1 – 2.2.2. Les retentissements des épreuves

Chacun de nos narrateurs montre combien l'état de sa famille a été et est encore atteint dans son identité à cause de ces événements. Voici les effets en chaîne que ceux-ci ont produit sur eux et sur leurs proches, et les interrogations identitaires qu'ils énoncent avec émotion.

En effet, une autre division a suivi la Révolution : la double foi en Dieu et dans le Roi s'est divisée en deux sentiments puis en deux vérités : la vérité religieuse et la vérité politique.

‘“Ces hommes d'Ancien Régime ainsi que les bonnes aïeules, leurs compagnes, ont ainsi traversé la vie, solidement appuyés sur la double foi religieuse et monarchique. A travers la Révolution, cessentiments ont continué à être ceux de leurs descendants jusqu'à mon père, jusqu'à moi-même. Ils ont été aussi ceux de vos deux frères aînés, tombés victimes de la cruelle guerre, fruit amer des erreurs révolutionnaires. Ils avaient trouvéla vérité religieuse dans leur berceau et ils lui ont été fidèles jusqu'à la mort ; quant à la vérité politique, ils l'avaient acquise dans les années qui précédèrent la guerre, dans le même temps qu'ils arrivaient à l'âge d'homme ; et eux, qui étaient animésd'un idéalisme si désintéressé, n'y avaient pourtant accédé que par une démarche de la plus froide raison, à la lumière du vigoureux enseignement de l'Action Française” (IV/2).’

En effet, à cause de la Révolution, la foi n'a plus pu être donnée aux rois et a fait retour sur chaque membre de la famille sous forme de sentiments libres. Elle s'est trouvée sans objet d'appui en lequel croire et à suivre. Que ou en qui croire, est devenu une interrogation centrale qui a pris toute son acuité à la génération des fils aînés du narrateur. En effet, à cette génération, la foi religieuse s'est métamorphosée en vérité religieuse et la foi monarchique, en vérité politique. Mais, toutes deux ne sont plus venues des mêmes sources de transmission : la vérité religieuse est restée le fruit de l'héritage familial et la vérité politique s'est acquise avec la maturité. Les choix que les fils du narrateur ont faits, concernant la vérité politique, les ont divisés intérieurement. En effet, précise le narrateur, les deux frères sont restés fidèles, jusqu'à la mort, à la vérité religieuse. Mais c'est une démarche de froide raison qui a mobilisé, malgré l'idéalisme désintéressé de leur âme 396 , leurs choix politiques. Ainsi, pour ces fils aînés qui ont reçu les mêmes sentiments que leurs pères, il leur a été demandé, à leur génération, de faire face à deux vérités et ils ont été divisés dans leurs sentiments 397 .

Le narrateur n'évalue pas les relations de ses deux fils aînés à ces deux vérités de la même manière. Il donne à leur vérité religieuse le statut d'une fidélité à la continuité de leurs pères ; mais pour leur vérité politique, il invite à voir des contradictions dans l'origine de leurs choix. Une froide raison – la plus froide – dit-il. Ces termes évoquent l'implacabilité de leur démarche, à ses yeux. Mais à côté, c'est un idéalisme nettement généreux qui leur est reconnu, sans hésitation. L'enseignement donné par l'Action Française a ainsi servi leur raison en leur ayant fait bénéficier de forces et d'éclairage. Mais pour autant, il n'a pas servi leur foi, ni leur vie 398 .

Continuons d'observer les liens entre la Révolution et les événements dont a pu souffrir, personnellement, le narrateur à cause d'elle. Remarquons le lien que celui-ci établit entre la guerre, pendant laquelle sont tombés ses deux fils, et les erreurs de la Révolution. Ce lien est énoncé en termes métaphoriques : la Grande guerre est, pour lui, le fruit amer des erreurs révolutionnaires . Ce fruit amer 399 est-il fruit à manger, fruit récolté, ou bien fruit de l'engendrement ? Quel est cet arrière goût qui reste après avoir mangé du fruit ? Le narrateur ne donne aucune réponse directe. Le fait est posé ainsi. Reste à lire la métaphore, pour les enfants encore vivants : car l'histoire des deux aînés du narrateur est d'abord l'histoire des frères des lecteurs car le narrateur parle de ses fils sous les termes de frères de ces derniers. La métaphore ne fait-elle pas du fruit amer – son fruit amer à lui – la génération de ses fils qu'il a laissée tronquer à la guerre ? 400 Il était père et colonel engagé en politique et dans la guerre ! N'était-il pas responsable de la mort de ses fils ? Ne dit-il pas à ses autres enfants sa responsabilité dans la mort de leurs frères aînés ? Il servait la patrie, mais il était attaché – et ses fils avec lui – à la vieille France. Ses contradictions n'ont-elles pas entraîné ses fils dans la mort ? Ses enfants ne se sont-ils pas sacrifiés à sa cause ?

La présence de la dédicace à leur attention, en première page du recueil, vient préciser les questionnements du narrateur 401  :

‘“A la mémoire
de mes deux chers fils
FRANÇOIS ET JACQUES

et de mon neveu
HENRY DELÉRABLE

tués à l'ennemi
au cours de la guerre 1914-1918”’

Examinons l'organisation graphique de la dédicace pour apporter des précisions à cette question du sacrifice. Ce qui frappe dès l'immédiat c'est l'organisation des conjonction et disjonction des prénoms et patronyme. Les fils sont nommés par leurs prénoms et qualifiés affectivement de chers”. Mais, c'est au neveu que le patronyme est conjoint ; aux côtés des fils, le patronyme n'est plus. Mais pourquoi, reste-t-il associé au neveu 402  ? Ne peut-on faire l'hypothèse que l'absence du nom de famille aux côtés des fils, dans la dédicace, appelle à lire que le dédicateur a été touché dans sa génération et en même temps dans son patronyme. Car finalement la mort (héroïque) de fils et neveu rejaillit honorablement sur un colonel. Donner ses enfants à la France, c'est logique pour un colonel. Il en a même donné deux . Il les a sacrifiés, mais il a aussi payé le prix (chers) 403 . Le sacrifice des fils a été le sacrifice du père 404 . A-t-il réalisé qu'il avait aussi sacrifié le nom de son père avec le nombre d'enfants, et ceci dans une guerre du nouveau régime ? Le nom de son père ne se perpétuera pas en François et en Jacques. Le narrateur a-t-il pris conscience qu'il a sacrifié ses fils lui-même, mais aussi le nom de ses pères ?

Observons les derniers énoncés du récit. Ils confirment que ces morts héroïques de la famille sont des sacrifices 405  :

‘“Parmi sa nombreuse descendance, une mention spéciale est due aux trois de ses petits-fils qui, portant son nom tombèrent sur les champs de bataille de la terrible guerre de 1914 (...).
François, Jacques et Henry Delérable, appartiennent à cette génération qu'un jeune écrivain de grand talent, Henri Massis a si bien qualifiée de 'génération sacrifiée '“(p. 72-74).’

Ainsi, le narrateur a vécu la mort de ses fils aînés comme une mort sacrificielle. Pour lui, fils et neveu appartiennent à une génération sacrifiée. Mais à qui ces victimes ont-elles donné leur vie : à la patrie ou au régime perdu ? Toutes ces questions semblent comme restées en suspend. Sans doute, la mort des fils a-t-elle induit ces interrogations d'un père ! Sans doute, a-t-elle mis le père en dette ! Passer du monarchique au politique, n'était-ce pas la question du père à laquelle les fils se sont consacrés ? Choisir le service de la France avec l'Action française et la guerre n'était-ce pas l'idée du père avant celle des fils ? Quoi qu'il en soit, comme la dédicace le montre dans son organisation graphique et comme les derniers énoncés du texte le présentent avec insistance, ces petits-fils, écrit le narrateur, qui portent le nom de son père, doivent avoir une mention spéciale 406 .

Ainsi, les fils vivants doivent-ils comprendre que leur père a réalisé qu'il a laissé sacrifier deux lignées de la descendance de son propre père et non seulement les enfants qui lui appartenaient ? Le narrateur veut-il faire comprendre par sa métaphore que la famille a, depuis la perte de l'Ancien Régime, engagé son destin et consacré ses fils à agir pour faire revenir le régime qui avait si bien abrité la prospérité de celle-ci mais, que la mort est advenue pour eux ? Est-ce cette mort qui a fait s'interroger le narrateur, plus particulièrement qu'un autre de sa lignée ou de sa génération ou de sa fratrie, sur les résistances de sa famille à intégrer les conséquences venues de la Révolution ? Le narrateur n'a-t-il pas écrit son récit généalogique parce qu'il a pris conscience de ses propres divisions, de son conflit de loyauté entre le service de la Vieille France et le patriotisme et de ses choix impossibles entre sa fidélité à ses pères et sa fidélité à son pays avant le sacrifice de ses fils ? 407  

  • Récit 2 : Dans ce récit, la disparition des propriétés familiales a eu deux conséquences sur le narrateur. La première concerne la fonction de sécurité qu'elles avaient pu avoir dans son histoire après les événements tragiques qui l'ont touché lui et sa famille à partir de l'année 1873. En effet, les propriétés ont été un bonheur pour cette famille qui fut éprouvée par le décès de la mère, des deux sœurs et d'un frère du narrateur. Celui-ci y a puisé dès l'enfance la sécurité pour surmonter ses épreuves. Aussi, leur perte vient redoubler ces premiers malheurs. Que leur restera-t-il pour accueillir leur existence éprouvée ? Est-il possible de continuer à vivre sans ce bonheur ?
‘“C'était la maison patriarcale par excellence, tant pas son aspect simple et accueillant, que par ceux qui l'habitaient, qui tous s'inspiraient des traditions d'autrefois, se montrant bons et charitables envers tout le monde. Le Potêt était notre but préféré de promenade malgré son éloignement de Belleville : nous y étions toujours accueillis avec le même sourire de bonté (…). C'est chez eux que j'ai passé le temps de ma convalescence après ma fièvre typhoïde en décembre 1873 408 , un mois qui m'a laissé d'agréables souvenirs” (p. 8).’

La seconde conséquence concerne la transmission des valeurs et de la mémoire familiale. En effet, dans la famille, jusqu'à sa génération, on vivait ensemble sur les propriétés et on profitait de ses fruits. De ce fait, on possédait toujours les informations sur les auteurs directs grâce à leur attachement aux propriétés. Or, la disparition de celles-ci transforme les modalités des liens entre les membres de la famille et les procédures de transmission traditionnelle du passé. Avec sa génération, le lien familial doit trouver d'autres formes de transmission et devenir un objet d'attention particulier, au risque de voir disparaître le passé. Vivre dans l'intimité familiale à Lyon, quand la propriété n'est plus, n'a pas les mêmes conséquences sur la connaissance de la famille.

En effet, le narrateur témoigne d'un drame qui l'a touché. Il n'a pu obtenir tous les renseignements qu'il désirait transmettre sur la vie de son père et de ses grands-parents paternels parce qu'il n'a pas pu anticiper sur les événements :

‘“Je ne possède malheureusement que peu de renseignementssur les ancêtres. J'aurais pu interroger mon Père au cours des sept années de vie intime que nous avons passées en tête à tête rue Laurencin, d'octobre 1887 à novembre 1894. Que ne l'ai-je fait ! Certainement il aurait éprouvé du plaisir à m'initier aux souvenirs de sa vie, de celle de ses parents et moi-même, indépendamment du plaisir que j'éprouverais aussi de les mieux connaître, j'aurais aujourd'hui la satisfaction de les transmettre ”(1/9).’

Le narrateur exclame son regret de n'avoir pu interroger son père de son vivant alors qu'il avait été dans son intimité, 7 années durant. Maintenant, son père est décédé, il est trop tard !Il aurait pu l'interroger 409 , mais l'action ne s'est pas réalisée. Il ne lui reste que l'inconditionnel du fait. Il est impuissant à pouvoir donner une raison à cette impasse dans laquelle il s'est retrouvé. Il agissait comme du temps des propriétés. Il ne s'inquiétait pas de transmission ; il profitait des biens et de la vie des pères et vivait dans leur proximité. Cette proximité des pères sur la terre de ceux-ci suffisait à définir l'identité familiale. Mais aujourd'hui, cette proximité hors de la propriété – voire même son intimité – ne transmet plus les mêmes représentations.

Les renseignements sur les ancêtres que le narrateur voudrait bien transmettre, sont donc malheureusement incomplets, de son fait 410 . Avec la disparition de son père, la mémoire de la vie de celui-ci et de ses propres parents disparaît. A l'heure où le désir de transmettre à ses enfants et petits-enfants advient pour lui, la radicalisation de la disparition met à l'épreuve son désir. Elle entame sa joie de prendre part à la dette cultuelle de transmission qu'il considère devoir par tous à la famille et de témoigner de sa vénération à ceux qui en font partie.

Dès lors que cet événement est arrivé, toute transmission ultérieure en portera la marque : l'absence est définitive. Le narrateur se met en cause et son impuissance à déduire une raison à son acte est objet de souffrance. Cette souffrance qu'il exprime comme la sienne, il ne la tient pas comme conjoncturelle mais comme structurelle, c'est-à-dire comme attenante aux nouvelles données apportées par la disparition des propriétés. Le narrateur semble supposer, en effet, qu'il n'y a aucune raison pour que, ce qui lui est arrivé, n'arrive pas aussi à ses enfants et à ses petits-enfants. N'est-ce pas la raison qui l'a poussé à l'écriture ?

  • Récit 3 : Dans ce récit, le narrateur, qui se trouve confronté aux preuves de l'absence de lien de filiation entre les nobles Armand de Barry et sa lignée patrilinéaire, voit l'attachement des armoiries à sa famille mis en doute. En effet, maintenant que ses origines patrilinéaires ne sont plus pensées comme aristocrates, le narrateur s'interroge sur l'origine de ses armoiries. Il est confronté à une seconde question sur son origine, une seconde mise en cause de la position symbolique de sa famille. Et il témoigne de son impuissance à prouver comment ces armoiries ont appartenu à la famille. Pour lui, leur appartenance relevait de l'évidence. Mais, désormais, il n'y a plus, d'emblée, d'unité entre sa famille et ses armoiries.

Le narrateur expose et instruit les parcours qu'auraient pu avoir fait les armoiries entre des lignées portant son nom et la sienne, dans le cours du passé familial.

‘“La famille Armand dite de Vichy et d'Auvergne, avec laquelle le point de rattachement n'a pu être établi, mais, qui, d'après sa tradition familiale, serait originaire de Sainte Cécile d'Andorge, est connue depuis la fin du XVIIe siècle à Puy-Guillaume en Auvergne, porte également les mêmes armes que nous . Toutefois, rien ne prouve que nos arrières grands-parents, qui se connaissaient au XIXe siècle, n'aient pas pris le même blason étant donné qu'ils portaient le même nom.
Il en est de même pour les Armand de Nîmes et de Uzès qui, eux de façon certaine, ont la même souche que nous. Mais il y a toujours eu des liens familiaux entre les deux branches et il est trèspossible que les uns aient transmis aux autres leurs armoiries ” (1/16).’

Ainsi, au contraire des contes et mythes qui font retrouver aux enfants orphelins des origines nobles et élevées, le narrateur fait retomber sur terre sa famille ! Dans la mesure où c'est l'état de ses connaissances qui a apporté cette chute, peut-il en rester à un simple constat ? Ne se sent-il pas, maintenant, obligé vis-à-vis de sa parentèle et de ses descendants de reconstituer ce qu'il a défait, avec les mêmes moyens, c'est-à-dire de retrouver les traces de leur véritable histoire familiale ? Se sent-il une dette envers ses pères qu'il n'a donc jamais honorés ni même considérés du fait des croyances familiales, pour écrire cette histoire avec ses nouvelles données ?

  • Récit 4 : Dans ce récit, c'est la multiplicité des partages qui menace l'identité familiale, la fortune se réduisant à chaque génération. Mais ce qui inquiète le narrateur, ce n'est pas tant cette réduction que ses conséquences, à savoir le relâchement des liens familiaux. Ce relâchement, estime-t-il, avait commencé après la sortie de l'indivision des enfants de François Félix Bétiny, quand il a fallu régler la succession de Scholastique Bonaventure Pavois, la mère de celui-ci.
‘“Enfin la grand-mère Scholastique Bonaventure étant décédée en Avril 1883, l'ouverture de sa succession avait sans doute apporté des éléments d'appréciation nouveaux tandis que sa disparition ne pouvait que relâcher les liens existant entre les quatre frères et sœurs.” (p. 8-9).’

A présent, ce sont les liens entre les héritiers d'Ouroux qui sont restés les plus étroits, fait-il remarquer dans sa conclusion. Mais qu'en est-il des autres ? En effet, dit-il, ceux qui ont pu garder des parts sur les terres achetées, pour agrément, par le fondateur de la fortune, ont encore la possibilité de relations familiales. Les liens avec ceux qui n'ont pas eu ou n'ont plus de biens à Ouroux sont-ils menacés ? Et, en conséquence, l'avenir des liens entre les descendants de ceux qui ont encore des éléments est-il menacé aussi ?

‘“Le souvenir de celui qui la constitua n'en reste pas moins très vivant notamment parmi tous ceux qui, ayant pu en garder quelques éléments dans la région d'Ouroux, ont encore la possibilité de relations familiales fréquentes” (p. 11).’

En effet, l'implacable partage semble avoir fait une œuvre de division. Il l'a fait jusqu'à partager les héritiers sur la vision de l'histoire de leur fortune familiale. Le narrateur a senti un péril pour l'unité de la famille et donc pour l'identité de celle-ci ? A-t-il voulu réhabiliter avec son récit la mémoire d'un homme oublié derrière l'immense personnalité de sa mère ? La litote dont il use pour évoquer le souvenir de celui-ci autorise ces questions. Etait-il impuissant à savoir à qui on devait attribuer la paternité de la fortune familiale : à celui qui l'avait laissée ou à celle qui en avait conservé l'indivision ? Qui a été le chef de famille ? était-elle une question pour lui, puisque la vie de la mère s'était confondue avec celle du fils ? Dans tous les cas, revisiter cette histoire, n'était-ce pas pour lui, retrouver, par l'intermédiaire du récit, l'unité familiale, cette indivision si chère à Scholastique Bonaventure ?

  • Récit 5 : Dans ce récit, l'événement menaçant l'identité familiale est donc la déchristianisation des campagnes. La notoriété familiale ne peut plus venir que par les moyens de la migration et de l'ascension sociale. Aussi, avec une telle modalité, s'inquiète-t-il que la vie humble et pénible des ancêtres issus de la terre ne soit pas oubliée, car avec l'ascension, arrive la honte des proches origines terriennes ! Leur mémoire a tous les risques de ne commencer qu'avec la construction de la maison mère, signe de leur montée sociale à tous, qui les réunit en ce jour de commémoration. Est-ce cette inquiétude qui l'a amené à étudier les origines de sa famille depuis plus de quarante ans 411  ?
  • Récit 6 : Les jugements suspects portés sur la bourgeoisie du XIXe siècle ont entraîné la division dans l'unité de l'héritage familial et frappé de honte, rétroactivement, le narrateur. Celui-ci s'est trouvé obligé de faire une entorse à sa croyance dans son héritage varié et bigarré. Il devait décomposer le faisceau familial. En recherche de vérité, il a voulu éclairer le fanal sur tout le passé familial pour traiter la question en profondeur. Maître cultivé et fin lettré, professeur de lettres classiques, ce narrateur pouvait-il rester insensible aux discours des années 60-70 ? A-t-il voulu rendre compatibles les multiples facettes de l'identité de sa famille, afin que son appartenance à une lignée bourgeoise et ses choix intellectuels soient conciliables ?

Conclusion

Les épreuves qui ont été les conséquences des événements ayant apporté la fatalité sur les familles des narrateurs de notre corpus de référence, sont :

  • Le sacrifice des fils
  • La disparition de la sécurité
  • L’absence de preuve du rattachement des armoiries à la famille
  • Le relâchement des relations familiales
  • La perte des vocations
  • Une origine bourgeoise indéniable dans l'héritage familial

On trouve aussi des épreuves comparables rapportées par les autres narrateurs de notre corpus. Ainsi, par exemple on rencontre une narratrice qui souffre de ne pas pouvoir transmettre le nom illustre de sa lignée d’artiste, étant fille unique, et un autre narrateur qui voit dans la perte de la tradition, le risque du déclin et de la dégénérescence de ses descendants.

Toutes ces épreuves ont révélé aux narrateurs, à leur corps défendant, des altérations 412 dans la transmission de leur mémoire patrilinéaire.

  • L'enseignement de l'irrespect pour les générations de l'Ancien Régime
  • La privation de renseignements sur le père et les grands-parents paternels
  • L’incertitude sur l’appartenance des armoiries à la famille
  • L'effacement de la mémoire du fondateur de la fortune
  • La honte des proches origines terriennes
  • Le soupçon sur la mémoire du bisaïeul bourgeois

Toutes ces épreuves ont révélé des incompatibilités dans les représentations qu'ils avaient tous de leurs modes de vie en famille, de leurs valeurs et de leurs mémoires. Elles ont rendu leurs rapports à leur famille inadaptés et, à cause de cela, leurs actions ont précédé leurs réflexions et les ont débordés. Dans les autres récits de notre corpus, on trouve aussi une narratrice qui, souhaitant se remarier, doit donc renoncer au patronyme de son mari et en conséquence à celui de son père (dans la mesure où son premier époux était son cousin germain paternel, qu’elle avait choisi pour continuer la mémoire de son père) ; elle craint de faire défaut à cette mémoire. On remarque encore un autre narrateur qui, ayant perdu son père trop tôt, n’a pu conserver que des lambeaux de tradition, ce qui l’a empêché de connaître les modèles sur lesquels ses paternels se sont reposés pour faire leur choix entre travail et capital.

Les narrateurs reconnaissent, ainsi, tous, leur impuissance à avoir pu concilier les transformations des valeurs de leurs nouveaux contextes socio-historiques ou familiaux avec leurs modes de vie issus directement de leurs parents et aïeux. Interrogés par leur incapacité à avoir pu anticiper sur les effets de ces événements dans leur propre vie, engagés devant leurs descendances, ils ont instruit une réflexion et rechercher l'histoire de leurs familles a posteriori. Ils ont alors mieux cerné les enjeux familiaux qui les ont précédés et ont voulu transmettre leurs nouvelles perspectives sur ceux-ci. Ils témoignent tous des modalités sous lesquelles les dilemmes se sont posés à eux : soit, avoir cherché à être fidèles, comme leurs aïeux, à une référence qui pourtant s'opposait depuis les événements à une autre.

Les références qui s'opposent dans notre corpus de référence sont :

  • La Vieille France et la patrie
  • La propriété terrienne et le culte de la famille
  • La lignée aristocratique et la lignée bourgeoise
  • Le chef de famille sa mère et le fils ayant laissé la fortune
  • L'illustration de la famille par des religieux et l'ascension sociale
  • Les droits du sang et l'héritage bourgeois

On peut aussi constater dans nos autres récits, pour un narrateur, le travail et le capital, et pour une narratrice, se marier en référence au père ou à soi. Nous voyons que tous nos récits mettent en scène sous les formes du mythe des drames à l'origine de ces conflits de références. Ils traduisent des réalités vécues par nos auteurs et leurs familles. Mais, pour autant, recouvrent-ils les enjeux dégagés par l'analyse sociologique effectuée dans notre partie précédente ? On sait que les mythes d'origine ne se confondent pas avec les réalités socio-historiques vécues par ceux qui les créent ou les récitent, même s'ils en sont la conséquence et servent à leur expression. Nous avons vu que nos auteurs avaient bien été provoqués par la radicalisation de ruptures, déclarées comme la suite d'enjeux socio-historiques ou familiaux vécus, puisque tous l'ont indiquée dans leurs adresses ou dans les entretiens. Mais, nous avons pu constater qu'ils n’ont pas énoncé, en tant que tels, les enjeux issus des négociations conjugales des mémoires de leurs parents, ni les déclassements qu’ils avaient pu ressentir, étant donné leur propre trajectoire. Ce qu'ils figurent sont les drames qui peuvent nourrir les imaginaires familiaux sans diviser leur famille. Les altérations de la mémoire des paternels et la crainte de l’avenir sont bien prises en compte dans le mythe, mais elles sont remises à la conséquence des évènements ayant amené le temps des épreuves. L'objectif du mythe est de voiler certaines contradictions engendrées par les événements historiques, dit Bronislav Malinowski, plutôt que d’enregistrer fidèlement ces évènements ; il se rapporte à une réalité vivante, à la fois rétrospective et actuelle 413 . Il est ainsi de révéler, mais non sans perdre la perspective de l’unité, et de toucher les affects des membres des familles autant que leurs intelligences. Les débats et discussions sont vains à un moment donné devant la radicalisation des faits ou des résistances à ceux-ci. Seules des causes lointaines sur lesquelles on ne peut jouer peuvent laisser espérer à une analyse nouvelle et seul un appel à des sentiments peut rouvrir des perspectives sur l'avenir.

Les lecteurs sont appelés à être témoins de leurs imaginaires, en faisant mieux connaissance de leurs univers familiaux. Ils peuvent y voir deux mondes qui s'opposent et se succèdent : celui, originaire – paradisiaque et regretté, mais révolu – dans lequel se sont forgées leurs valeurs identificatoires et celui, contextuel, qui a fait chuter le premier et régit leur vie avec d'autres valeurs, nouvelles, inassimilables et exclusives des premières. Ils apprennent qu'ils sont dans une impasse à se maintenir dans ces incompatibilités et se trouvent sollicités par les narrateurs à réorganiser leurs relations avec ces deux mondes.

Reprenons les références de chaque monde du mythe et voyons quelles identités elles définissent. Se confondent-elles avec celles qui caractérisent les lignées paternelle et maternelle des auteurs ? On peut les classer en deux groupes pertinents opposés 414  : celles du premier monde (les contenus inversés) et celles – advenues postérieurement – du second monde (qui ne sont pas recevables et donc pas des contenus posés). Observons les contenus inversés :

  • La Vieille France de l'Ancien Régime
  • La propriété terrienne
  • Les origines aristocratiques
  • La fortune indivise sous l'autorité d'un seul chef de famille
  • L'illustration des familles terriennes par des religieux
  • Les droits du sang 

Nous retrouvons dans ces références des caractères communs pouvant identifier les valeurs identitaires de la noblesse et des bourgeoisies anciennes : le service du régime (ancien), la propriété terrienne, la filiation aristocratique, l'autorité du chef de famille, le principe de l'illustration (ici par la religion) et le sang.

Observons maintenant les références que les narrateurs et leurs familles ne peuvent s'approprier sans y perdre leur identité. Ce sont :

  • Le patriotisme du nouveau régime
  • Le statut d'ascendant sans propriétés terriennes
  • L'ascendance bourgeoise
  • L'homme d'affaires
  • L'ascension sociale
  • L'héritage bourgeois

Ces références sont bourgeoises. On remarque le patriotisme, le statut d'ascendant mais sans propriétés terriennes, l'ascendance bourgeoise, l'homme d'affaires, l'ascension sociale et l'héritage bourgeois. Nos narrateurs opposent, en fait, les valeurs de la noblesse (et celles de la bourgeoisie ancienne) qui leur ont donné leurs identités et celles de la bourgeoisie à laquelle pourtant ils appartiennent par leurs lignées patronymiques. Pour eux, leurs parents et leurs ascendants sont de la première catégorie, du point de vue des valeurs, qu'ils appartiennent aux branches paternelle ou maternelle.

En effet, les mythes n'opposent pas, d'un côté, les références de leur lignée maternelle avec ses valeurs nobles ou d'ancienneté bourgeoise et de l'autre, celles paternelles, avec ses valeurs bourgeoises. Ils ne disent jamais non plus que leurs références maternelles doivent être abandonnées puisque leurs pères sont bourgeois et qu'eux ont subi une régression sociale. Ils ne signifient pas non plus que les références contextuelles soient celles paternelles. Ils n'appellent pas à choisir entre les deux, puisque les deuxièmes ne sont pas recevables. Ils partent de l'imaginaire de leurs familles qui les voit confondues. En effet, dans leurs branches paternelles, les références adoptées se puisent à leurs maternels. Pour eux, à l'heure de l'écriture, la fusion n'est plus tenable. D'une manière ou d'une autre, ils doivent se reconnaître aussi dans la modalité de leur appartenance bourgeoise par les paternels. L'insistance de l’histoire et les paradoxes de leurs positions sociales, à leur génération, ne le leur permettent plus et ne le permettront plus à leur descendance. Cependant, s'ils ne veulent plus confondre les lignées de leurs filiations sous une même identité, ils ne veulent pas, pour autant, perdre l'une pour l'autre, ni se retrouver affiliés aux références contextuelles dont ils refusent le discrédit qu’elles laissent planer. Ce cheminement est envisageable parce que les mérites et l'ancienneté de l'intégration de leur lignée patronymique sont reconnus à leur génération, et peuvent laisser la place à une redéfinition des lignes d'opposition sans avoir trop à perdre. Il est empruntable parce qu'ils pensent pouvoir répondre aux critères qui leur permettent de s'imaginer référés à une bourgeoisie ancienne, à l'heure de l'écriture. Mais, le risque d'être reconnus comme de simples bourgeois est présent. Ils ne veulent pas que la mise à jour de leurs paternels amène ceux-ci à être identifiés à ces derniers dont les références ont été montrées irrecevables. En effet, ils ont découvert qu'ils n'avaient pas conservé leur mémoire, elle qui était l'instrument par excellence de la légitimation de leur ancienneté.

Nos récits inaugurent, avec les mythes, les traditions de leurs familles. Ils introduisent dans les références imaginaires de celles-ci des tensions entre l'ancien et le nouveau. Ils génèrent de la différence et de la chronologie. Ils produisent une conscience du temps. Comme le dit Claude Lévi-Strauss, lorsque le système est ébranlé en un point, il cherche son équilibre en réagissant dans sa totalité et il le retrouve par le moyen d'une mythologie (...) 415 . Ainsi, ils donnent à lire un mythe au service de l'équilibre de la structure familiale et de sa résistance aux éléments qui le perturbent. L’écriture généalogique est un moyen pertinent pour un acteur de répondre à la crainte de voir se déstabiliser sa position acquise et celle de sa famille dans son contexte social.

Les élites qui cherchent à perpétuer leur identité à travers les générations sont obligées d'emprunter au mythe, pour stabiliser leurs structures familiales. Elles doivent, en effet, tenir compte de cette exigence de durée dans le temps et susciter des stratégies d'annulation des variations temporelles, un mode de rapport au monde contraire à la perspective prédominante en Occident où c'est l'histoire des transformations qui définit les structures. C'est pourquoi, elles doivent concevoir des dispositifs symboliques dans lesquels l'histoire peut s'allier avec leurs structures. Elles doivent réguler le temps avec leurs intermédiaires sans qu'elles stérilisent en leur sein tout ce qui pourrait être l'ébauche d'un devenir historique 416 . Elles doivent accepter le pari sur le temps et pour cela, elles doivent compter sur tous leurs membres pour que les systèmes qu'elles mettent en place soient adoptés. Elles doivent, alors, être prêtes à spéculer sur un avenir changeant, mais garder la visée de leur conservation 417 . Pour cela, la fidélité de leurs membres à leurs références est une nécessité, mais aussi leur imagination et le calcul des risques : recréer et renouveler mais pas reproduire.

Notes
396.

. Nous tirons âme de anima, source étymologique de animer ; en effet, ces frères aînés “étaient animés” d'idéalisme.

397.

. Nous nous appuyons sur l'analyse de la figure de la foi. Une double division en effet est repérable à une transformation figurative : d'abord en terme de “sentiments” puis de “vérités” ; ces vérités sont ensuite divisées en deux pour les frères aînés : religieuse et politique : elles ne seront pas conjointes avec les mêmes compétences: la première est devenue indépendante et la fidélité lui est donnée jusqu'à la mort ; elle sera trouvée dans le berceau ; et la seconde subit une transformation : la figure du monarchique, est transformée en une figure du politique ; elle sera “acquise (...) dans le même temps qu'ils arrivaient à l'âge d'homme”.

398.

. Bien sûr, cette adresse a été écrite en 1922, deux ans après la condamnation de l'Action française par le pape, ce qui a bouleversé les familles qui cherchaient une alliance idéale entre foi religieuse et politique. Ici, le narrateur semble chercher à ne pas faire la critique de ce mouvement, sans pour autant cautionner son action. Plus avant, nous verrons comment toute la mise en discours sur l'histoire des frères aînés indique que la voie que ceux-ci ont prise a été une impasse.

D'autre part, la fonction métaphorique de l'histoire de ces deux frères aînés, permet sémiotiquement de travailler sur le double sens des énoncés. Nous considérons aussi l'Action française comme une figure rendant compte d'une question familiale sur l'action à mener pour la France, dans le nouveau régime. Le narrateur, nous allons le voir, propose, dans la suite de l'adresse, un autre enseignement que celui de l'Action française. Il propose de tirer une leçon générale de la simple histoire de leur famille pour que chaque destinataire y puise l'esprit de tradition et, ensuite, agisse comme il l'entend dans cet esprit.

399.

. Cette figure du fruit amer est révélatrice de la crise familiale, pour le narrateur.

400.

. Nous entendons “génération” dans les deux sens de son terme; comme les pairs (ceux du même âge) ou comme les membres d'une famille issus d'un même degré de filiation (les frères, les cousins, etc.), et en même temps comme le produit de l'engendrement. Le narrateur a été atteint dans ce qu'il a engendré.

401.

. Nous avons gardé la même disposition pour rendre claire l'analyse sémiotique qui repose en partie sur celle-ci.

402.

. Sans doute les règles de la syntaxe française sont ici simplement respectées : peut-on effectuer une telle interprétation avec un seul énoncé et l'autorisation de la langue? Comme nous l'avons dit plus avant, la signification de l'ensemble du texte nous a fait retenir cette lecture. Avant même d'avoir considéré la figure du sacrifice, nous en avions, sans autres repères encore, établi les termes par la dédicace. La conclusion du récit le confirme, nous allons le voir. C'est pourquoi, nous nous permettons d'évoquer ce point, ici. En fait, c'est l'alliance de la sémiotique de l'image et de celle des textes qui nous a instruite.

403.

. Nous pensons possible ici, de conserver l'ambiguïté de la polysémie du lexème cher. Nous verrons plus avant, que notre texte traite d'une dette à transmettre d'une génération à l'autre, envers les morts.

404.

. Anthropologiquement, le sacrifice de fils est toujours demandé comme le plus grand sacrifice aux pères. Le sacrifice d'Isaac en est un exemple largement commenté ; on dit indifféremment le sacrifice d'Isaac ou le sacrifice d'Abraham !

405.

. Du moins, l'histoire de la famille se clôt-elle sur ces mots. Mais, à sa suite, la généalogie est déployée et fait trace de la postérité familiale, après le sacrifice.

406.

. En effet, l'énoncé (p. 72) fait état de la mort héroïque des fils du narrateur en tant qu'ils sont les acteurs - les petits-fils - du procès narratif du père du narrateur. La figure des fils aînés est ici celle de petits-fils portant le nom de leur grand-père, et non de leur père.

407.

. On sait que l'auteur a refusé de suivre les ordres de l'armée au moment de l'affaire des fiches, ce qui lui valut de voir s'arrêter l'ascension de sa carrière militaire.

408.

. Cette année 1873 est l'année où il perdit sa mère et ses deux sœurs de la même maladie.

409.

. Il avait été remis au narrateur un /pouvoir-faire/ et pourtant il n'a pas actualisé la performance. L'auteur avait alors une vingtaine d'années.

410.

. Le narrateur le précise par deux fois : dans l'adresse mais aussi dans le développement du récit lorsqu'il est question de la rupture de la continuité de l'exploitation de la propriété par son grand-père paternel : “Pour des raisons que j'ignore, Ambroise ne continua pas l'exploitation du domaine (...)” (3/1). C'est justement dans un procès construisant la rupture d'une continuité que le narrateur engage sa responsabilité par un je. Ce sera au nous que sera remis une connaissance restreinte des premières générations Collas. En ce qui concerne père et grand-père, c'est le “je” qui s'engage. Tout se passe comme si le narrateur ne voulait pas solidariser son destinataire à cet écueil qui lui revient.

411.

. Rappelons que le narrateur est médecin oto-rhino, fils de médecin gynécologue et petit-fils de celui grâce à qui se fit la première étape de l'ascension sociale familiale. Mais surtout, il faut remarquer que cet homme a eu, parmi ses 7 enfants, deux fils qui devinrent l'un prêtre et l'autre moine.

412.

. Si l'on reprend les deux mêmes auteurs que précédemment, le premier regrette d'avoir perdu beaucoup à cause de l'effacement trop rapide de la mémoire et le second ne peut accepter que ses fils - les seuls de la descendance de son père à pouvoir transmettre l'honneur de leur patronyme - fassent, comme la jeunesse de leur époque, table rase du passé.

413.

. MALINOWSKI Bronislav (1935), opus cit., p. 130.

414.

. Algirdas Julien Greimas (1966) explique que les mythes comme les contes, les pièces de théâtre, etc. possèdent une caractéristique commune qui les classent dans la catégorie des récits dramatisés ; dans ces récits, la dimension temporelle est “dichotomisée en un avant vs un après”. A cet avant vs après discursif correspond ce qu'on appelle un “renversement de la situation” qui, sur le plan de la structure implicite, n'est autre chose qu'une inversion des signes du contenu. Une corrélation existe ainsi entre deux plans :

avant = contenu inversé

après contenu posé

En effet, dans la mesure où “la mythologie ne s'intéresse qu'aux cadres classificatoires, elle n'opère qu'avec des “critères de classification”, c'est-à-dire, avec des catégories sémiques, et non avec les lexèmes qui se trouvent ainsi classés (pp. 28-59). Pour le cas de nos mythes, on peut désigner la catégorie des contenus inversés de la dimension temporelle de l'avant mais pas encore celle des contenus posés de l'après. Ici, nous désignons la première catégorie, que nous opposons non à la seconde mais à une autre qui est, elle, irrecevable et son contraire. Nous ne pourrons situer la seconde catégorie que plus tardivement. Nous verrons qu'elles ne s'opposeront pas mais que la seconde est le résultat de la réorganisation de la première. Ces catégories forment des séries discontinues que le mythe utilise pour ordonner la structure qu'est la famille avant l'écriture généalogique et après. Pour le relevé des contenus inversés : voir notre chapitre 4.

415.

. LEVI-STRAUSS Claude (1971), opus cit., p. 545-546.

416.

. LEVI-STRAUSS Claude (1973), opus cit., p. 375-376.

417.

. Claude Lévi-Strauss (1949)explique que, dans les structures à échanges généralisés, les groupes spéculent sur le temps, mais qu'ils dépendent de jeux de confiance complexes ( p. 305).