtres Collas (Boulieu) est devenue un domaine. De la propriété au domaine, n'y peut-on y voir une hyperbole marquant l'ampleur de la disparition !

388.

. Cette propriété est achetée en 1881 et la famille en a la jouissance en 1884 (p. 75), le narrateur a alors 20 ans. Nous apprendrons au cours d'un entretien que c'est un des frères de ce dernier qui en a hérité, puis qu'elle fut vendue par les enfants de celui-ci plus tard.

389.

. Il nous faut remarquer que cette tante n'est pas appelée par son prénom ; elle est nommée tante Brun. C'est son patronyme qui l'identifie. Aucun possessif ne donne un signe d'attachement à cette tante. Peut-on faire l'hypothèse que l'absence spécifique en cette partie du texte de marque du possessif et l'omission de prénom donnent à lire le sentiment du narrateur à l'adresse de celle à cause de qui la propriété a disparu ?

390.

. Il faut ajouter à ces disparitions celles de la propriété de son oncle Jules dans laquelle il se rendait enfant et qui est pour lui exemplaire du mode de vie grand bourgeois (p. 101) et de Grigny ayant appartenu à sa grand-mère maternelle (p. 103).

391.

. Dans l'avant-texte qui a précédé la publication de cette version, le narrateur ne parlait pas de ce signe. Il était plus radical. Le rattachement était désigné comme totalement improbable. Dans ce texte, il concède un fait à la preuve du contraire.

392.

Le procès narratif de l'ascension sociale et le parcours figuratif de la fortune montrent bien l'inversion des données : on verra qu'à l'origine, il y avait une accumulation des biens avec une répartition des tâches attribuées à chaque lignée (aux hommes de la lignée patrilinéaire, le travail, et aux familles alliées, l'apport des premiers biens), puis à partir de F.F.B. la distribution de ces tâches s'inverse et la fortune est modifiée dans sa “physionomie”, devenant des “parts très importantes”, des “partages assortis de quelques aliénations”, et enfin des “éléments” ayant pu être gardés. Après le décès de Scholastique Bonaventure Pavois-Bétiny, la fortune ne fait plus de fruits.

393.

. LEVI-STRAUSS Claude (1962), opus cit.

394.

. MALINOWSKI Bronislav (1935), opus cit., p. 142.

395.

. Bronislav Malinowski (1935) explique que l'idée de fatalité, dans un mythe, est produite par la mise en scène de pressentiments et de réactions émotionnelles devant des événements qui s'imposent (p. 142).