2 – 2.3.1. L'identité de l'ascendant migrateur

  • Récit 1 : Dans ce récit, la trajectoire vers Lyon se fait en deux étapes. Un ascendant quitte le village pour aller s'installer vers le bourg et son fils laisse ce dernier pour chercher fortune à Lyon. Qui est ce premier ascendant ? Il appartient à la troisième génération dans le groupe de ceux des origines 443  ; il s'agit du trisaïeul du narrateur. Il est né le 12 février 1684 et a un frère et trois sœurs. Il est, dit le narrateur, un fils aîné qui succède à son père dans ses charges : un ascendant dans la continuité de la tradition.

“Continuant la tradition, Claude Delérable, le fils aîné succéda à son père dans ses charges de notaire royal et de greffier” (5/14).

On peut remarquer que ce premier migrateur a le même destin que son père : tous deux partagent le même prénom, le même rang dans la fratrie et la même charge, chacun succédant à son père respectif dans ses charges de notaire royal. Voici comment le narrateur a identifié ce père deux pages avant :

‘“Claude Delérable, le fils aîné de Barthelmy, succéda à son père dans la charge de notaire royal” (3/21).’

Père et fils sont dans la continuité l'un de l'autre même si le second va s'expatrier. Mais examinons de plus près les informations délivrées par le narrateur. On constate, en effet, une contradiction entre celles qui présentent ce fils désigné comme un aîné et celles qui identifient deux pages avant un autre fils comme premier garçon de ce père.

‘“Il épousa Geneviève du Puiset, née en 1656. Il en eut cinq enfants.
Deux fils :
- Barthelmy, né en 1679, maître plieur de soie à Lyon (…).
- Claude, dont il sera fait plus loin une mention spéciale.
Trois filles (…)” (3/26)’

En effet, nous notons que, dans l'ordre de primogéniture, Claude est un second fils (1684) et son frère Barthelmy (1679) lepremier-né. Ces places leur sont bien reconnues lorsque leurs rangs dans la fratrie sont indiqués mais plus dans la notice présentant Claude, l'ascendant direct. Le narrateur se serait-il trompé ? Nous nous interrogeons sur le statut d'une telle erreur. S'agit-il d'une tromperie volontaire à l'adresse de qui lit avec une confiance aveugle ? Ou bien s'agit-il d'un lapsus scriptæ laissant surgir un fonctionnement inconscient de la logique organisatrice de la famille ou du narrateur ? Quoi qu'il en soit, cette erreur permet de donner au lecteur une perspective de continuité et de stabilité sociale sur sa famille des premières générations même lorsque l'un de ses membres se délocalise.

Nous prenons le parti du lapsus scriptæ car nous faisons l'hypothèse qu'être le premier-né et être l'aîné ne revient pas au même 444 . On peut être un aîné sans avoir été le premier né parce que celui-ci ne peut être reconnu dans la continuité de la tradition par sa famille ou son groupe d'appartenance 445 . Est-on dans ce dernier cas ? Le narrateur ne considère-t-il pas, à son insu, que ce second fils a tous les caractères d'un aîné ? Le premier fils, lui, est plieur de soie. Il n'est pas marié et n'a pas de descendance et rompt tout autant avec la continuité géographique et sociale que son cadet puisqu'on le trouve à Lyon. Sa position de premier-né ne lui est pas enlevée puisqu'il figure bien à la première place dans l'ordre d'exposition de la fratrie. Mais, sa qualité d'aîné lui est ôtée ou plutôt ne lui est pas octroyée. Elle est remise à celui qui, dans la lignée, a pris sur lui d'assumer la continuité de sa famille et de la perpétuer par sa descendance, même mobile géographiquement. S'appeler comme le père et lui succéder dans ses fonctions impose-t-il inconsciemment à la plume du narrateur de pourvoir le second du même rang que le premier, justement un aîné ? Etait-ce d'ailleurs, peut-être, le vœu du père qui l'avait prénommé comme lui-même ? Y a-t-il eu un enjeu entre les frères concernant leurs rapports avec leur père ?

  • Récit 2 : Dans ce récit, la migration vers Lyon se fera en plusieurs étapes. Il y a tout d'abord un premier ascendant qui part s'installer à Saint-Etienne, puis un second, son deuxième fils, qui émigrera dans un bourg très proche de Lyon. Ce dernier viendra, avec son dernier fils (l'auteur) en âge de faire ses études, habiter la cité, lorsqu'il aura arrêté ses activités professionnelles. Ainsi, s'il est facile de désigner le premier ancêtre migrateur, il sera plus difficile de décider qui est l'ascendant enracineur à Lyon. Est-ce l'auteur ? Est-ce son père ? Examinons, pour lors, l'identité du premier migrateur.

Il est le cinquième ascendant depuis le plus ancien ancêtre connu et le grand-père paternel du narrateur. Il a une sœur aînée qui est aussi native du village des origines.

‘“5 – La cinquième génération est représentée par mon grand-père Ambroise Collas, né le 12 Août 1773, et sa sœur Anne Félicité Collas, née le 17 décembre 1765, tous deux à Boulieu, cette dernière mariée à Antoine Valat” (2/27).’

Ce premier ascendant migrateur clôt le groupe des ascendants des origines. En effet, il porte un classificateur qui le désigne parmi les générations des origines ; il n'y aura plus de tels classificateurs pour ses descendants. Et d'autre part, rappelons qu'il est compris dans les générations qui se sont succédées à Boulieu . Ainsi, il se trouve dans la continuité de ses prédécesseurs du village, ordonné à la même période et au même lieu.

Seulement, il rompt avec la tâche partagée par ceux-ci, à savoir l'exploitation de la propriété familiale.

‘“Il quitta Boulieu dès avant son mariage et s'installa à Saint-Etienne, rue du Grand Moulin, où il fonda une fabrique de rubans” (3/1).’

Il quitte le village originaire pour une ville où, là, il devient entrepreneur d'une fabrique de rubans : plus exactement un fondateur.

  • Récit 4 : Dans ce récit, on ne peut pas parler d'exode si l'on conçoit ce terme en réponse à un enracinement précédent de plusieurs générations. En effet, on sait que les trois premiers ascendants de cette famille ne résidaient pas dans les mêmes villages, mais par contre que tous se retrouvaient sur les mêmes voies de communication et symboliquement sur la même échelle sociale. Mais, aucun n'avait fait de migration pour atteindre une localité plus importante. On peut donc bien concevoir que l'ascendant qui partit pour Bourg soit désigné dans l'économie du récit comme le premier migrateur de la lignée. Il a d'ailleurs une place centrale puisque le narrateur le situe dans son titre et débute la narration avec son histoire : il est le dernier homme des débuts modestes et le père de l'enracineur. Mais, il migrera après Bourg, à Lyon. Aussi, nous nous sommes demandée si nous devions le considérer comme l'enracineur. Nous avons pensé que, bien que devenu lyonnais, nous ne pouvions pas le reconnaître comme tel étant donné la problématique de notre récit qui portait sur le fils. La difficulté de notre choix est un des résultats des stratégies persuasives du narrateur !

L'ascendant migrateur est le troisième de la lignée depuis le plus ancien connu et le trisaïeul de la co-auteur. Il est né dans un village près de Bourg-en-Bresse, en 1779. Son père est laboureur mais il meurt avant de connaître son fils. Nous rappelons que sa mère élève celui-ci toute seule et qu'il apprend le métier de boulanger. Lorsqu'il veut le caractériser, le narrateur revient à plusieurs reprises sur un attribut qui semble l'identifier plus spécifiquement. Celui-ci est ainsi un homme rapide dans les différents secteurs de sa vie, tant dans sa mobilité géographique que dans son ascension professionnelle et économique. Rapide, il l'a été aussi lorsqu'il quitte Boulieu pour s'installer (avec sa jeune épouse) à Bourg-en-Bresse.

La première fois qu'on le trouve dans cette ville, il a 29 ans ; c'est en 1808.

“Le ménage Bétiny-Pavois s'installa rapidement à Bourg-en-Bresse (où Claude Denis résidait peut-être déjà) et c'est dans cette ville que naquirent d'abord François-Félix Bétiny (…)” (3/16).

Rapide, encore, il l'a été lorsqu'il dépasse, selon les sources de la tradition familiale 446 , la profession de boulanger pour devenir minotier puis négociant et atteindre une réelle aisance.

‘“La tradition familiale veut que Claude Denis ait rapidement dépassé la profession de boulanger pour se mettre minotier et négociant en grains  ce qui est certain, c'est qu'il parvint rapidement à atteindre une réelle aisance” (4/1).’

La date à laquelle il quittera Bourg pour s'établir à Lyon est trop imprécise pour que le narrateur puisse la désigner. On sait qu'il s'y trouvait en 1832 ; il a alors 53 ans et est rentier. Il achète une propriété importante et des biens. Alors, on peut se demander si, finalement, ce n'est pas plutôt lui qui fit une ascension sociale rapide et laissa l'impression dans la mémoire familiale d'avoir eu un parvenu ! Ou au moins, on peut penser que deux hommes travaillèrent ensemble par leurs destins exceptionnels à cette ascension, et donc, que le fils ne pouvait pas plus que le père endosser un tel qualificatif !

  • Récit 5 : Dans ce récit 447 , le narrateur fait état de deux migrations, mais pas de la troisième qui fut dirigée vers Lyon et accomplie par son père. La première de ces migrations part d'un petit village de montagne dans l'Ain vers la vallée et la seconde, à la génération suivante, s'est orientée vers un gros bourg : Châtillon. Le premier ascendant migrateur appartient à la sixième génération depuis la plus ancienne connue. C'est le trisaïeul du narrateur 448 . Il naît en 1745, sujet des Ducs de Savoie et devient français à 35 ans avec le traité de Turin. Il émigre peu après son mariage, en 1768.

On peut ajouter les deux autres cas puisés dans le reste de notre corpus qui mettent en évidence un migrateur vers une autre localité. Nous pouvons observer un premier migrateur qui appartient à la troisième génération depuis la plus ancienne connue et qui est le bisaïeul du narrateur. On sait sur lui qu'il est un cadet dans une fratrie de 17 enfants et réside dans un village de la Drôme qu'il quittera pour un bourg voisin, en 1790. Il se trouve orphelin de père (assassiné sur le chemin de sa maison) à 5 ans. Quant au migrateur du second récit, il est le bisaïeul du narrateur, celui-ci ayant appartenu à la quatrième génération depuis la plus ancienne connue. Il résidait dans un village de montagne de la Savoie dans laquelle sa famille était enracinée depuis plusieurs générations et lui était marchand colporteur. On apprend seulement qu'il va se fixer dans un gros bourg du Rhône après 1745.

Notes
443.

. Nous comptons toujours l'ascendance à partir de la génération la plus ancienne connue.

444.

. Indiquons que, pour le sémioticien, “ce qui est mensonge du point de vue de la persuasion devient illusion du point de vue de l'interprétation”, GREIMAS (Algirdas Julien), Maupassant, la sémiotique du texte : exercices pratiques , p. 82. Sur le plan énonciatif, le mensonge de l'un et l'illusion de l'autre apparaissent comme le recto et le verso du désir du sujet de faire coller le réel à son imaginaire. Un tel lapsus scriptæ pourrait être considéré comme une déception, en terme sémiotique, c'est-à-dire une figure discursive “située sur la dimension cognitive du discours, correspondant à une opération logique de négation sur l'axe des contradictoires paraître/non-paraître (...)” ; une telle figure peut prendre les formes d'un camouflage ou d'un mensonge mais aussi, tel le trikster de la mythologie indienne, de quelqu'un se faisant passer pour un autre, dans le but de signifier symboliquement des réalités impossible à montrer ou à dire directement. Il faut noter que dans le procès d'identification de ce Barthelemy, le narrateur fait justement part de doutes qu'il a de la validité de preuves (4/21) ! Il explique, en effet, qu'il est face à des attestations contradictoires, sans qu'il puisse se décider (un procès polémique). Il fait donc part des deux. Le lecteur y reste suspendue. Ce procès peut être vu comme une métonymie de l'enjeux à l'origine du lapsus.

445.

. On le constate dans certaines traditions dont la mieux connue, pour nous, est la tradition juive.

446.

. Dans la dimension narrative, la tradition familiale est destinatrice d'une compétence : elle a un vouloir faire pour Claude Denis.

447.

. Ce récit ne rend pas compte de l'intégration de la famille à Lyon, mais dans le bourg dans lequel la famille vécut avant de se rendre dans la cité. Cependant, au vu de sa structure et de son contenu, il est organisé sur le même modèle que les précédents, c'est pourquoi, nous considérerons l'ancêtre que l'on honore comme l'enracineur et le migrateur précédent comme le premier ancêtre migrateur. Nous pouvons avoir, ainsi, une perspective sur un récit généalogique mettant en scène les rapports d'une famille avec une autre localité que Lyon. On y voit de plus près que le migrateur d'une lignée est aussi un enracineur.

448.

. Il ne s'agit donc pas du père de l'enracineur. Mais nous ne sommes pas dans le cas général d'un récit dont la localité traitée est Lyon. Rappelons que, de ce père, on ne saura rien que son nom et son cycle de vie.