2 – 2.3.2. Les motifs du départ

‘“Il se produisit au cours de sa vie un événement important pour la famille : ce fut le transfert de l'étude de notaire de Marcy à Grézieux-la-Varenne. Ce transfert s'opéra à la fin de l'année 1630. Il fut probablement motivé par l'importance dugrosbourg qu'était Grézieux comparé à Marcy, qui n'était qu'un petitvillage” (5/20).’

C'est donc l'importance du bourg pour l'implantation de l'étude de cet ascendant qui crée l'événement important du départ de sa famille. La famille quitte son vieux logis de L'Orme, son quartier de Marcy, qui n'est qu'un petit village, pour un lieu plus attrayant par ses dimensions supérieures. L'objectif est un bourg, un lieu qui n'est pas encore la ville mais déjà plus la campagne, un lieu dont le mode de vie n'est plus rural mais urbain, un lieu bénéficiant d'un cadre offrant les atouts nécessaires pour être considéré comme un bourgeois.

La date du transfert de l'étude reste énigmatique : 1630. Elle fait signe d'une seconde erreur. En effet, à cette date, seul le premier ancêtre du nom prouvé de la famille est en vie (né en 1601) ; il n'a pas encore d'enfants (1er enfant, 1638) ! Alors, pourquoi un lapsus scriptæ se glisse-t-il encore dans les termes de l'instruction de son histoire ? Examinons sur quels enjeux peuvent porter les confusions entre ces deux générations. On constate que l'ascendant migrateur est confondu avec le premier du nom prouvé qui justement porte le même prénom que son frère le premier né de sa génération (Barthélemy) ! Etre le premier du nom dans la lignée est-il un enjeu comparable à celui d'être le premier du nom dans sa fratrie ? Nous supposons en effet que le narrateur exprime à son insu un enjeu familial que l'on retrouvera dans nos autres récits : à savoir l'infléchissement du destin des membres d'une fratrie selon leur rang. A chaque génération, le destin du fils premier du nom diffère de celui de tous les autres ! Y a-t-il eu un enjeu à cette génération entre les deux frères au sujet de la succession du père ? Quoi qu'il en soit, sans doute, faut-il lire 1730, car on voit l'ascendant migrateur notaire et greffier encore à Marcy en 1720 (c'est l'année du décès de son père) et déjà à Grézieu-la-Varenne en 1733 lorsque son fils – l'enracineur – naît.

‘“Pour des raisons que j'ignore, Ambroise ne continua pas l'exploitation du domaine qui, peut-être bien, fut cédé à sa sœur et à son beau-frère, ses aînés” (3/1).’

Le narrateur suggère donc que la cause en revienne à la place de son ascendant dans sa fratrie : la propriété est tombée dans l'héritage de l'aînée. On est à l'époque de la Révolution et le droit d'aînesse s'applique encore. Mais, là, il s'agit d'une femme. Est-ce parce qu'on est encore au début de la Révolution que ce droit d'aînesse continue d'être la référence pour les familles rurales ? Ou bien, est-ce parce que l'héritage a été partagé, la propriété n'ayant été acquise par la sœur qu'après rétrocession en argent de la part qui lui revenait ? L'auteur indique que la propriété a été l'objet d'une cession et non d'un transfert par héritage ! Est-ce lui qui s'étonne ou bien sa remarque sur les motivations du départ de l'ascendant pour la ville est-elle le signe de l'existence d'une injustice qui a été ressentie alors et retournée sous les formes d'une question suspendue à sa plume ? On peut remarquer que ce n'est pas seulement à la sœur que fut remise la propriété mais à elle et à son mari. Le fait que le beau-frère soit aussi considéré comme un aîné par le narrateur vient-il replacer les choses dans la tradition ?

Le narrateur voit donc dans cet exode l'effet du droit d'aînesse : un transfert de propriété vers un autre membre de sa famille plus qu'un partage. Cette cession ne paraît pas constituer une rupture dans la continuité des modes de vie familiaux comme l'a fait la liquidation d'une des propriétés de la lignée maternelle. Elle semble plutôt la conséquence d'un principe naturel ou au moins recevable, à ses yeux. Elle l'est sans doute d'autant plus que la fratrie est retenue comme un élément précieux pour repérer l'étendue de la famille, ce qui a manqué aux générations précédentes. Son énoncé occupe d'ailleurs très peu de place dans le récit. On voit, dans ce récit comme dans le récit 1 que la présence d'une fratrie, chez un ascendant, est une donnée dont le narrateur tient compte lorsqu'il s'agit d'expliquer les motifs de la migration de son ascendant. Celui-ci n'a pas d'autre choix que de partir même si ce départ a pu permettre l'ascension sociale.

Cependant, si le transfert de la propriété de cette génération est traité assez sereinement par le narrateur, on voit bien pour autant qu'il n'est pas exempt d'un sentiment de perte car, si l'on observe l'énoncé, ce n'est pas la propriété qui est cédée mais le domaine. En effet, en passant des mains du père d'Ambroise à celles de la soeur et du beau-frère de ce dernier, la propriété est devenu un domaine. Pourquoi ce changement de figure ? Ne peut-on penser que s'exprime là l'objet sur lequel le sentiment de perte porte, à savoir la représentation à jamais disparue de se voir l'héritier d'une maison de maître plus que de devenir le successeur des possesseurs d'un bien propre 449 .

‘“Celui-ci avait donc abandonné la profession purement agricole de son père et de son grand-père ; il était devenu artisan dans la grande ville voisine” (3/21).’

On sait que la mobilité résidentielle est préparée depuis les grands-parents de cet ascendant, puisque ces derniers et leurs fils habitaient sur la route qui menait à Bourg. On sait aussi que l'ascendant fait partie du groupe des débuts modestes qui gravissent génération après génération la même échelle sociale. Mais, lui rompt la continuité des activités familiales.

Pour les deux derniers cas, on voit que l'un quitte son village, car son frère aîné et lui avaient appris le même métier que celui de leur père, et que le premier, peut-être prit la place du second. Mais, évoque plus loin le narrateur, on peut se demander si la raison n'en est pas ailleurs car la tradition orale explique que la famille est arrivée dans le bourg sous la Révolution pour trouver refuge . Ce migrateur a justement vécu à cette époque ; alors problématique de fratrie ou problématique politique ? Quant au migrateur de l'autre récit, on n'apprend rien de ses motivations. Le narrateur ignore de quel côté son ascendant dirigea ses premières courses de marchand-colporteur. Il sait seulement que celui-ci lui a toujours été présenté dans le bourg où il se fixa de bonne heure. Il est un second fils, lui aussi !

Notes
449.

. Il s'agit d'une transformation discursive : la propriété a pris la figure d'un domaine. Domaine et propriété sont synonymes mais les termes ne proviennent pas des mêmes racines latines : dominium, ii, n, construit sur dominus (domus) pour le premier et propriétas, atis, f construit sur proprius pour le second. Le narrateur reprendra aussi plusieurs fois la figure de la maison de maître au sujet de la propriété de Frontenas si centrale dans l'économie du récit !