2 – 1.1. Le lieu des origines

Si nos narrateurs ont montré le temps du passé familial sous les traits d'une dualité, nous allons découvrir qu'ils invitent, au contraire, leurs lecteurs, à considérer l'espace géographique de leurs paternels sous les formes d'une unité. En effet, tous situent leurs racines en un seul lieu des origines, ne se préoccupant pas des multiples origines dans lesquelles ils ont pu être enracinés. Ils les désignent dans leur lignée patronymique. En effet, chaque récit s'attarde, dès ses premières lignes, sur la topographie et l'histoire des lieux de celle-ci. Les lieux originaires des multiples lignées alliées – lorsqu'elles sont présentées dans nos récits – sont seulement désignés par un toponyme et ne font jamais l'objet de commentaires.

Nous faisons l'hypothèse, dans ce chapitre, que l'intentionnalité de nos récits est de produire un nouveau mythe pour construire une unité dans les références familiales au moyen d'un lieu, dans la visée d'offrir à la descendance un dégagement de la dualité des références à laquelle elle est confrontée encore à l'heure de l'écriture. Nous montrerons en quoi ces mythes présentent à cette descendance des dispositifs topiques opératoires par lesquels elle est appelée à confondre sa mémoire familiale et sa mémoire patrilinéaire. Nous allons décrire la topographie des lieux originaires de chaque famille et montrer comment son tracé organise symboliquement les représentations nécessaires à la légitimation de la mémoire paternelle. Nous allons constater que chaque narrateur connote ses repères selon la pertinence de la problématique identitaire qu'il veut développer auprès de ses lecteurs.

Pour présenter le lieu des origines familiales, chaque narrateur commence par une phrase rituelle : la famille x est originaire de y”, ou encore nous trouvons la famille x à y , etc. Tous s'attardent longuement sur les caractéristiques de ce lieu. Examinons-les.

  • Récit 1 : Notre premier narrateur indique les origines de sa famille paternelle ainsi :
‘“La famille Delérable est originaire de la région de Marcy-l'Etoile” (1/1).’

Pour cette famille, le lieu des origines est une région qui entoure un village. Il n'est ni un donné, ni un acquis. Il est un attribut de la famille dont rien ne dit comment il est advenu. Celle-ci surgit de ce lieu et cela s'impose au lecteur comme tel 418 . Observons l'énoncé suivant qui décrit la topographie du village originaire.

‘“Ce coquet village, situé presqu'au pied des Monts du Lyonnais et d'où l'on découvre un panorama magnifique sur les environs de Lyon, se nommait autrefois Marcy-le-Loup et était une annexe de la paroisse de Sainte-Consorce” (1/2).’

Le narrateur dépeint la topographie du lieu d'origine des patrilinéaires d'un point de vue précis. En effet, tous les axes qui fixent les repères situant le village dans sa région visent Lyon. Sur l'axe vertical, le village est vu comme atteignant presque le pied des Monts du Lyonnais. Sur l'axe horizontal, on découvre un panorama sur les environs de Lyon. Le village est présenté comme un point stratégique. La famille y a commencé sa vie en regardant Lyon. Ses perspectives allaient déjà, alors, vers cette ville. De proche en proche, le village et la ville se touchant, tout deux, finalement, se confondent, dans cette topographie imaginaire.

Ainsi, Marcy-l'Etoile est offerte à l'imagination du lecteur comme une métonymie de Lyon. Ce village est déjà symboliquement Lyon, la ville qui allait accueillir la famille plusieurs générations plus tard pour faire fortune. Cette topique du village fait écho au titre de la monographie : une famille du Lyonnais . Avec ce titre, la famille est bien attachée, dès les premiers termes du récit, par des racines Lyonnaises à son village des origines.

La région des origines familiales est donc d'abord un espace métaphorique significatif des enjeux identitaires de la famille. Sa topographie évoque une continuité entre les origines rurale et Lyonnaise de celle-ci. Bien plus, elle produit un espace utopique les rendant compatibles : c'est à partir d'un espace reculé de la cité Lyonnaise que l'histoire de la lignée prend naissance dans la nuit des temps. Ainsi, Marcy-l'Etoile constitue le pôle fédérateur sur lequel tous les investissements affectifs de la famille peuvent se concentrer ; chacun y trouvera l'unité qu'il recherche pour y puiser et y partager les caractères de l'identité qui définissent leur appartenance à tous. Il est la métonymie de Lyon mais aussi celle de l'origine familiale.

Pour les origines des familles alliées présentées, seuls les toponymes sont désignés. Ainsi, par exemple, pour une lignée alliée, le narrateur dénomme pour elle, sans autres informations, le lieu d'origine dans lequel le père de l'épouse a été marchand.

‘“Claude Delérable épousa le 21 mai 1715 Angelique Jeannis, fille de Jean-Baptiste Jeannis, marchand à Saint-Laurent-de-Chamousset, et de Charlotte Paradan” (p. 6).’

Il faudra attendre de décrire l'alliance Lyonnaise de l'enracineur pour lire une peinture plus riche d'un lieu originaire maternel. Cette peinture a pour objectif de faire valoir l'ancienneté de l'intégration de ces alliés dans la cité et donc la légitimité de celui qui contracta le mariage.

‘“Il épousa en 1765 Claudine Carme, baptisée à Saint-Nizier le 13 juillet 1747. Elle était fille de Benoît Carme, marchand chapelier à Lyon, où il habitait rue Port-Charlet. Cette rue occupait l'emplacement actuel de la rue Ferrandière, depuis la rue Palais-Grillet jusqu'au Rhône. Ce Benoît Carme était né sur la paroisse d'Ainay, où il avait été baptisé le 5 décembre 1717. Son père était fleuriste et se nommait Antoine Carme dit la France” (p. 13).’

Quant à la lignée maternelle du narrateur, lui-même, on ne saura rien du lieu de ses origines.

  • Récit 2 :Notre second narrateur commence l'histoire de ses origines en la référant à un lieu géographique mais aussi symbolique. Rappelons en les termes :
‘“Ainsi qu'il ressort du tableau généalogique n° I :
La famille Collas est originaire de Boulieu (Ardèche). Nous y trouvons notre ancêtre Pierre Collas qui y est né vers 1645 (…)
Cinq générations se sont succédées à Boulieu, dont quatre ont continué l'exploitation” (3/1).’

Comme dans le récit précédent, la famille paternelle a d'emblée une origine : Boulieu, en Ardèche. Cinq générations sont nées en ce lieu dont quatre ont dirigé la même exploitation. L'enracinement est fort.

Observons la présentation topographique qui est faite de Boulieu. Elle est dépeinte à partir de deux perspectives : pour l'une, d'un tableau généalogiquenuméroté et pour l'autre, d'un département. En effet, le village est mis en abîme dans une représentation symbolique qui occupe la première place dans le récit : un tableau généalogique n° I. Il est ensuite situé géographiquement dans son département, l'Ardèche. Il est ainsi d'abord un nom sorti d'un tableau avant d'être un lieu géographique. Il est un toponyme extrait d'une généalogie avant d'être un village fréquenté par les ancêtres. Tout le récit des origines sera instruit à partir de cette généalogie.

Cette généalogie est annexée au récit. Elle reproduit la filiation de chacun des deux grands-parents paternels du narrateur. On y lit, en effet, que Boulieu est un lieu d'origine de la lignée patronymique du grand-père. On y voit aussi que Grigny est celui de la lignée grand maternelle. Mais, le narrateur a retenu le premier pour en faire l'origine familiale. Ainsi, Boulieu est le pôle métonymique autour duquel les ancêtres du narrateur se sont rassemblés. Boulieu est à leur origine à tous : ce toponyme fait l'unité de la famille.

Le tableau généalogique n° I sera le seul mentionné dans le récit. Il y a pourtant trois autres tableaux numérotés II, III et IV mis en annexe et déployant des généalogies alliées aux paternels et aux maternels, mais il n'y sera fait aucune allusion directe. Sans doute, ce tableau n° I constitue-t-il, pour l'énonciation, une référence première au regard des autres tableaux et un lieu originaire unique au regard de l'histoire familiale 419 . Sa place en fin du recueil oblige à prendre la mesure du nombre de pages à parcourir pour faire connaissance de la famille telle qu'elle ressort à sa consultation. Le lecteur est obligé, en effet, de faire un aller-retour entre le commencement et la fin du récit pour s'y référer et donc peut constater toute l'épaisseur de l'histoire de sa famille. Boulieu est d'abord un lieu symbolique 420 . L'identité familiale provient autant de leur village des origines que de l'existence de leur mémoire généalogique 421 .

Pour les lignées alliées, on trouve désignés dans le texte seulement le toponyme du lieu de naissance de l'épouse du grand-père paternel du narrateur et pour la lignée maternelle de celui-ci, le toponyme du village des origines de la lignée patronymique. Le lieu est présenté ainsi pour cette dernière.

‘“La famille Conavis est originaire de Cublize où on l'y trouve établie dès le XVIIe siècles” (p. 97).’

Le narrateur évoque les origines géographiques des Conavis, sans s'attarder sur elles. Pourtant, celles-ci figurent bien la stabilité de cette lignée puisque tous les ascendants sont nés dans le même village jusqu'au grand-père maternel du narrateur. Pour ce dernier et sa fille, on apprend que l'un habitait Lyon et que la mère y était née.

‘“En octobre 1850, il épousa Joséphine Cécile Conavis, dont les parents habitaient à Lyon, rue des Marronniers n° 6, et avaient une propriété à Grigny où ils allaient de courant mai à fin août, et une autre à Frontenas, où ils passaient les mois de Septembre et Octobre pour les vacances (...).
Cécile Conavis était née à Lyon, le 20 mai 1830” (p. 17).’

Ici, la naissance dans la ville des membres de la lignée maternelle n'est pas insistante. N'apporte-t-elle pas la légitimité attendue, comme dans le cas de la famille précédente ? Non, car cette lignée a été anoblie et apporte une autre légitimité. Son installation à Lyon – même récente – est un symbole minimum, mais sa naissance noble et ses propriétés surpassent celui-ci.

  • Récit 3 : Ce narrateur présente les origines de sa famille ainsi :
‘“La famille Armand est connueen Languedoc depuis le début du XVIe siècle. A cette époque ellese trouve dans la paroisse de Sainte Cécile d'Andorge. Ce village faisait alors partie du marquisat de Portes, fief de la famille de Budos, puis des princes de Conti.
Une tradition familiale fait venir les Armand de Perpignan, et même d'Espagne. C'est possible mais cela n'est pas prouvé. Il est noté qu'au XVIe siècle Perpignan était en Espagne (...). Nous trouvons avec certitude les premiers Armand à Sainte Cécile d'Andorge au début du XVIe siècle” (1/1).’

Le narrateur établit l'origine géographique de sa famille, à Sainte Cécile d'Andorge, en Languedoc, sur le lieu des origines des patrilinéaires. Comment la topographie du lieu est-elle donc ordonnée ? Observons ses repères. Tout d'abord, la famille est située dans le Languedoc puis, dans une paroisse nommée Sainte Cécile. A la suite de quoi, le village est montré comme appartenant à un marquisat, fief de deux grandes familles : la famille de Budos et des princes de Conti. Ainsi, pour circonscrire une géographie des lieux, leur lien d'appartenance à des fiefs est sollicité. La référence apportée au lecteur est conçue à partir des critères qui ont cours dans l'imaginaire de sa famille. Sainte Cécile est la métonymie des terres nobles sur lesquelles celle-ci a été installée. L'aristocratie trouve encore son expression dans la lettre, même s'il est l'heure d'en oublier l'attachement par filiation.

A l'observation de l'énoncé qui présente les origines de la famille, on s'aperçoit qu'elles proviennent d'un savoir constitué et d'une recherche qu'elle a mobilisée elle-même. Leur découverte est le résultat d'un retour de la famille sur elle-même. C'est celle-ci qui se trouve ses origines : elles ne naissent pas du néant 422 .

Maintenant, examinons les informations véhiculées par une tradition de la familledont le narrateur a eu connaissance sur l'histoire précédent Sainte Cécile. Elle situe les origines de la famille à Perpignan et même en Espagne. Le narrateur considère ce point de vue comme possible en établissant un rapport entre l'origine espagnole et l'origine de Perpignan : Perpignan est en Espagne aux premiers temps de la famille, au XVIe siècle 423 . Il soutient ainsi des informations qui fait de sa famille une famille stabilisée dans un coin du Languedoc et non immigrée.

Tenons compte maintenant des énoncés concernant les origines des lignées alliées. On ne lit aucun lieu de naissance ou de travail pour les épouses des ascendants patrilinéaires ou leur père, ni d'origines plus lointaines, jusqu'à la première lignée qui s'est alliée à Lyon 424 . Pour cette alliance, l'histoire et les généalogies alliées occupent treize pages. Les lieux des origines rurales ne sont pas cités, seulement l'époque. Les précisions concernent l'intégration Lyonnaise de cette lignée enracineuse.

‘“Mathieu Rostain, né au début du règne du Roi Louis XIII, sous la régence de Catherine de Médicis. Il est le fils aîné d'un marchand drapier Lyonnais, Jean Rostain, et de sa femme Pernette Sibier. Il fut baptisé à Lyon le 3 octobre 1617.
Il passe son enfance dans le quartier Saint Nizier à Lyon, avec ses frères et sœurs (...)” (p. 44).’

L'ancienneté de cette lignée est grande. Ce qui n'est pas le même cas que pour la lignée alliée de la génération suivante. Les informations qui la touchent couvrent neuf pages. L'origine rurale est indiquée. Elle est présentée à partir du grand-père de l'épouse.

‘“I - Jean Mogin
Maître charpentier à Charix en Bugey (...) sans doute fils de Claude, charpentier à Charix (…).
d'où (...) :
- Joseph Mogin, fabricant de soie à Lyon, donneur d'eau. Né à Charixen Bugey vers 1705. Fils de Jean Mogin et de Gabrielle Pivol. Il teste devant Cabaret, notaire à Lyon, le 14 mars 1762. Mort à LyonSt Nizier le 15 mars 1762. Epouse à LyonSt Nizier le 14 janvier 1736 Anthelmette Rire, fille d'Antoine et Florence Vigé” (p. 49).’

On peut constater que les alliés du fils de l'ancêtre enracineur sont moins intégrés à la cité (le père de l'épouse n'est pas natif de Lyon), mais leur présentation donne le sentiment de leur stabilité, par la reproduction de leurs métiers et de leurs lieux de vie pendant la période rurale, et de leur notabilité par la fonction d'avoué lyonnais. En revanche, la ville de Lyon est citée quatre fois en ce peu de lignes. Est-ce pour porter une compensation à cette alliance moins intégrée à l'élite locale que la précédente ?

Les informations sur les alliés de la génération suivante recouvrent quatorze pages et se présentent sur le même modèle que le précédent même si ceux-ci ont un destin plus attaché à la ville : le père de l'épouse y est né et l'a défendue durant la Révolution. Pour les autres alliés, qui n'ont que des suites généalogiques pour les identifier, on ne trouve qu'un toponyme pour situer les origines rurales puis la présence de Lyon.

Ainsi, le narrateur s'attarde seulement sur les origines rurales de ses patrilinéaires. Il ne cite aucun lieu pour les alliés de ceux de Sainte Cécile et indique seulement les toponymes pour ceux des Lyonnais. Ce qu'il privilégie – et qui importe dans l'économie de son récit – c'est leur enracinement Lyonnais.Le narrateur figure leur multi-établissement dans la cité et invite à constater leur enracinement profond en elle. Lyon n'est pas la très ancienne famille Armand de Barry, mais elle est le signe de leur ancienneté dans leur élite.

  • Récit 4 : Dans ce récit, la topographie du lieu des origines familiales n'est pas repérée par rapport à un seul village, car les ancêtres de la lignée patrilinéaire ne sont pas nés dans le même village. Elle est établie par rapport à une ville et aux bornes des axes routiers sur lesquels sont situés les villages de ces premiers ancêtres.
‘“Claude Denis Bétiny est né en Avril 1779 à Saint-Etienne-du-Bois, village situé à 10 kms au Nord de Bourg-en-Bressesur la route de Bourg à Lons-le-Saunier. Le registre paroissial de Saint-Etienne-du-Bois indique qu'il fut baptisé le 24 avril et qu'il était le fils posthume de Pierre Bétiny (...).
Pierre Bétiny était décédé quelques mois avant, le 24 novembre 1778, à l'âge de 26 ans et avait été inhumé à Saint-Etienne-du-Bois. Il était le fils d'Antoine Bétiny et de son épouse en deuxième noce, Marie Tédor, qu'il avait épousé le 15 avril 1748 à Villemoutier, village situé lui aussi sur la route de Bourg à Lons-le-Saunier, un peu au nord de Bourg-en-Bresse “ (p. 1).’

En effet, dans ce récit, on ne pourvoit pas la famille d'une origine et ce n'est pas le village qui fait l'unité. Le narrateur évoque le village de naissance du premier ancêtre migrateur (Saint-Etienne-du-Bois) mais non ceux des deux générations qui précèdent celui-ci. De ces deux générations, il cite seulement le lieu du décès du père, qui est le même village, et le village où s'est contracté le mariage des grands-parents, qui est Villemoutier 425 . Mais la diversité de ces lieux est compensée par ce qui les lie entre eux, à savoir la ville dans la perspective de laquelle ils se trouvent et les axes par lesquels on les repère : les deux villages cités sont en effet situés au nord de Bourg-en-Bresse et sur la route de Bourg à Lons-le-Saunier.

Ainsi, dans ce récit, l'espace géographique des origines ne trouve pas son unité dans un village mais dans le point de vue à partir duquel chacun des villages originaires est repéré. Ce point de vue est justement la ville qui sera la première étape de la migration de la lignée patrilinéaire vers Lyon et le lieu de naissance du fondateur de la fortune familiale.

‘“Le ménage Bétiny-Pavois s'installa rapidement à Bourg-en-Bresse (où Claude Denis résidait peut-être déjà) et c'est dans cette ville que naquirent d'abord François-Félix Bétiny le 13.11.1808 puis un autre fils, Charles le 20.12.1809 (...)” (3/16).’

Observons la topographie des origines des familles alliées. Pour les premières générations, on ne connaît qu'un toponyme. Voici comment le narrateur présente les deux plus anciennes :

‘Antoine Bétiny et Marie Tédor étaient tous deux d'origine modeste ; leur mariage fut néanmoins précédé de la signature d'un contrat, pratique assez usuelle en pays de droit romain et donc de droit écrit. Le contrat indique qu'Antoine était “journalier” à Marboz, village voisin de Villemoutier, tandis que Marie Tédor était “servante” à Villemoutier où son père Laurent Jacques Tédor et sa mère Marie Paroux étaient tous deux “journaliers” (1/18).’

En effet, on trouve ces toponymes, mais ce qui est premier dans la topographie des premiers ascendants, ce sont leurs origines modestes ; les maternels sont associés aux patrilinéaires dans la modestie. La représentation est d'abord symbolique. Il en sera de même pour la lignée alliée du père de l'enracineur.

Observons cette lignée. Comme pour les patrilinéaires, la topographie du lieu est située par rapport à une route : la route de Pont-d'Ain à Lyon.

‘“Celle-ci avait été baptisée le 18 mars 1786 dans l'église de Varambon, village situé à 2 km de Pont-d'Ain sur la route de Pont-d'Ain à Lyon. Elle était le premier enfant de François Pavois, bourgeois de Varambon, et de Marie Maviet.
Dès sa naissance, ses parents firent preuve d'ambition à son sujet (…)” (2/10).’

Lyon est le pôle vers lequel tend cette famille ambitieuse. L'alliance avec celle-ci ouvre la perspective des patrilinéaires vers la cité. Tous les vecteurs de leurs histoires se sont ainsi conjugués pour amener leur destin vers la réussite sociale dans la ville.

Quant à la lignée alliée suivante – celle de l'ancêtre enracineur – aucun lieu d'origine n'est désigné. Seule est indiquée l'origine Lyonnaise de sa bonne bourgeoisie.

‘“François Félix, leurs fils, avait alors 24 ans ; le séjour à Lyon lui avait permis de faire des études poussées et de recevoir une éducation sérieuse, ce qui allait lui ouvrir les portes du Notariat, office auquel il fut admis le 30 Mars 1838, et lui permettre une entrée dans la bonne bourgeoisie Lyonnaise par son mariage, le 20 Août 1839 avec Jeanne Françoise Marie Cortet, fille de Benoît Cortet et de Joséphine Collery de Guillin son épouse” (4/21).’

Dans ce récit, l'unité des origines donne figure à la mobilité socio-géographique de la famille. En effet, elle est construite pour laisser voir dans la topographie des lieux que la famille gravissait les étapes du lieu symbolique qu'était l'échelle sociale de l'époque.

Mais une autre axiologie est encore à considérer. Elle est indiquée deux fois. La première fois, on la rencontre au sujet de la lignée maternelle du premier ancêtre-migrateur. Le narrateur veut répondre à une interrogation qui pourrait étonner son lecteur sur la désignation d'une terminologie spécifique : la désignation ‘mas de Mortevieille' .

‘“Il était le fils posthume de Pierre Bétiny, laboureur au hameau du Chatelet (...), et de Marianne Roset son épouse. Celle-ci résidait, pour la naissance, chez son père Claude Roset au mas de Mortevieille (paroisse de Saint-Etienne)” (...).
“La désignation 'mas de Mortevieille' ne doit pas étonner car la limite entre le pays de Langue d'Oc et droit romain et pays de langue d'Oil et droit coutumier passait au nord de Bourg et près de Mâcon et de Cluny” (1/10).’

Ainsi, le narrateur intervient pour introduire une mention de sa compétence sur la désignation de la maison. Il invite à constater la limite entre le pays de langue d'Oc et de droit romain et celui de langue d'Oïl et de droit coutumier proche du lieu familial. Par rapport à ce nouvel axe, on peut donc situer la famille du côté de la zone de la langue d'Oc et du droit romain. Mais, ce faisant, ne s'intéresse-t-il qu'à une question de dénomination ?

Examinons ce qu'il dit pour la seconde lignée maternelle aussi concernée par cette limite. Reprenons l'énoncé :

‘“Antoine Bétiny et Marie Tédor étaient tous deux d'origine modeste ; leur mariage fut néanmoins précédé de la signature d'un contrat, pratique assez usuelle en pays de droit romain et donc de droit écrit” (1/18).’

Le narrateur veut expliquer qu'il y eut un contrat de mariage car la famille résidait dans un pays de droit romain et donc de droit écrit . En reprenant cette axiologie, le narrateur n'est pas redondant. Au contraire, il propose une équation qu'il laisse à la compréhension de son lecteur : être du pays de la langue d'Oc, c'est être du pays du droit romain et donc du droit écrit. La famille s'est ainsi trouvée du côté dans lequel on a pu bénéficier d'écrits. Le narrateur insiste-t-il sur ce fait pour dire que la fortune a débuté dans un pays organisé par un droit écrit ? Veut-il signifier que les pères de l'origine étaient du côté d'un tel droit ? C'est-à-dire, cherche-t-il à répondre, en mettant en scène cette limite, à la crainte que la fortune familiale vienne d'un pays dans lequel les paroles et la mémoire s'oublient vite ? N'invite-t-il pas à constater que cette fortune n'a pu s'être faite à l'ombre, puisque la filiation de son fondateur vient d'un pays où la parole et le droit ne s'opposent pas. Aussi, cette topographie du pays des origines familiales n'est-elle pas la métaphore d'une topographie éthique que le narrateur cherche à configurer avec son récit, au sujet des pères des commencements ?

Enfin, il est intéressant de remarquer que ce récit est le seul dans lequel on trouve une topographie – certes restreinte – d'un lieu originaire maternel. Est-ce la présence d'une femme parmi ses auteurs ou bien la modalité sous laquelle l'ascension sociale s'est faite dans leur famille ?

  • Récit 5 : Les lieux des origines de la famille de ce récit sont aussi ceux de sa lignée patrilinéaire. Le narrateur indique, en effet, tout d'abord que toutes les familles Ramel du sud-est de la France semblent bien être plus ou moins directement originaires d'une même paroisse qui comprenait plusieurs villages.

Examinons la topographie du village originaire des patrilinéaires du narrateur. Repérée par rapport aux autres villages de leur région, elle l'est aussi par rapport à une activité coutumière des lecteurs : ils traversent ce village lorsqu'ils vont cueillir des cyclamens en famille. Celui-ci est ainsi présenté comme un lieu de passage et non comme un lieu de vie. Il est plus une étape sur un chemin comme il a été une étape sur le chemin de la migration vers l'enracinement socio-géographique à Châtillon. Il est aussi un lieu dans lequel on vient cycliquement ; les générations qui se sont succédées dans la Maison-mère les unes après les autres s'y sont rendues. Enfin, le narrateur le montre comme ayant été le terrain du déroulement d'événements mémorables concernant les guerres de religion. En ce qui concerne les lieux d'origine des lignées alliées, on en trouve deux évoqués brièvement par leurs toponymes.

  • Récit 6 : L'origine de la famille de ce récit se situe aux environs immédiats d'un village, lieux où l'on y trouve la première trace des patrilinéaires. Dans ce récit aussi, le lieu de l'origine de la famille se confond avec celui de la lignée patrilinéaire : sa description couvre les trois-quarts d'une page.

Le village de cette origine est repéré à partir de sa région, le Vivarais, et de sa position actuelle : le chef-lieu de canton de l'Ardèche et un petit bourg de 1.600 habitants. Mais aussi, il est indiqué comme un lieu de passage à la fois sur l'axe nord-sud et sur l'axe est-ouest de la région car celle-ci est frontière à cause du fleuve qui la borde. C'est pourquoi vraisemblablement, commente le narrateur, il y a mélange de races dans cette région. C'est ainsi que les pays rhodaniens ont subi au cours de l'histoire les destins les plus divers . Par exemple, continue le narrateur, on trouve dans ce même pays Etienne Guilbert, l'ancêtre enracineur, à Serrières plutôt au nord, et la plus grande partie de l'ascendance d'Eugénie Barrier de la Brisse , son épouse, plutôt au sud 426 . En conséquence, le destin de la famille suit celui du sol sur lequel elle est implantée. Selon l'origine du lieu d'enracinement de celle-ci, le milieu social et l'histoire des ascendants seront différents. Les lieux des origines familiales s'organisent, dans ce récit, autour de ce lieu frontière, une métaphore qui restructure autrement le mélange de races de la famille.

Quant aux origines géographique des lignées alliées présentées dans le corps du texte du recueil, elles sont seulement désignées par un toponyme, depuis la première jusqu'à celle de la mère de l'ancêtre fondateur (six générations). Pour l'épouse de ce dernier, ce n'est pas un toponyme mais une région entière (le nord du Languedoc) qui définit la topographie de ses origines ; elle est divisée en plusieurs sections sur lesquelles se trouvait la plus grande partie de (son) ascendance . Le narrateur insiste, pour ces alliés, sur l'ampleur de leur ascendance ; la topographie se confond avec l'appartenance à une grande maison 427 .

Conclusion

Dans les récits généalogiques de notre corpus de référence, les familles paternelles de nos narrateur ont un seul lieu d'enracinement : celui de leurs lignées patrilinéaires. La famille est confondue avec sa lignée patronymique. Ses racines sont celles de son patronyme et reçoivent de lui leur unité. Tous les narrateurs les dépeignent dès les premières lignes de leurs récits ; tous décrivent un village, une région, un pays, etc. ; tous insistent sur ces derniers et leur donnent le statut particulier d'origine. Ainsi, au-dessus de toutes les origines, il y en a une qui les recouvre toutes et les devance. Aucune autre lignée que la lignée patronymique n'est traitée ainsi. En effet, lorsqu'un récit raconte l'histoire d'une autre lignée ascendante, le narrateur ne s'attarde jamais sur les origines de celle-ci, même pas sur celle de sa lignée patronymique. Il ne dépeint aucun lieu. Il instruit éventuellement sur celui-ci avec un toponyme.

Il en est de même pour les autres récits de notre corpus. Ainsi, en est-il par exemple, pour un narrateur qui indique en un bref énoncé que les porteurs de son nom sont originaires de Bourg-en-Bresse ; mais on n'a aucune topographie de la ville. Il donne par contre des informations géographiques et légendaires sur les origines du patronyme : il viendrait du Dauphiné car aurait donné son nom à une montagne bien connue. La légende pourrait se raccrocher à celle plus sérieuse qui laisse penser que la lignée est noble. De plus, la question se pose de savoir si celle-ci provient de la même souche, sans doute française, qui vit émigrer une descendance sur Genève après la révocation de l'Edit de Nantes. Quant aux lignées alliées, on n'a d'informations que sur la lignée maternelle de l'auteur. Le lecteur est renvoyé à un annuaire de la noblesse pour en savoir plus. Il n'aura donc pas d'information sur son lieu d'origine avec ce récit sauf à partir de l'arrière-grand-père du narrateur qui est échevin à Lyon. Il a des indications qui la font venir d'Autriche mais aucun lieu ferme ; ce qui est sûr c'est seulement que sa mémoire s'arrête à l'époque du testament de son ascendant du patronyme, ministre de la religion réformée.

Pour un autre auteur, après une courte adresse, il indique que leur famille est originaire du bourg de Valloire en Maurienne, entre Saint-Michel et Briançon. Il ne s'attarde pas sur la description du village mais sur les nombreux porteurs de son nom qui en ont été issus, dont des personnages politiques célèbres à partir desquels certains membres de la famille pensent qu'il y a des liens de parenté. Mais le narrateur se met du côté de son père qui, lui, affirme le contraire. Entre son oncle qui a toujours répété qu'il avait droit de tabouret à la Cour et son père, il choisit le second mais explique qu'il n'a pas de raison de penser que le premier ment. Lorsqu'il informe ses lecteurs de l'histoire de ses maternels, il indique seulement le toponyme du lieu de leurs origines patronymiques.

Mais, nous avons vu aussi que les narrateurs avaient configuré, tout en identifiant le lieu de leurs racines paternelles, d'autres repères que ceux du sol – des repères symboliques – indiquant d'autres topographies et axiologies à prendre en compte pour connaître l'ancrage identitaire de leur famille. Ce faisant, ils orientent le regard de leurs lecteurs vers une origine dont la topique est signifiante autrement que par sa seule géographie. Ils les instruisent pour leur offrir de nouveaux lieux de mémoire. Les familles ont donc deux lieux d'origine, l'un géographique et l'autre symbolique, terroirs et symboles occupant la même place et se confondant pour faire retrouver une unité identitaire. Chaque narrateur oriente les investissement affectifs de ses lecteurs vers un lieu symbolique nouveau et non conflictuel capable de les détourner de leurs conflits de références. Il invite à trouver, à l'avenir, dans l'unité d'un seul lieu originaire, ce qu'ils ne peuvent plus arriver à trouver dans leur passé. Il propose de remplacer les objets de jouissance qui ont été à l'origine de leur identité par des lieux de jouissance dont tous peuvent se reconnaître issus, des lieux dans lesquels il est possible de découvrir des références unifiées, quels que soient les enjeux dans lesquels ils sont, relativement à ce passé.

Ainsi, le mythe concernant les origines géographiques des paternels vient-il opposer ses termes au mythe du paradis perdu. Non seulement, il vise à décentrer l'univers des familles vers celui des paternels, mais surtout à inverser l'ordre de subsidiarité : les patrilinéaires occupent désormais le centre de toute définition identitaire. Il ne s'agit pas de détacher les identités familiales de leurs matrices, mais de les attacher à une autre matrice qui est la terre des origines patronymiques, à charge pour ces derniers de désigner la place que doivent avoir les premières. L'écriture généalogique rend possible une telle opération. La mémoire familiale va, avec les récits, être nourrie des souvenirs des paternels et ceux-ci pourront rivaliser, au vu des lois de sa transmission, avec les souvenirs matriciels, les plus vivants mais divisant. Elle met à jour que la famille avait une origine rurale, ce qui constitue une preuve dans le procès de légitimation de son appartenance à la bourgeoisie.

Notes
418.

. Sémiotiquement, l'origine est, dans ce récit, définie par une relation d'état. Elle n'est l'objet d'aucune performance. Aucun destinateur ni acteur n'en est la cause. La famille a, en soi, une origine. D'autre part, avec la localisation spatiale de cette origine familiale, le récit produit, par un débrayage, une rupture dans la programmation spatiale du procès narratif et organise un nouvel enchaînement syntagmatique. Avec elle, de nouveaux comportements vont être mis en corrélation.

419.

. Du point de vue discursif, le tableau généalogique n° I est le premier lieu auquel se rapporter pour connaître toute l'histoire de la famille : un lieu unique car sans second dans l'histoire familiale, un lieu primordial à partir duquel la référence est instruite.

420.

. Un lieu symbolique est un lieu organisé par les lois du langage visant à instituer un autre ordre que celui régi par les rapports de force et de séduction pour obtenir la jouissance des objets du monde : cet ordre est celui des échanges codés par des symboles reconnus comme lois pour une communauté donnée.

421.

. Les deux points [:] qui ponctuent le premier énoncé du texte interroge sur le sens à donner aux énoncés suivants. Invitent-ils à déduire que ceux-ci constitueront une explication, une cause, une conséquence ou une synthèse de ce qui précède ? C'est-à-dire, doit-on considérer que “ressort du tableau” toute l'histoire de cette famille ou seulement le lieu géographique de son origine ?

422.

. En effet, du point de vue sémiotique, nous devons remarquer que le sujet du procès narratif est la famille Armand et non le narrateur ou le sujet de l'énonciation ou un autre acteur. Le narrateur ne dit pas : “on trouve la famille”, ou encore “nous trouvons la famille”, etc. Il donne une forme pronominale à l'énoncé – “A cette époque, elle se trouve à Sainte Cécile d'Andorge” – ce qui laisse penser que la famille est l'actrice du mouvement qui la fait se chercher à Sainte Cécile et se trouver à cette époque du début du XVIe siècle. La connaissance des origines est ainsi conçue comme un travail de recherche de la famille sur elle-même.

423.

. L'énoncé suivant – “Il est noté qu'au XVIe siècle Perpignan était en Espagne” – n'existait pas dans la version précédente écrite deux ans avant.

424.

. Par contre, par exemple, on apprend plutôt que l’une des familles alliées – celle dont a été issu l’ancêtre enracineur – était “d’origine protestante” mais que les parents de la jeune fille avait abjuré leur protestantisme.

425.

. On apprend quelques lignes suivantes (1/21) que ce mariage a eu lieu dans le village habité par la grand-mère mais que le grand-père “était 'journalier' à Marboz, village voisin de Villemoutier”. Cette configuration de l'axe polarise toute perspective au point d'identifier voisinage et village. A ce titre, nous pouvons la comparer à la configuration du village de Marcy-l'Etoile.

426.

. La division régionale des origines de l'ancêtre fondateur de la lignée à Lyon et de son épouse, entre nord et sud est à prendre sémiotiquement comme une configuration représentative des attentes de l'énonciation du récit (la narrateur de l'adresse comme le narrateur du récit lui-même) : la famille comme un faisceau formé d'une peuplade d'êtres variés et bigarrés sans repérage de milieux. L'énoncé est exactement : “Les pays rhodaniens ont subi au cours de l'histoire les destins les plus divers. Serrières, c'est déjà un peu le midi, mais le midi du nord. Nous verrons que par son mariage, Etienne Guilbert nous amène plus au sud, dans le Languedoc, mais là encore dans le Languedoc du nord, Gévaudan, Rouergue et Quercy où nous trouverons la plus grande partie de l'ascendance d'Eugénie Barrier de la Brisse.”

427.

. L'ascendance de cette épouse a été établie dans une généalogie de 12 pages. Mais, il ne s'y trouve pas de lieux de naissance, ni de mariage, ni de décès. Dans les vingt notices mises en annexe du récit, des lieux d'origine de lignées alliées sont indiqués, mais aucun n'est considéré comme originaire de la famille Guilbert, ni ne fait l'objet de plus de deux énoncés.