2 – 1.2. Le patronyme

Nous allons maintenant examiner l’intentionnalité qui amène les narrateurs à évoquer les premiers porteurs du patronyme, pas encore les porteurs appartenant à leur famille, mais les autres, plus anciennement implantés dans les lieux de leurs origines ou dont le rattachement à celle-ci n’est pas assuré. Dans chaque récit, la présentation est faite immédiatement après l’instruction sur leurs racines patrilinéaires. En effet, la peinture de la genèse familiale n'est pas finie. Il reste à apprendre comment les premiers du nom sont arrivés sur ces lieux et qui ils sont. La distinction de leurs ancêtres parmi eux viendra après. Nous allons relever les mythes et légendes qui se transmettent sur leur patronyme, c’est-à-dire les significations qui lui sont données et son étendue géographique. Nous observerons les hypothèses par lesquelles ils présupposent le rattachement probable du premier de leur lignée à l’immémorial des porteurs du patronyme. Nous chercherons à comprendre la fonction de ces derniers dans l’économie du récit.

Le premier du nom, dont le narrateur peut faire mention, peut être un premier ancêtre de la famille ; mais il s’agit seulement d’une hypothèse. En effet, il porte le même prénom que de nombreux membres rattachés à la famille. Le narrateur défend un point de vue de vraisemblance. Viendra après la certitude. La vraisemblance permet de faire remonter la famille à 1471 et la certitude à 1635, soit à plus d’un siècle et demi d’écart.

‘“Un de ses lointains ancêtrespourrait bien être un certain Barthelmy Delérable dont il est fait mention dans une reconnaissance datant de 1471. Cette reconnaissance qui a été perdue, figure dans l'inventaire général des titres et papiers du Chapitre de Saint-Just, dans les terriers de l'obéance de Greyzieux-la-Varenne, village situé à quelques kilomètres de Marcy-le-Loup. Ce qui peut donner une certaine vraisemblance à cette hypothèse est le prénom de Barthelmy, qui, comme on le verra par la suite, est très fréquent dans cette famille”(1/6).’

C'est donc un calcul de probabilité portant sur un prénom qui noue cet ancêtre hypothétiquement à la famille. Un inventaire général a, en effet, donné signe de lui, mais il apporte seulement la preuve de l’existence du patronyme dans la région au XVe siècle, n’assure pas du rattachement à la famille. Cependant, grâce à la trace qu’il laisse voir – trace mise en abîme dans une autre trace – la famille peut imaginer avoir une profondeur généalogique encore plus conséquente que les preuves ne peuvent le faire. Pour pouvoir entrer dans l'histoire familiale et avoir statut d’existence dans la mémoire, un ancêtre doit avoir été désigné par au moins une trace accessible à des temps présents. Ainsi, le narrateur fait du premier du nom prouvé dans la région de ses origines, avec la probabilité, son plus lointain ancêtre. Sa famille serait donc la plus anciennement implantée dans la région.

Est-ce le hasard qui a amené le narrateur à indiquer l’existence de son si lointain ancêtre comme le fruit d'une reconnaissance perdue ? A-t-il voulu renvoyer ses lecteurs à une autre reconnaissance perdue, à savoir celle de sa famille après l'ancien régime ? Si nous continuons l’analyse, nous remarquons qu’il note que cette reconnaissance a laissé sa trace dans l'inventaire du Chapitre de Saint-Just. Ce lieu est-il là pour faire signe d'un autre, qui est son homonyme : un chapitre de l’histoire familiale que le narrateur veut écrire pour laisser trace de cette reconnaissance perdue et pour restaurer l’injustice faite à sa mémoire paternelle ?

C’est après avoir parlé des premiers du nom que le narrateur porte son attention sur la signification de l'origine de son patronyme. Celui-ci était, autrefois, un toponyme. En effet, selon l'acte d'enterrement de l'épouse du premier ancêtre certain et sur la foi de la carte d'Etat-major, il en est ainsi.

‘“Son (Françoise Cameau) acte d'enterrement spécifie qu'elle fut prise en son logement au quartier de Lérable. Or ce quartier de Lérable existe encore à Marcy, ainsi qu'en fait foi la carte d'Etat-major (...)” (2/6-9).’

Le nom de la famille se retrouve donc dans le nom d'un quartier du village originaire : le quartier de Lérable. Un seul nom identifie, donc, la famille et son lieu d'origine. Chacun peut être témoin de l’enracinement de leur patronyme, en consultant une carte. Mieux encore, une inscription sur une maison de notaire vient renforcer les certitudes de l'ancrage de la famille dans son village ; rappelons que les ascendants y avaient été notaires.

‘“Il forme un groupement de quelques habitations nettement séparé du village. Dans ce quartier, un vieux logis pittoresque, qui porte encore dans le pays le nom de “Maison du Notaire”, doit certainement être la maison qu'habita Barthelmy Delérable et où se trouvait le siège de l'étude” (2/9-14).’

Ainsi la famille a laissé la trace de son passage dans le village des origines : on la distingue parmi toutes les autres à cause de son nom et de sa position de notable depuis l’origine : la preuve demeure ; il suffit d’aller voir sur place. Tout à Marcy témoigne que les Delérable étaient des notables stables au service du Roi et de Lyon, aussi loin que l'on puisse remonter. La famille a, donc, extrait son identité de sa terre d’origine qui, elle, lui a conservé les traces de son enracinement. La mémoire familiale – même éloignée de ses racines – continue d’être vivante.

‘“(…) Rien ne dit que (notre auteur direct) n’ait pas eu des frères et sœurs, dont descendraient les Collas qui se rencontrent encore notamment dans l’Ardèche et la Drôme” (3/21).’

Ce silence sur les autres porteurs du patronyme n'est pas le résultat d’une absence, tient à faire remarquer le narrateur à ses lecteurs, mais est d’abord celui d’un défaut de mémoire. C’est par déduction qu’apparaît l’idée qu’il a existé de nombreux porteurs du nom aux origines ; leur famille était donc plus ample qu’elle ne peut sembler l’être au vu des recherches généalogiques que le narrateur peut présenter.

Ce narrateur ne produit aucune information sur la signification ou les origines géographiques de son patronyme.

‘“Nous trouvons avec certitude les premiers Armand à Sainte Cécile d'Andorge au début du XVIe siècle” (1/24 ).’

Le narrateur témoigne pour ses lecteurs avoir trouvé les premiers porteurs du nom de leur famille dans deux contrats de mariage signés à Alès, à huit années d'écart, par deux couples susceptibles d'être considérés comme parents du premier membre prouvé  : Vincent Armand.

‘“Entre autre, le 5 mai 1556 avec le mariage de Mathieu Armand et Marie Destier suivant le contrat de maître Petit, notaire à Alès. Puis le 15 août 1564, avec le mariage de Jean Armand, habitant le mas des Léchettes, et Marguerite Gordes, suivant maître Pichon, notaire à Alès” (1/25).’

Ces actes notariés ne peuvent encore servir les preuves nécessaires au rattachement du premier du nom au premier ascendant de la lignée patrilinéaire. Mais un élément commun va lier de façon plus probable 428 l'un des couples à ce premier membre prouvé : leur lieu d'habitation ; en effet, le second couple désigné et le premier membre prouvé habitent tous deux le même mas.

‘“Vincent Armand, le premier membre prouvé, habitait le mas des Léchettes, c'est-à-dire le même lieu que Jean Armand et de Marguerite Gordes” (1/29). ’

Mais, il s’agit d’une hypothèse ; la question reste suspendue. Elle est d'ailleurs figurée avec des points d'interrogation dans la généalogie qui suivra (p. 2). Dans tous les cas, les premiers du nom trouvés dans le village des origines sont deux couples.

Il y a d'autres premiers du nom que ces deux couples dans ce même village et vers la même époque, mais il n’est pas possible de les rattacher à une filiation.

‘“Toutefois, il existait également vers la même époque un Claude Armand en 1605, un Maurice Armand cité en 1572, un Pierre Armandfrère du dit Maurice cité en 1618, et un Pierre Armand fils d'autre Pierre cité en 1626” (1/30).’

Sur la terre d’origine, il y a donc eu plusieurs premiers du nom avant le premier membre prouvé. La certitude des liens qui les rattachent entre eux restent en question. Si des preuves de filiation ne peuvent être données qu'à partir de l’un d’entre eux – le premier membre prouvé 429 – le potentiel d'ascendances de la famille, lui, ne demande qu’à prolonger encore l’ancienneté des origines.

Le narrateur ne s’arrête pas sur la signification de son patronyme, comme dans le cas précédent.

Avant les preuves du rattachement à la famille, on trouve le premier du nom de la région sur une bulle du pape Eugène IV, datée de 1442, autorisant un mariage entre cousins germains”. On découvre le second, en 1553, avec celui d'un notaire et tabellion pour le Roi de France . Il faudra attendre 1598 pour connaître le plus ancien ancêtre de la famille, soit un écart de 156 ans avec le tout premier. Ainsi, le narrateur montre-t-il à ses lecteurs que leur famille a, très probablement, une ancienneté qui remonte avant la date du premier ancêtre et que le nombre de ses ascendants est sans limite, compensant leur anonymat.

Conclusion

La plupart des narrateurs intéressent leurs lecteurs aux premiers porteurs de leur patronyme. Dans notre corpus de référence, il y en a 5 sur 6. En comptant tous les récits de notre corpus, ou en observe 9 sur 11. On peut ainsi voir un auteur qui donne de longues explications sur l’histoire, les légendes et la géographie de son patronyme (3 pages sur 36) et qui laisse percevoir à travers ses informations les mystères et enjeux qui ont dû traverser la vie de ses aïeux probables. On trouve aussi un autre auteur qui signale l’étymologie de son patronyme en deux lignes mais situées au milieu d’une page blanche. Il dit ensuite son interrogation sur les mystères qui restent concernant l’origine de ses premiers porteurs venus du Nord, cherchant à faire un lien entre plusieurs événements : entre l’assassinat d’un aïeul et la fuite devant la Révolution.

Les deux exceptions sont liées aux choix des objectifs qu’ont eu leurs narrateurs, à savoir la volonté de répondre à des questions précises, dont la pertinence pouvait ne pas nécessiter un arrêt sur le patronyme 430 . Ainsi, les narrateurs désignent, au début de leurs récits, les porteurs les plus anciens du patronyme découverts dans leurs recherches généalogiques. Des preuves sont apportées de leur enracinement sur les mêmes terres que celles des premiers du nom de leur famille ; ils ont donc pu avoir des liens de filiation dans des temps plus reculés. La présence de ces acteurs permet de laisser les lecteurs se livrer à leur imagination : à savoir, penser avoir eu une grande stabilité géographique et une grande ancienneté dès leurs commencements. Elle vise à confondre les repères de la mémoire des paternels concernant leurs lieux originaires avec ceux de la mémoire collective de ces lieux, une mémoire qui n’a pas été effacée. Mais, cet imaginaire n’est pas laissé débridé ; il trouvera une limite avec les preuves qui garantissent le rattachement des premiers du nom aux familles.

Les narrateurs ne présentent pas tous la signification de leur patronyme et son étendue géographique. On en a compté 6 sur les 11. Mais la quantité d’informations est variée selon chacun. Deux récits s’attardent nettement plus longuement que les autres sur les deux thèmes. Nous avons remarqué qu’ils avaient en commun ce paradoxe de produire beaucoup d’informations sur leur patronyme, mais un silence total sur l’histoire des parents de leur grand-père enracineur. Leurs lignées à tous deux se sont trouvées touchées par la problématique des guerres de religions. Peut-on tisser un lien entre les deux faits ? Mais aussi, ne peut-on penser que les silences tenus permettent de ne pas connaître les patronymes maternels et peut-être de s’apercevoir qu’ils font signes d’alliances entre cousins à une génération ? Rappelons que le récit 5 précisait que le plus ancien document concernant les familles du nom était une bulle du pape autorisant un mariage entre cousins germains ! Pour l’autre récit, une généalogie concernant la famille indiquait le même patronyme pour les épouses respectives de l’enracineur et de son père !

Ainsi, y a-t-il d'autres lignées, d'autres familles, d'autres parents qui peuvent s'abriter sous un même patronyme. Le nom, même s’il ouvre à l’imaginaire, est d’abord un paradigme. Il n’est la propriété de personne : ni de la lignée patrilinéaire, ni même de la famille, ni encore d'un père. L’intentionnalité de nos récits est de solliciter l'univers paradigmatique des patronymes pour y enraciner les premiers attributs de la restructuration de l’identité familiale. Une telle vision fait de ces patronymes des entités indépendantes. En effet, il s’agit de produire un objet imaginaire nouveau écartant le danger d’un collage aux attentes familiales passées. Si le nom est un paradigme, il peut constituer un rempart contre ceux qui croient devoir, comme fils, reproduire les mêmes modes de vie que leur père à cause du nom qu’ils ont en commun. Il peut, entendu comme tel, délier l'imaginaire des descendants de l'idée que servir le père et le nom, c'est le même projet. Il empêche son fétichisme.

Nos récits produisent des règles éthiques définissant une voie pour que la descendance se soumette, comme fils (et filles), aux obligations de leur condition bourgeoise, à savoir de soutenir le renom de leur famille, mais sans incarner totalement leur nom ni être condamnés à reproduire le destin de leurs pères 431 . Leur nom est le paradigme de toute une histoire dont ils sont appelés à découvrir l’esprit avant tout.

Notes
428.

. Ce fait va faire emporter l'hypothèse du narrateur quelques pages plus loin lorsqu'il déploiera sa généalogie détaillée des ascendants Armand. Au sujet du premier membre prouvé, il dira : “Il est très probablement fils de Jean Armand marié en 1564 à Marguerite Gordes. Habitant au mas des Léchettes à Sainte Cécile” (4/3).

429.

. Dans la structure graphique du procès principal, le procès du premier du nom de la famille (1/29) se trouve placé entre celui de ses parents probables (1/25) et celui des autres premiers du nom (1/30).

430.

. Il s’agit, en plus du récit 4, de l’auteur qui a voulu fixer les liens de filiation de la lignée de ses pères peintres et graveurs lyonnais.

431.

. Le terme renom indique dans son étymologie (re - nom) le renouvellement à donner au nom, c'est-à-dire la re - confirmation du lien entre le nom et le retentissement de l'honneur qui lui a été conféré en rapport à cet événement. Voir Joël Clerget, son chapitre, in Le nom et la nomination : sources, sens et pouvoirs, pp. 15-71.