2 – 2.2. Les preuves de la continuité

Après avoir informé leurs lecteurs sur le premier ascendant du nom de leur famille, les narrateurs présentent leurs patrilinéaires suivants ayant résidé sur la terre de leurs origines. Les lignées sont très majoritairement unifiliatives et masculines. Les ascendants se succèdent de l'ancêtre le plus ancien jusqu'au premier migrateur ou jusqu'au père de l'enracineur à Lyon. Nous montrerons qu'ils forment des groupes homogènes organisés par les trois unités de temps, de lieu et d'action dans l'intentionnalité de donner aux familles les preuves de leur continuité.

Reprenons les termes de cette première suite :

‘“C'est ainsi sans doute que Barthelemy Delérable était devenu, sous le règne de Louis XIII, notaire royal à Marcy-le-Loup, village situé aux environs de Lyon, où il comptait des parents parmi les laboureurs de la localité. Vous verrez qu'il a paisiblement transmis à son fils et à son petit-fils, et cela pendant plus d'un siècle, une charge dont il n'était alors donné à personne de lui contester la propriété.
Parmi les dix-huit enfants du dernier notaire, notre aïeul, Jacques Delérable, vient tout jeune chercher fortune à Lyon (…). Et ces fidèles sujets de Louis XVIII, de Louis XIV, de Louis XV et de Louis XVI, vivant d'un travail honorable, dans le cadre de leurs libertés provinciales, communales et professionnelles, ont mené une existence paisible, sans inquiétude pour un avenir que nul danger extérieur ou intérieur ne menaçait, exempts de ce terrible impôt du sang, que nous a légué la Révolution” (II/32).’

Cette suite présente quatre ascendants dont les trois premiers forment un groupe homogène. Seuls les premier et dernier sont désignés par leurs prénom et patronyme. Ils partagent un attribut commun : leur ascension sociale. Les deux ascendants du milieu, eux, sont les héritiers anonymes du premier. Quant au quatrième, le bisaïeul du narrateur, il rompt avec la continuité et est traité de façon paradoxale. Il est en dehors du groupe des précédents, mais a une place au même titre qu'eux dans la catégorie des ascendants ayant vécu durant l'ancien régime. En effet, cette suite rassemble les ancêtres que les historiens post-révolutionnaires ont maudits, même si elle donne au quatrième un statut individuel. Tous sont identifiés comme sujets des rois qui se sont succédé de Louis XIII à Louis XVI. D'autre part, elle n'indique pas d'alliances ; elle est exclusivement unifiliative et masculine. Elle est diachronique mais n'a pas d'indice de classification. Elle n'a pas de dates, non plus ; elle spécifie seulement une durée : plus d'un siècle . En conclusion, elle configure plus un groupe qu'une lignée : un groupe ordonné à une unité de temps, un temps cyclique.

Quant aux lieux, on est informé sur deux seulement : le premier attaché à la première génération et qui est le lieu de l'origine familiale, et le second – Lyon – qui est attaché à la quatrième génération et qui est celui de l'accomplissement de l'ascension. On ne trouve pas l'étape de la migration du troisième ascendant vers Grézieu-la-Varenne (bourg proche), que l'on apprendra plus avant. En effet, le second ascendant de la lignée est né dans le village originaire et y est décédé, mais le troisième, lui, y naîtra mais n'y restera que jusqu'à 46 ans, âge auquel il émigre. Avec une telle omission, le narrateur fait ressortir la permanence de l'espace sur lequel ont pu exister les trois premières générations. Mais, Marcy-l'Etoile et Grézieu-la-Varenne, c'est toujours le Lyonnais ! Il met en scène, ainsi, une unité de lieu pour ce groupe d'ancêtres.

Enfin, ces quatre ascendants ont tous des caractères communs : ils sont respectueux des autorités sociales 437 “ même s'ils sont fiers de leur indépendance. Quant aux trois notaires, ils partagent une même éthique relationnelle :

‘“La juste fierté que leur donnait le sentiment de leur indépendance ne les empêchait pas d'être respectueux des autorités sociales, et les trois notaires royaux entretenaient néanmoins avec les seigneurs du lieu dont ils étaient en même temps les officiers pour la justice et la perception de certaines redevances, des rapports familiers et amicaux, tout en restant condescendants pour les gens d'humble condition, comme en témoignent les nombreux parrainages qu'ils acceptaient parmi eux” (III/9).’

Les trois notaires entretenaient avec les seigneurs de leur lieu des rapports familiers et amicaux et pour les gens humbles restaient condescendants : leurs rôles vis-à-vis des premiers étaient d'être officiers de justice et percepteurs de certaines redevances, et vis-à-vis des seconds d'accepter des parrainages. Ils se sont succédés dans des tâches communes en respectant la même éthique. Ils ont tous été les membres d'un groupe solidaire. Leurs existences sont représentées réglées par une même unité d'action aux côtés de celles de temps et de lieu.

Ceux de l'ancien régime ne peuvent donc pas être soupçonnés d'avoir joui en parasite de tous les biens et de tous les privilèges de l'ancien régime. Ils sont au contraire recommandables. Ainsi, dès les premiers contacts avec leur histoire familiale, les lecteurs peuvent constater la stabilité et la continuité de l'éthique de leurs premiers ascendants directs. Il est légitime pour eux de s'opposer à l'histoire qu'ils ont pu entendre sur ceux-ci et de se voir des héritiers de cette lignée sans honte.

‘“De chacune de ces quatre premières générations nous ne connaissons que notre auteur direct, resté attaché à la propriété (...)” (2/19).’

Les ascendants sont ordonnés par un classificateur chronologique de 1 à 5, et par les paradigmes de leur cycle de vie. Mais le narrateur ne les introduit pas dans un temps historique, mais cyclique. Leur identité sociale leur vient de leur propriété commune avec laquelle ils ont le même lien d'attachement et reproduisent les mêmes fonctions : remplacer l'auteur précédent pour un même destin. Ils constituent un groupe ordonné par un temps cyclique, une unité de lieu et d'action. C'est la continuité qui oriente la vie familiale.

Comme pour le récit précédent, la génération qui émigre a une place dans la structure graphique du texte montrant l'ambivalence de la position que le narrateur lui donne. Elle fait partie de la succession des ancêtres issus du village originaire mais pas des exploitants de la propriété. Elle fait la transition entre le groupe des ancêtres stables et les suivants.

On peut remarquer en relevant les premières mentions qui présentent chaque ascendant et les hypothèses avancées par le narrateur sur la vie de ses ascendants, l'intentionnalité qui se trouve à l'origine de son dispositif 439 .

‘“I – Vincent Armand
Le premier membre prouvé de notre famille. Né vers 1570. Il est très probablement fils de Jean Armand marié en 1564 à Marguerite Gordes (…).
II – Gilbert Armand
Propriétaire du mas des Léchettes et du mas des Cauvines à Sainte Cécile. C'est sans doute lui qui achète cette dernière propriété qui est restée dans la famille jusqu'à l'extinction de la branche aînée en 1888 (…).
III – Estienne Armand
Né vers 1635, bourgeois de Sainte Cécile, propriétaire du mas du Cauvines. Dans sa jeunesse il fut sans doute marchand. Il ne fut émancipé (…).
IV – Jacques Armand
Né à Sainte Cécile le 24 juillet 1683. Il a pour parrain Jean Armand, son oncle, et pour marraine Bernardine Blondat, sa tante. Dans sa jeunesse, n'étant que le troisième fils, il avait peu d'espoir de succéder à son père. Il faisait des petits métiers, marchand, ménager, etc. Cependant, il fit sans doute des études assez sérieuses, car sa signature n'est pas celle d'un illettré, loin de là” (4/2).’

Remarquons le premier attribut identifiant chaque ascendant. Pour le premier ascendant, il s'agit de la preuve de son rattachement à la famille. Pour le second, c'est sa qualité de propriétaire de deux maisons implantées sur Sainte Cécile. Pour le troisième, c'est sa qualité de bourgeois. Et enfin, pour le quatrième, ce sont ses lieu et date de naissance exacts. Les autres dates de naissance, jusqu'à lui, n'étaient qu'approximatives. Il fallait attendre ce quatrième ascendant pour avoir la preuve que la famille avait été native du village ; en effet, le premier avait résidé au village, le second y avait été propriétaire et le troisième bourgeois, mais cela ne pouvait pas prouver qu'ils y étaient nés. Ainsi, ces quatre ascendants de Sainte Cécile ont été, par ordre de générations, respectivement un premier membre prouvé, un propriétaire de deux maisons, un bourgeois du village, et un natif de celui-ci. Tout montre, avec ces qualités, qu'ils ne sont pas d'un lignage aristocratique. La lignée a tous les attributs de la bourgeoisie.

Examinons maintenant les hypothèses du narrateur sur les enjeux de la vie de ses premiers ascendants qui n'ont pas de preuve. On s'aperçoit que chacune porte sur des faits significatifs qui, mis les uns à la suite des autres, font ressortir une logique, à savoir les qualités caractéristiques de la bourgeoisie que sa famille a accumulées, génération après génération. On s'aperçoit, en effet, que chaque attribut estimé vraisemblable dans la vie de l'un de ses ancêtres se trouve, pour la génération suivante, prouvé comme un acquis, la vraisemblance portant sur un nouveau point.

Pour le premier membre prouvé, le narrateur oriente son lecteur vers la perspective très probable de son affiliation au couple qui a résidé aussi dans le même mas. Pour le second, on remarque qu'il est assuré de sa filiation mais son interrogation porte sur l'origine de l'acquisition de la seconde propriété qui deviendra familiale : C'est sans doute lui qui l'a achetée, énonce-t-il ; s'il en est ainsi, l'héritage double donc à cette génération. Pour le troisième, cette maison est un acquis certain et octroie le droit de bourgeoisie, mais c'est sur sa profession que la question est posée : sans doute (est-il) marchand , estime-t-il. Et enfin pour le quatrième, il est bien marchand, mais l'incertitude porte sur ses études : il en a fait sans doute des (…) assez sérieuses à cause de sa signature qui n'est pas celle d'un illettré, loin de là 440 . On apprendra par les informations de la suite des ascendants lyonnais que l'ascendant suivant, l'enracineur, en a fait, lui, de façon certaine.

Ainsi, le narrateur laisse trace des enjeux auxquels les premiers ascendants de sa lignée se sont confrontés dans leur œuvre d'enracinement dans la bourgeoisie de leur localité : du premier dont la filiation est incertaine au dernier n'ayant pas fait d'études. Entre ces deux étapes, le destin de ses ascendants s'est joué, chacun ayant acquis pour sa génération un bénéfice permettant à la suivante d'y ajouter sa part, cumulant à eux tous les compétences qui ont donné à leur famille les atouts pour pouvoir s'intégrer, après, au cœur d'une autre bourgeoisie, celle-là d'une localité plus grande : Lyon : une filiation, une propriété pour le droit de bourgeoisie, le négoce, les études. Les ascendants de l'époque de Sainte Cécile donnent ainsi l'impression de s'être succédés en un même lieu et à des tâches toutes orientées dans la continuité les unes des autres, vers l'accumulation des attributs de l'héritage bourgeois : chaque génération est montée socialement. Ils forment un groupe organisé par un même temps, une même unité et une même action. Les ascendants sont dans la continuité les uns des autres.

‘“Les grands-parents de Denis Bétiny n'étaient donc ainsi qu'à l'un des niveaux les plus bas de l'échelle sociale dans la population rurale de l'époque, mais déjà, en devenant“laboureur”, son père avait réussi à gravir un échelon” (2/1).’

Ces trois générations sont liées par le même destin : l'ascension sur l'échelle sociale, à partir de l'origine la plus basse. Leur réunion sur cette échelle invite a constater combien toute la famille depuis les commencements a collaboré à la constitution de la fortune. En effet, si celle-ci a bien été laissée par un seul homme, elle n'est pas venue de son seul fait ; c'est un univers de solidarité qui l'a permise. L'échelle est une métaphore qui va permettre aux lecteurs d'apprendre que leur ascension sociale a été le résultat d'un processus continu dans lequel plusieurs protagonistes ont apporté leur concours et non les conséquences de l'arrivisme soupçonnable d'un seul homme.

On a vu l'intentionnalité du discours concernant le couple des premiers ascendants. Pour leurs fils et petits-fils, elle poursuit dans une même perspective. Tous les événements qu'elle met au joursont sollicités en tant qu'ils servent la preuve de la collaboration de tous les ascendants – patronymiques et alliés – à la constitution de la fortune immobilière. En effet, il n'y a pas seulement trois ascendants, il y a aussi trois alliés tout aussi solidaires de la lignée patronymique que les générations le sont entre elles. Les couples qui suivent celui des origines se partagent aussi les tâches. Les épouses associent leur mari et leurs enfants au destin qu'elles voient pour tous : elles apportent des biens à la lignée patronymique et leurs savoir-faire à leurs enfants. Les époux, eux, apprennent les savoir-faire, profitent des acquis de la génération qui les précède, sachant les faire fructifier par leur travail et enfin, font de belles alliances.

Pour l'histoire du fils du premier couple, on constate que les mêmes principes ont cours d'autant plus que l'ascendant décède à 26 ans avant même la naissance de son propre fils. L'épouse a un savoir-faire remarqué : elle a su élever intelligemment son fils parce que celui-ci a appris le métier de boulanger et a pu, grâce à cela, franchir un échelon de l'ascension sociale 441 .

‘“Il est probable que Marianne Roset, la mère de Claude Denis, sut élever intelligemment son fils, car après avoir d'abord appris le métier de boulanger, celui-ci franchit à l'âge de 29 ans, une étape supplémentaire dans l'ascension sociale en épousant vers 1808, Marie Scholastique Bonaventure Pavois” (2/4).’

A la troisième génération, on voit l'ascendant profiter du savoir faire de sa mère pour continuer l'ascension sociale par son travail et son émigration vers Bourg puis vers Lyon, jusqu'à atteindre une réelle aisance et même devenir rentier. Comme ses père et grand-père, il épouse une femme dotée. Elle n'est pas sans fortune et on se rappelle qu'elle a des parents ambitieux pour elle.

‘“Il est néanmoins vraisemblable que la mariée apportait quelques biens car son père François Pavois n'était pas sans fortune ainsi qu'en témoignent deux documents parvenus jusqu'à nous” (2/22).’

Cette épouse – dont nous avons vu la fonction mythique qu'elle eut – montre la même solidarité que les précédentes envers son mari et son fils, et même, nous l'avons vu, envers ses petits-enfants

La lignée n'est donc pas unifiliative et masculine, dans ce récit, même si le plan généalogique suit l'ordre des patrilinéaires. Les femmes ont une forte présence. Les trois générations ont allié leurs moyens, toutes lignées et générations confondues pour travailler dans la continuité d'une même tâche : gravir l'échelle sociale. Elles ont partagé ensemble le même lieu symbolique, la même époque et la même action. Dans ces conditions, le passé familial peut entrer dans la mémoire des descendants de la famille. Il est dédouané de tout soupçon, s'il y en avait. Les pères peuvent sortir de l'ombre. La fortune ne s'est pas faite en un jour. La famille peut honorer le labeur de ces générations modestes qui l'ont amenée à ne plus se représenter comme héritière d'un parvenu. Elle peut se sentir dans la continuité de ses ancêtres.

  • Récit 5 : Dans ce récit, le narrateur présente la suite de ses ascendants des origines entre son information sur son patronyme et celle concernant l'histoire des deux illustrations religieuses de sa famille. Elle est unifiliative et masculine. Elle fait se succéder six générations – désignées seulement par six prénoms – qu'elle situe dans le même village et dans une période recouvrant deux siècles. Le village est ainsi un vrai berceau pour la famille. Ces premiers ascendants ont été des anonymes ayant vécu et travaillé sans laisser de trace, dans l'obscurité de la terre. Ils ont œuvré dans la continuité les uns des autres, tous avec le même destin : servir humblement la terre. Ils ont ainsi tous partagé le même temps, le même lieu et la même action. Le service de la terre n'est pas honteux, il est au contraire l'indice de la grandeur d'un homme comme le relèvent poètes et grands hommes, invite à constater le narrateur à travers des citations. Compris comme cela, l'anonymat venu des origines terriennes n'a pas à procurer de honte. La famille peut s'honorer de ses origines et se concevoir dans la continuité de ses premiers ascendants.
  • Récit 6 : Dans ce récit, on trouve la suite des ancêtres patrilinéaires des origines dans un court chapitre intitulé “les débuts de la famille”. Elle occupe cinq lignes et est située entre les informations concernant le patronyme familial et la filiation du père de l'enracineur. Elle est unifiliative et masculine et fait se succéder trois ascendants. Le premier est celui qui est né pour la première fois dans le village originaire et non le premier connu. En effet, le narrateur fait allusion à d'autres ascendants qui résidaient dans un hameau du voisinage – il les désignera la page suivante – mais aucun prénoms, ni dates, etc. ne sont indiqués. Le dernier est le père de l'enracineur. Tous les trois ont vécu dans le bourg du pays dès la fin du 17 siècle, et été consuls et “fermiers des Princes de Soubise”. Leurs vies se sont ordonnées à partir d'un même temps, d'un même lieu et de mêmes tâches. Avec une telle généalogie, le lecteur peut être témoin que ses aïeuls se succédaient au bourg dans les mêmes fonctions depuis longtemps, en même temps, petits bourgeois et paysans. Il peut constater une continuité dans leurs situations et peut voir se confirmer la double appartenance de sa filiation : à l'univers bourgeois et à l'univers rural. Le soupçon sur la bourgeoisie du XIXe siècle ne peut donc toucher sa famille car celle-ci était déjà bourgeoise depuis bien longtemps, ayant suivi la règle de l'époque, à savoir celle de faire une ascension sociale lente. La famille peut bien avoir appartenu à la bourgeoisie, mais pas à celle que l'on voit surgir au XIXe siècle. Elle est donc restaurée dans ses représentations et peut continuer à se reconnaître au titre de ses droits du sang. Le narrateur pourra se pencher plus longuement sur le destin du dernier ayant résidé le village, puis s'intéresser encore plus longuement à celui de l'enracineur, son fils.

Conclusion

Les premières suites d'ancêtres présentées dans chacun des récits de notre corpus de référence sont toujours des ascendances déployées sous la forme d'une succession. Elles sont, à l'exception d'une seule, unifiliatives et masculines. On trouve, dans le reste du corpus, 3 successions semblables sur 5. On peut observer, par exemple, pour un narrateur, que son ascendance précédant Lyon a ses preuves dans une pièce annexée à son récit et est intitulée 2e famille Reynaud de Lyon . Elle indique huit générations se succédant de la plus ancienne à celle du fils de l'auteur. Elle est unilinéaire et masculine. Sa structure graphique montre deux groupes d'ancêtres dont le premier rassemble ceux qui ont vécu dans le village des origines jusqu'au premier migrateur (à Givors). Le second groupe commence par l'enracineur à Lyon. On y lit une date pour chaque ascendant. Pour le premier groupe, on connaît la fonction d'un seul des ascendants : marchand colporteur. Pour le second, on apprend que le plus connu d'entre eux fut un baron, procureur général sous l'Empire et maire de Lyon, sous la Restauration, et que ce sont ces Reynaud qui ont fondé le 'Nouvelliste de Lyon' en 1879 (le fondateur est l'auteur du récit). Ainsi, 8 récits sur 11 comportent de telles suites d’ancêtres organisées en succession unifiliative.

Parmi les 3 autres récits, on remarque 2 cas. Pour le premier, on constate que l’absence de succession provient du manque d’information concernant l'histoire du grand-père du narrateur, le mystère restant sur ce qui s'est passé avant lui. Pour autant, la famille pourra voir qu'elle était déjà bien intégrée dans un réseau de notabilité à Bourg (peut-être une noblesse), au vu des titres des personnes de son entourage et des objets dont le narrateur a hérité . Pour le second cas, il s’agit de l’effet de la présence de narrateurs de sexe féminin qui s'attardent sur des ascendantes alliées aux patrilinéaires. On sait avec Josette Coenen-Huther qu'il y a plus de personnages féminins dans les récits du passé des femmes. Le récit de notre troisième auteur féminin n’a pas été dans ce cas : avait-il un objectif trop technique pour suivre la même loi ?

Les narrateurs délimitent donc un groupe d'ascendants commençant au plus ancien trouvé au village des origines et finissant avec le premier migrateur. Ils ont pour objectif une première présentation – synthétique – de la famille des temps ruraux, qu’ils reprendront postérieurement de façon plus détaillée. D’autres situent cette famille sous cette forme de succession, sans autres commentaires. Dans le premier cas, on a vu que les narrateurs pouvaient laisser quelques informations sous silence, pour mieux servir leur objectif. Dans tous les cas, ils identifient leurs premières générations, comme un groupe d'ascendants inscrits dans un univers régi par les trois unités de temps, de lieu et d'action. Ils les organisent diachroniquement au sein d'un même temps et dans un même lieu, régulées par la continuité des mêmes tâches.

Ce n'est pas le temps du calendrier qui est marqueur de l'identité de ce groupe, mais celui du mythe, à la fois diachronique et cyclique. Comme l'a répété Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, la dimension diachronique du temps ne se confond pas avec sa dimension historique. La dimension diachronique est interne à une structure et dans sa perspective, la causalité n'est pas événementielle mais logique 442 . Quant au lieu, s'il n'y en a qu'un de retenu comme commun aux générations de ce groupe, au point d'en évincer d'autres, c'est pour produire la représentation d'une stabilité dès l'origine de la famille. Enfin, concernant l'action, la vie de ces premiers ascendants est figurée comme zélée et oblative, attachée à un même destin, orientée vers le service de leur famille. Ils soutiennent une même cause qui permet de les faire reconnaître dans la continuité des bourgeois de Lyon. Avec eux, les narrateurs apportent, en plus de l'ancienneté de leur mémoire familiale, les preuves de sa continuité. Ils peuvent fonder la légitimité de leur appartenance à la bourgeoisie.

Notes
437.

. Il faut remarquer cette figure des “autorités sociales” : elle peut convenir pour définir les autorités en vigueur dans les deux régimes. Le changement de régime n'a pas modifié le caractère que tous les ascendants des origines partagent.

438.

. Voir la structure graphique dans le chapitre 1 de cette partie dans le sous-chapitre intitulé “le temps de l'harmonie : le paradis”.

439.

. Nous voulons mettre en valeur le procès qui conduit le narrateur dans l'exercice de la preuve qu'il mène pour valider son ascendance comme bourgeoise en relevant d'une part l'attribut principal qu'il reconnaît à chacun de ses ancêtres et d'autre part, les hypothèses qu'il fait pour les situer lorsqu'il n'a pas de preuve (les figures du doute – ou plutôt de leurs absences – les litotes, les interrogations, les hypothèse, etc.). Nous voulons montrer l'intentionnalité du discours qui sous-tend les termes de ses choix produisant les organisateurs de leur identité.

440.

. A la troisième génération, la première maison n'est plus mentionnée : elle a été héritée par un descendant d'une autre lignée. Et à la quatrième, la seconde maison, à son tour, n'est plus indiquée : elle reste pourtant dans la lignée directe du narrateur et n'aura le même sort qu'à la génération suivante. A ces générations 3 et 4, d'autres hypothèses sont donc plus essentielles à mettre en évidence pour définir l'identité bourgeoise de la famille.

441.

. Marianne Roset est destinatrice de compétence : un /savoir-élever/, soit un /faire cognitif/ qui porte sur une performance dont le prédicat – élever – signifiant au sens propre, porter plus haut, peut être lu avec son sens métaphorique d'éduquer un enfant, mais aussi de porter plus haut sur l'échelle sociale.

442.

. Voir aussi les commentaires de Marcel Henaff (1991), opus cit., p. 241.